La sociologie convoque la mer convoitée

, par  CHEVER, René Pierre

Les 8 et 9 juin 2017 s’est tenu à Nantes un colloque organisé par l’Université rassemblant des chercheurs en sciences sociales travaillant sur le monde maritime.

Ce colloque à l’initiative de l’Université de Nantes visait à « rassembler les chercheurs en sciences sociales qui travaillent sur le monde maritime et à susciter la création de réseaux scientifiques susceptibles de favoriser la visibilité des recherches sur ce thème ». L’objectif scientifique a été atteint les 8 et 9 juin 2017. Cela aurait pu être aussi l’occasion pour les pêcheurs des régions proches (Normandie, Bretagne, Pays de Loire, Nouvelle aquitaine) de venir aux nouvelles de cette science sociale si déterminante pour eux. Or, je n’ai rencontré qu’un représentant du Comité Régional des pêches maritimes et des Elevages Marins de Bretagne, expert en planification maritime. De ce point de vue on peut considérer que ce n’est pas satisfaisant. Comment l’information a-t-elle circulé ? Comment les représentants de pêcheurs ont-ils été sensibilisés au fait que ce colloque allait faire le point sur les études en cours ? Pensent-ils que la sociologie est utile pour faire avancer leurs problèmes quotidiens ? C’est une question centrale à la quelle Pêche & Développement répond par l’affirmative : dans tous les sujets de gestion des pêches, l’approche sociologique économique et sociale est décisive pour arriver à un résultat. L’approche biologique permet d’alerter, de compléter le dispositif, de mettre en « laboratoire », ou de décrire à postériori la situation d’un stock, mais jamais d’enclencher seule les moyens de le gérer encore moins de le reconquérir. Ce sont d’autres outils qui doivent être employés, dont le premier est une approche sociologique appliquée au service des pêcheurs ou directement par les pêcheurs. Ce qui sous entend une sociologie procréative et dynamique, pas seulement descriptive et explicative. De ce point de vue rassembler en un seul lieu une trentaine de doctorants internationaux en sociologie pour examiner les différentes facettes de la « Mer convoitée » devait être salué et encouragé par Pêche & développement (P&D). Alain Le Sann, Armand Quentel, Julien Noël et René-Pierre Chever avaient fait le déplacement, prouvant par leur présence l’intérêt de la démarche. Outre l’absence des pêcheurs professionnels et de leurs représentants, l’absence des élus régionaux, en particulier au travers de l’AGLIA, est sans doute dommage car la sociologie est souvent une aide précieuse à la décision politique. Favoriser la visibilité des recherches en sociologie maritime passe évidemment par une dimension financière et donc par des décisions politiques.

Il est impossible de rendre compte de la trentaine de communications données pendant ces deux journées sinon en consultant les deux pièces jointes. Je voudrais néanmoins vous donner un aperçu de la richesse des travaux au travers de quatre exemples.

Sylvain Roche, doctorant à la région nouvelle Aquitaine a complètement démystifié « l’institutionnalisation des énergies marines renouvelables en France », en décortiquant le cas de l’appel d’offre des années 2000, portés au départ par l’industrie pétrolière, puis par les développeurs de l’éolien terrestre, sans véritable soutient d’un « Etat stratège », contrairement aux apparences. La situation ne semble pas avoir véritablement changé alors qu’un pays comme le Danemark démonte ses premiers champs éoliens maritimes après 25 ans de bons et loyaux services. Il est toujours intéressant de connaître le dessous des cartes.

Alain Menotti, doctorant à l’université de Nantes en se demandant si les pêcheurs de langoustes rouges sont devenus vertueux, a substitué l’image du pêcheur professionnel de l’environnement marin, expert dans les faits au travers de la langouste rouge, à celle du pêcheur prédateur, au moins pour un temps.

Marlène Dégremont, doctorante en anthropologie à Nouméa a transformé une surface d’Océan Pacifique de plus de 10 millions de kilomètres carrés en une énorme aire marine protégée. Enfourchant, sans peur comme Vaïana, l’Okulea à double coques de la socio-anthropologie du développement et de l’anthropologie politique, elle a expliqué comment les pays du Pacifique utilisent, en prenant une part de risques, les outils et les méthodes relatifs à la protection environnementale marine, tout en conservant en contre poids, des racines océaniques fortes pour redéfinir les usages et les destinées politiques de leurs espaces océaniques ancestraux.

Racha Sallemi, maître assistante de géographie à l’université de la Manouba (seule géographe tunisienne sur les pêches), nous a démontré que suite aux changements politiques profonds opérés en Tunisie les rapports entre les acteurs de la pêche ont muté d’un verrouillage de l’espace marin à un usage négocié en permanence en fonction des rapports de force directs. L’intérêt de cette situation c’est qu’une certaine autogestion de l’espace marin apparaît mise en place par les usagers pour limiter les pratiques nuisibles à l’ensemble. Ce qui est accepté est acceptable, mais pas généralisable, ni administrable. Loin d’une gestion idéale cette jeune femme courageuse, seule, mère de deux enfants sur le terrain, a su se faire accepter par ces communautés de pêcheurs souvent très sourcilleuses, pour ne pas dire plus. Un exemple à suivre où que l’on soit.

Toutes les communications ont été de la même veine et à un titre ou à un autre intéressantes. C’était tout à fait réjouissant de voir ces jeunes personnes partir à la conquête des océans et de ses habitants humains alors que les « experts » des sciences halieutiques nous disent qu’il n’y a plus rien à découvrir sur le radeau de la sociologie.

