De l’homme aux bois à l’homme aux poissons : La traque des indigènes de l’Hexagone

, par  LE SANN Alain

En 1987, l’historienne Andrée Corvol (directrice de recherches au CNRS) a publié une somme de 600 pages, « L’homme aux bois » [1] , une histoire des relations de l’homme et de la forêt de Louis XIV à François Mitterrand. Il ne faut pas oublier que le bois est l’équivalent de notre pétrole jusqu’à son remplacement par le charbon. Il est aussi une matière première essentielle et les forêts servent de pâturages pour le bétail, assurant ainsi indirectement les fumures et le maintien de la fertilité des sols. L’accès aux bois est donc vital pour l’État comme pour l’ensemble de la société et des activités. Ces bois, comme les pâturages, surtout en montagne, font l’objet d’une gestion communautaire, qu’ils soient propriété des villages, des seigneurs ou des abbayes. Il y a donc un conflit permanent entre l’État et les grands propriétaires pour le contrôle de l’accès à ces communaux. Les seigneurs doivent souvent faire contre mauvaise fortune bon cœur et ne peuvent guère s’opposer directement aux paysans dont leur richesse dépend. La Révolution élimine leur pouvoir, l’Etat par contre ne cesse d’affirmer le sien et celui-ci atteint son apogée au XIXème siècle avec le corps des forestiers qui imposent leurs pouvoirs aux communautés. Leur credo est de partir en guerre contre les pratiques communautaires. A la lecture de cet ouvrage on est surpris de constater les similitudes avec ce qui se passe aujourd’hui en mer vis-à-vis des hommes aux poissons, les pêcheurs. Dans plusieurs passages, il suffirait de remplacer les bois et forêts par la mer pour retrouver les mêmes réalités, car il s’agit bien des mêmes processus de remise en cause des usages collectifs, au nom de la « tragédie des communs ».

Pêcheurs et paysans ont le statut d’êtres mineurs, comme les colonisés

Pour Andrée Corvol, « les populations paysannes ne parviennent pas à se débarrasser du statut d’êtres mineurs, incapables de distinguer ce qui vaut le mieux pour elles, et donc obligées de se soumettre à des décisions qui prétendent faire leur bonheur ». « L’Etat ne s’empare de la régie des bois communaux qu’afin d’assurer la perpétuation par un aménagement régulier ». C’est toujours le même postulat « qu’il est impossible aux communalistes d’administrer eux-mêmes leurs bois et d’en assurer la bonne surveillance ». On retrouve aujourd’hui les mêmes idées défendues par Philippe Cury et d’autres scientifiques. « Afin d’éviter que la ressource soit détruite, la propriété commune doit être privatisée ou bien l’aménagement doit être pris en charge par l’Etat » [2]. Mais les scientifiques du XIXème siècle n’en restent pas là, pour eux, « il y a nécessité d’éliminer une espèce devenue anachronique ». « Est-il concevable de les traiter en associés alors que tout leur passé démontre la persistance d’un vouloir pernicieux ? »
Le journaliste Frédéric Denhez, dans Plus de poisson à la criée [3], affiche un superbe mépris pour les pêcheurs : « Pour les pêcheurs, cela (la mer) n’est qu’un obstacle à leur travail, ce qu’il y a dessous, ils s’en fichent ». Il paraît même regretter la fermeté des fusillades d’antan contre les rebelles : « En France, il y a moins d’un siècle, on exerçait la troupe en lui ordonnant de tirer sur toute tentative de rébellion. Cela avait le mérite de la franchise : on était ferme ». Pas de pitié pour « cette minorité gueularde », ces hommes simples : « Le pêcheur manifestant français est un homme simple : donnez lui une aide et il cessera de vous décorer sa préfecture maritime à grand tas de têtes de poissons ».
Andrée Corvol montre d’ailleurs que les forestiers ont appliqué en Algérie, à grande échelle, ce qu’ils avaient du mal à faire en France du fait des résistances. « Les indigènes ne détiennent sur les terres qu’un simple droit de jouissance, concédé par le Souverain, seul maître du fonds…Récusant la spécificité de ces hautes terres, l’Etat entreprend d’expulser ceux qu’il juge gênants pour sa politique…L’indigène est toujours en état de délit ». C’est aussi l’idée que veulent mettre en avant les scientifiques libéraux. Les pêcheurs n’ont pas de droits sur les ressources des territoires qu’ils exploitent depuis des siècles, seulement des privilèges, concédés sous conditions. S’ils ne paient pas l’accès à ces ressources, ils sont des voleurs de biens publics. Charles Clover, l’auteur de « Surpêche », parle des pêcheurs comme d’une « Kleptocratie » [4] ; faute de payer l’accès aux ressources, ils sont par nature délinquants.

