La mer sous le regard des pêcheurs

, par  KARNAD, Divya

Pour l’écologiste marine Divya Karnad, Les pêcheurs en connaissent un rayon sur l’environnement marin que d’autres ignorent. Il est indispensable de prendre ces compétences en compte pour assurer une pêche durable.

Photo : Brigitte Enguehard

Est-ce simple d’attraper du poisson ? A en croire les rapports sur la pêche non sélective, les captures accessoires et la surpêche, c’est comme si simplement jeter un filet à l’eau garantissait au pêcheur d’attraper du poisson. Mais même avec la plus d’une centaine d’espèces de poissons vivant dans les eaux indiennes, il faut des compétences pour vivre de la pêche. Les techniques de pêche s’acquièrent avec les années d ’expérience. C’est un savoir qui n’est pas écrit ou enregistré. Bien que certaines de ces connaissances soient transmises oralement à travers les générations, elles viennent en grande partie de la pratique. Quand un pêcheur peut déterminer la disponibilité en poissons juste en regardant la couleur et les courants marins, cela révèle un rapport avec la nature qui combine savoir avec pratique. Les pêcheurs en connaissent plus sur l’environnement marin que la plupart des gens.

Pendant 7 ans de discussions avec les pêcheurs Indiens, un sentiment m’est revenu à plusieurs reprises : « Comment peut-on être pêcheur si on ne connait pas la mer ? » Connaissances, activité et identité sont intégralement liées dans la tête des pêcheurs. Bien qu’il ait passé l’âge où ses doigts pouvaient tenir le fil pour ramender le filet, Achrekar, qui utilisait des filets du côté de Malvan dans le Maharashtra, se considère toujours comme un pêcheur. Cela fait plus de 10 ans qu’il n’est pas allé en mer. Il se souvient toujours d’endroits spécifiques dans l’océan, bien au-delà de la vue de la terre, où l’eau est d’un bleu profond, un endroit de quiétude, presque de méditation. Bien sûr, ce ne sont pas des choses que l’on voit tous les jours, mais le savoir est révélé dans de tels souvenirs.

« Oh je connais au moins 50 espèces de poisson » dit Sadanand, un pêcheur au filet maillant du Maharashtra. Sa peau bronzée et son agilité ne révélait ni son âge ni son expérience de plus de 40 ans. Quand je lui ai demandé de me décrire ces poissons, il a commencé par la description de l’eau – sa couleur, sa profondeur et ses courants. C’est important, selon lui, car un pêcheur doit savoir où vivent les poissons, ce qu’ils mangent et ce qu’ils font à différentes heures de la journée. Cela les aide à savoir quand, où et comment poser un filet pour attraper une espèce précise. Le timing est particulièrement important si les pêcheurs ciblent certaines espèces, par exemple une qui se déplace la nuit. En relevant le filet à l’aube, cela évite de capturer d’autres espèces. La connaissance de la mer a des répercussions, non seulement pour le succès de la pêche, mais aussi pour la durabilité écologique.

Les pêcheurs auraient une approche de la connaissance différente de celle des urbains, des personnes éduquées en anglais qui la recherchent dans les livres, à travers un système particulier de théories et de pratiques. Certains pourraient penser qu’il suffit de savoir quelque chose sur les espèces qui ont une valeur commerciale. D’autres apprennent comment utiliser le GPS et le sonar pour trouver les poissons. D’autres encore se renseignent sur la nature migratoire du poisson, ou comment certains poissons qui ont une bonne vision peuvent déceler le filet, sauf s’il est placé par une nuit sans lune ; d’autres poissons font du bruit tôt le matin, qui peut être entendu grâce à un tube vide placé à la surface de l’océan. Ces différentes formes de savoirs sont associées à différentes pratiques de pêche et aboutissent à des groupes de pêcheurs ayant des relations différentes avec la mer.

J’ai trouvé un pêcheur au chalut utilisant un sondeur, plus sensible au déclin de la population de poissons que le petit pêcheur au rampan qui jette et relève manuellement ses filets sur la côte, parce que ce pêcheur au chalut a grandi dans une famille où la pêche est une occupation traditionnelle, où enfant, il s’endormait en écoutant des histoires de poissons et de captures. Le pêcheur au rampan était nouveau dans le domaine et ne s’intéressait qu’au poisson qui se vend, indépendamment de leur valeur écologique. Ces constatations contredisent l’idée que les technologies modernes engendrent des pêcheurs qui ne sont plus concernés par l’environnement. Les éthiques écologiques sont plus complexes que cela.

La pêche durable dépend de l’éthique des pratiques de pêche développées par les pêcheurs. Leur éthique est en retour façonnée par leurs connaissances et leurs perceptions. C’est pourquoi un contrôle externe, mené par le gouvernement sur la façon de pêcher ne fonctionnera pas.

Les pêcheurs peuvent sentir les changements et faire des relations plus vite que la science ne le peut. Une entreprise de pêche formée par des pêcheurs au filet maillant à Sindhudurg, au Maharashtra, a fait des présentations au gouvernement sur la dégradation de l’environnement. « Nous savons que certaines espèces ont disparu », disent-ils. » Nous ne trouvons plus de poisson-chat ni d’hilsa, qui dépendent de nos rivières pour pondre. C’est parce que les rivières sont polluées. » Alors qu’il semble que ces pêcheurs soient simplement venus se plaindre des rivières polluées, ils vont vite admettre que des incitations perverses assurent que la pêche cause aussi le déclin écologique. Nos pêches habituelles comme la pêche à la sardine ou au maquereau sont aussi en baisse, et nous pouvons et essayons de faire quelque chose contre ça, mais les poissons dépendant des rivières ont actuellement disparu. Que pouvons-nous faire sur la manière d’agir des personnes qui vivent en amont ? » demandent-ils.

Il est important de prendre au sérieux les gens qui vivent si profondément en lien avec la nature, car leur mode de vie dépend d’elle. Leur connaissance de l’environnement local a permis à quelques pêcheurs de distinguer la diminution de certaines espèces à cause de la surpêche, alors que d’autres espèces ont disparu à cause de la pollution des rivières déversée dans la mer. Théoriquement acceptable, la recherche empirique en écologie de la vie marine en Inde doit encore mettre les choses au clair. Les connaissances sont essentielles pour développer des pratiques écologiques et durables, car elles font prendre conscience et préviennent les gens des conséquences de leurs actions.

De même que les relations changent dans la pêche, les pêcheurs ont commencé à perdre cette profonde connexion avec leur environnement. Comme le pêcheur que j’ai mentionné plus tôt, certains commencent à voir la pêche comme un simple emploi. Ils ne restent pas assez longtemps pour voir les conséquences de leurs actes. Les histoires, les observations et l’expérience changent les mentalités. C’est ce qui donne aux pêcheurs la possibilité de prendre du poisson.

Divya Karnad est associée avec l’Université de Rutgers, USA, et la Foundation for Ecological Research, Advocacy and Learning in India.

Source : Down To Earth, 16-31 Mars 2017
Traduction : Allan Le Chapelin

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