Une des discussions importante pour P&D a portée sur l’écologie maritime pendant les débat sur le film « Océans : la voix des invisibles », la communication langouste rouge, la présentation du mouvement social transnational halieutique artisan. Tout s’est passé publiquement sous les yeux des sociologues internationaux réunis à Nantes. Des échanges empruntés, mais réels, se sont finalement décoincés au cours des deux jours, entre les membres de P&D et Ken Kawahara, secrétaire de la Plate forme de la petite pêche artisanale européenne, seul à s’exprimer pour les Organisations non gouvernementales environnementales (alors qu’il n’en fait plus partie).

La communication sur la langouste rouge a été l’occasion de préciser certains points sur la gouvernance. Ken Kawahara s’est interrogé sur les raisons qui ont pu conduire à l’effondrement hallucinant de cette espèce en cinq décennies ? La réponse de René-Pierre Chever a été très claire : l’entre-soi des pêcheurs jusqu’aux années 2000 et la généralisation des filets. De très nombreuses décisions de bonne gestion avaient été prises entre les années 50 et 2000, temporairement suivies d’effet, mais sans conséquence sur l’identité même des pêcheurs qui ont privilégié spontanément un modèle d’aventure minière, passant de l’Iroise à l’Irlande, au Golfe de Gascogne, au Portugal, au Maroc, à la Mauritanie, à la Méditerranée, à l’Afrique du Sud, à l’Océan Indien, puis au Brésil. Parallèlement, le passage du casier au filet (pêche douce) a terminé la traque des langoustes en tous lieux et à toute époque. Aujourd’hui, seuls, les pêcheurs ont décidé de s’emparer à leur manière de la reconquête du stock de palunurus elephas en Europe de l’Ouest, à partir du Finistère. Ils ont changé de paradigme en se disant que ce n’est pas seulement un problème technique mais avant tout culturel et de conscience halieutique : on remet à l’eau, vivantes, les langoustes qui ne font pas la taille ou qui sont grainées. Il y aura forcément des synergies à trouver avec certaines associations écologistes, d’autant que 95% des navires concernés font moins de 12 mètres.

Plus généralement Ken Kawahara a souligné l’importance du combat écologique maritime depuis une trentaine d’années. Pour lui, objectivement de nombreuses ressources ont été sauvées grâce à l’action des écologistes, à commencer par le thon rouge voué à une quasi disparition voici quelques années. La reconstitution du stock bénéficie d’ailleurs aux pêcheurs, malheureusement aux plus gros.

Alain Le Sann n’a pas remis en cause un mouvement écologiste « militant » soutenus par des associations de citoyens, mais a refusé que cette aspiration légitime de notre époque soit pilotée par la finance internationale, les firmes anti-nature et souvent anti-sociale. Il a réprouvé par-dessus tout l’investissement forcené dans la nature au travers de la banque mondiale, des Etats via le rachat de dette, comme le prône Madame Damanaki [1] directrice Océan de TNC. Ken Kawahara s’est déclaré d’accord sur ce point et a refusé également cette monétarisation de la Nature et du vivant. Venant de l’ONG « Planète mer », toute petite structure, il n’a d’ailleurs rien à voir avec ces lobbies internationaux.

La définition de la pêche artisanale a fait, comme souvent l’objet d’une sempiternelle discussion. La Plate-forme de la petite pêche artisanale ne peut représenter que des navires européens de moins de 12 mètres, naviguant moins de 24 heures à moins de 12 milles, ne pratiquant aucun art traînant. C’est une part non négligeable de la pêche artisanale en Europe, mais cette dernière ne se résume pas à cela, loin s’en faut. Sur le plan mondial elle n’a rien à voir non plus avec la pêche artisanale de subsistance. Il faut plutôt raisonner en fédération de pêche artisanale territoriale. Pour Alain Le Sann, toute activité de pêche liée à un territoire, impliquant des patrons propriétaires embarqués, leur communauté de vie, leur famille, un réseau d’activités durables, constitue la pêche artisanale ou territoriale. Elle est constituée de beaucoup plus de navire que les moins de 12 mètres pratiquant les arts dormants, des plus grands et plus hauturiers, ou des pêcheurs sans navires. Ces caractéristiques n’enlèvent rien au caractère artisanal. Cette définition polymorphe, forgée au contact des cinq continents, est utilisée sans retenue par P&D depuis plus de 30 ans. Elle permet d’associer au niveau mondial toutes les parties de la pêche artisanale qui se reconnaissent entre elles au premier coup d’œil, sans nécessité d’une définition académique globalisante (au grand dam d’une partie des sociologues présents à Nantes). L’ICSF [2], WFF [3], WFFP [4] n’auraient jamais pu exister sans cette acceptation implicite de la pêche artisanale.

En conclusion, P&D félicite le comité d’organisation du Centre Nantais de Sociologie et en particulier Gilles Lazuech et Marie Charvet qui ont servi de contact pour l’organisation et de modérateurs. La maison des sciences de l’homme Ange-Guépin, bordée par la Loire et l’Erdre, respirant avec la marée de l’océan si proche, est un écrin remarquable pour ces journées de réflexion sur la société de la mer. Le dialogue ouvert pendant ces journées sera précieux pour l’avenir.

René-Pierre Chever
Loctudy, le 10 juin 2017

[1Madame Damanaki est devenue directrice Océan de The Nature Conservancy (TNC) quelques semaines après avoir quitté son poste de commissaire à la mer de l’Union Européenne. Cette osmose pose la question du devoir de réserve, en quittant un poste européen et surtout de l’influence qu’a pu exercer cette ONG américaine sur Madame Damanaki durant son mandat

[2ICSF : le Colletif International d’appui aux travailleurs de la mer

[3WFF : Le Forum Mondial des travailleurs de la mer

[4WFFP : Le Forum Mondial des Communautés de travailleurs de la mer

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