Pour le bien-être de tous, il faut sacrifier les usagers des communs
Au XIXéme siècle, un nouveau regard est porté sur les forêts des montagnes. Pour les paysans montagnards, la forêt s’inscrit dans un modèle agro-sylvo-pastoral complexe, qui implique une sélection des arbres en fonction de la production des ressources diverses qui assurent leur existence. Pour les forestiers, l’objectif est la production de bois et l’élevage apparaît comme un obstacle à la réalisation de ce but. Il faut exclure les animaux des bois et aussi interdire le pâturage en alpage pour permettre le reboisement. Les forestiers sont persuadés que ces alpages sont le résultat d’une déforestation. C’est seulement l’échec des reboisements en altitude qui les fera changer d’avis. Au tournant du XIXème siècle, s’ajoute une autre préoccupation de nature écologique, la lutte contre les inondations dans les plaines et vallées. Pour cela, il faut reboiser massivement car, pensent-ils, l’arbre permet à la fois la rétention de l’eau et d’éviter l’érosion. Selon Andrée Corvol, « dans la seconde moitié du XIXème siècle, le regard de l’Etat change quant aux forêts de montagne. Progressivement, il cesse de les considérer en fonction de leur utilité pour les habitants, des produits qu’ils peuvent en extraire ou de l’emploi qu’ils en font. Désormais il les conçoit indépendamment du domaine agricole, la défense du milieu naturel étant leur principale finalité. Une telle optique a de quoi surprendre les familiers de hautes terres, dérangés dans leurs habitudes, traités en fauteurs de troubles et qu’inquiète à juste titre leur avenir. C’est que la mise en accusation de leurs pratiques s’inscrit à l’ordre du jour, dans une époque traumatisée par les inondations catastrophiques, décrites à la une des quotidiens, et largement exploitées par les politiciens de tous bords… Bon nombre d’articles reprennent, et sans la moindre nuance, les propos officiels qui établissent, parfois avec bien des sous-entendus, une corrélation entre l’importance des crues et celles des défrichements ». « Un quotidien s’interroge même sur l’opportunité de maintenir une agriculture montagnarde : les bois des sommets et des pentes ne devraient-ils pas, comme autrefois, devenir l’objet d’une espèce de culte, de telle sorte qu’y porter la main, ce fût un crime ? » « Changer les conditions de vie qui font du paysan un consommateur d’espace suppose qu’un autre regard se pose sur ces hautes terres, fragiles, ingrates et belles ». Dans la réalité, les inondations sont liées à une série de précipitations exceptionnelles, mais aussi à l’occupation croissante des vallées et au développement des infrastructures ferroviaires. Par ailleurs, l’efficacité de bons pâturages pour la rétention des sols et des eaux est équivalente à celle des forêts.
Un siècle et demi plus tard, dans un contexte différent, on peut retrouver le même changement de regard sur les pêches et le rôle des ressources marines. Il ne s’agit plus d’assurer en priorité l’apport de nourriture mais de donner une meilleure valeur économique aux poissons et aux espaces marins en dehors de l’alimentation ainsi que de privilégier leur rôle écologique dans la défense de la biodiversité et d’assurer l’intégrité des écosystèmes marins. Il s’agit également de dégager des espaces pour des activités bien plus rémunératrices comme les énergies marines ou les extractions de toutes sortes (sables, hydrocarbures, terres rares, etc.). Ainsi la fondation Pew justifie l’interdiction de la pêche dans la ZEE de Palau (qu’elle veut étendre à d’autres îles du Pacifique) par le fait que le tourisme permettra de compenser largement la perte des revenus du poisson. Un requin admiré par des plongeurs rapporte bien plus que le même requin destiné à la consommation. De même, un ministre anglais de la pêche justifiait l’interdiction de la pêche professionnelle du bar par le fait qu’un bar pêché par un amateur représentait une dépense et une plus-value largement supérieure. Aujourd’hui la protection de la biodiversité, effectivement indispensable, est placée à un tel niveau de priorité qu’on n’hésite pas à sacrifier les moyens d’existence des pêcheurs comme des paysans, même les plus pauvres, incapables d’engager des activités alternatives [5]. Il ne s’agit pas pour autant d’idéaliser les communautés qui étaient traversées par des conflits internes et des inégalités ; les propriétaires voulaient par exemple parfois écarter les plus pauvres des droits d’affouage. De même aujourd’hui, les communautés de pêcheurs sont divisées en plusieurs groupes, plusieurs métiers qui se confrontent pour l’accès aux ressources : la question du partage de l’accès est une question récurrente de l’histoire des pêches et doit trouver sa solution dans un cadre d’équité et de démocratie.

Restaurer un âge d’or mythique
Pour Andrée Corvol,« l’immense futaie couvrant les pentes alpines avant que le défrichement ne la réduise en lambeaux est un mythe ». « L’état primitif des lieux, nul ne le connaît, l’homme croit l’immortaliser, alors que l’image retenue n’est que celle qui lui plaît, un mirage en quelque sorte ». « Le pire ennemi, l’homme, doit être contrôlé en permanence ». Pourtant, « en fait, les habitants défendent mieux leurs bois que ne le croit communément le citadin, venu les voir du bas pays ». « La communauté sait donc se défendre lorsqu’elle le juge bon, face aux entreprise individuelles ». Les forestiers continuent pourtant à parler d’un déboisement généralisé parce que cette affirmation répétée à l’infini leur permet d’assurer leur pouvoir, l’accès à des financements et la mise sous tutelle des communautés. On peut trouver les mêmes affirmations péremptoires, ressassées dans tous les médias, sur l’effondrement des stocks de poissons pour 2048, voire 2035… alors que l’état des stocks actuels en Europe est meilleur que dans les années 1970. Il ne s’agit pas de nier les difficultés de plusieurs stocks, mais le catastrophisme permet de justifier aux yeux de l’opinion la limitation du nombre de pêcheurs, la mise sous tutelle de ceux qui restent autorisés à pêcher dans des conditions très restrictives. La construction de l’image d’océans grouillants de poissons sautant dans les filets des pêcheurs fait partie des mythes répandus ; il est certain que les poissons sont plus abondants en l’absence de pêche et toute découverte de nouvelle pêcherie suscitait l’émerveillement des pêcheurs. Philippe Cury a raison de rappeler la nécessité d’une mémoire écologique, mais celle-ci n’est pas toujours celle de l’abondance. Elle est aussi celle d’une variabilité. Ainsi l’abondance de la morue au large de Terre Neuve a connu des éclipses, indépendantes de la pêche, par exemple de 1815 à 1836 et à d’autres périodes du XIXème siècle [6]. La variabilité des stocks de sardines est aussi inscrite dans l’histoire des pêches bretonnes, avec la terrible crise du début du XXème siècle. Le mythe d’un âge d’or précédant la pêche permet à la fois d’accabler les pêcheurs, seuls responsables de l’effondrement des stocks et de justifier le pouvoir des scientifiques qui prétendent disposer des outils d’une gestion rationnelle. Il est vrai que l’absence de régulation sur les nouvelles pêcheries entraîne souvent l’effondrement des stocks avant que se mettent en place des mesures de régulation de l’effort, mais elles peuvent être définies par les pêcheurs. L’expérience scientifique ne garantit pas non plus toujours la pérennité des stocks, comme le montre Dean Bavington dans le cas de la morue de Terre Neuve. Certains scientifiques, comme le sociologue Rob Van Ginkel, évoquent d’ailleurs « la pathologie de la gestion d’une ressource naturelle fluctuante » qui « implicitement assume que le problème est bien délimité, clairement défini, relativement simple et généralement linéaire avec cause à effet », ce qui est loin de correspondre à la réalité [7] .
Il y a donc bien des similitudes entre la situation des paysans montagnards, fortement dépendants des communaux et celle des pêcheurs d’aujourd’hui confrontés au mouvement d’enclosure de leurs territoires de pêche, suite à la prise de contrôle par les Etats des ressources des ZEE. Les pêcheurs ont encore moins de droits sur leurs communs que les paysans du XIXème siècle et ils sont aussi moins nombreux. En France, la stratégie des forestiers et de l’Etat a finalement longtemps échoué face à la résistance des communautés paysannes. Ils ont pu enfin assouvir leur appétit de reboisement quand les montagnards ont fui leurs villages pour rejoindre les villes ou des pays qui leur offraient de meilleurs revenus et des conditions de vie moins rudes. Les forestiers ont alors été confrontés à la désertification des montagnes, qu’ils avaient longtemps souhaitée. Ils n’avaient plus de main-d’œuvre pour assurer leurs travaux et la maintenance de leurs forêts, ils se sont aussi aperçus que la fin des pâturages dans les bois favorisait les incendies dans les zones méditerranéennes et la fermeture des paysages dans les vallées. Ils ont dû faire appel à des immigrés. Le risque aujourd’hui est que l’absence d’élevage et d’agriculture n’entraîne une extension excessive des forêts et un abandon des alpages. On assistera aussi sans doute au même phénomène en mer lorsque l’élimination des pêcheurs au large fera disparaître des surveillants naturels de ces espaces, vigilants contre la pêche illégale ; il faudra alors faire appel à grands frais à des gardiens des réserves intégrales. Paysans des montagnes et pêcheurs ont en commun de subir la pression des idéologues de la tragédie des communs. La mer est aujourd’hui le dernier théâtre du mouvement des enclosures, légalisé au XVIIIème siècle en Angleterre par l’Enclosure Act qui mit fin aux droits d’usage et aux communaux. Symboliquement, Maria Damanaki annonça le même jour l’adoption de son projet de réforme de la Politique Commune des Pêches et le lancement de la stratégie de croissance bleue, la course aux richesses de la frontière maritime est lancée. Les indigènes [8] ont perdu la partie.

Alain Le Sann
Juillet 2013

[1Andrée Corvol, L’homme aux bois, histoire des relations de l’homme et de la forêt, 17-20ème siècle, éd Fayard, Paris, 585 p.

[2Philippe Cury, Yves Miserey, Une mer sans poissons, éd Calmann-Lévy, Paris, 2008, 280 p.

[3Frédéric Denhez, Plus de poissons à la criée, éd Delachaux et Niestlé, Paris, 2008, 220 p.

[4Charles Clover, Surpêche, l’océan en voie d’épuisement, éd Demopolis-WWF, Paris, 2008, 360 p.

[5REDD+ à Madagascar : le carbone qui cache la forêt, éd Basta ! et les Amis de la Terre, juillet 2013

[6Dean Bavington, Managed Annihilation, an Unnatural History of the Newfoundland Cod Collapse, éd UBC Press, Vancouver, 2010, 190 p.

[7Rob Van Ginkel, Braving Troubled Waters, trad française in Pêche & Développement N° 98-99, 2012.

[8L’expression « les indigènes de l’Hexagone » est d’Andrée Corvol.

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