Lorient - Keroman : l’aventure humaine et les mutations d’un port industriel

, par  YHUEL-BERTIN, Emmanuelle

Emmanuelle YHUEL-BERTIN,
Keroman, une aventure humaine,
Liv’éditions, Le Faouët,
Octobre 2017, 173 p, 29€,
préface d’Alain Le Sann

Au début du XXe siècle, la France cherche à disposer d’un port à la mesure des grands ports de pêche étrangers. Concarneau et Douarnenez sont pressentis dans un premier temps mais c’est Lorient qui va avoir la faveur des autorités. En effet, le projet conçu par Henri Verrière, ingénieur des Ponts et chaussées apparaît répondre aux ambitions nationales. Localement, l’enjeu est très important : l’essor de l’économie lorientaise s’appuiera sur le port qui sera créé ex nihilo.
A cette époque, les chaloupes de pêche et les premiers chalutiers à vapeur fréquentent le bassin à flot et l’avant-port de Lorient. L’activité sera transférée autour de l’anse de Keroman afin d’y développer les infrastructures.
L’aménagement débute par la création d’un frigorifique. Mis en service en 1921, il est dédié à la fabrication de pains de glace qui sont embarqués à bord des navires. La glace concassée offre une meilleure conservation du poisson : Une grande avancée ! Les plus grosses unités de pêche s’autorisent de plus longues marées, les marins descendent jusqu’aux côtes marocaines avant de revenir vendre leur pêche à Lorient. Les tonnages décollent.
Le port de pêche de Lorient-Keroman est inauguré le 17 juillet 1927. Il se dote en 1932 d’un plan incliné permettant de mettre les bateaux à l’eau -le fameux slipway-. Conditions d’accostage et de débarquement, magasins à marée, voie ferrée… rien n’a été laissé au hasard ! Les infrastructures portuaires lorientaises sont à la pointe des innovations. Avec une production débarquée qui passe de 15 810 tonnes en 1928, à plus de 28 455 tonnes en 1939, Lorient devient le premier port de pêche de la façade atlantique. Les navires mais également les magasins de marée, les entreprises de construction navale et de maintenance font vivre de nombreuses familles installées dans le pays de Lorient. L’activité est cependant fragile et plusieurs crises se succèdent au cours de la seconde moitié du XXe siècle : la gestion des ressources et la concurrence étrangère sont des données avec lesquelles les professionnels de la filière doivent composer. Le modèle de la pêche chalutière hauturière qui connaît son apogée après la seconde guerre mondiale, s’effondre dans les années 80.
Une capacité d’adaptation aux nouvelles contraintes du marché et une modernisation des infrastructures ont néanmoins permis au port de Lorient de sortir du marasme économique.
Keroman est aujourd’hui un port essentiellement animé par les pêcheurs artisans mais une grande part du débarquement reste issue des chalutiers industriels. Un équilibre payant. Maurice Benoish, ancien Patron de Pêche et fraichement retraité du siège de Président Directeur Général SEM Lorient Keroman rappelle qu’ « Aujourd’hui, Keroman compte parmi les plus grands ports de pêche de France ». Le port de pêche de Keroman en 2018, c’est 250 entreprises, 3000 emplois directs, 100 000 tonnes de produits travaillés par les entreprises.

Il n’a pas un siècle et pourtant le port de Lorient est riche d’une histoire dense et foisonnante. « Keroman, une aventure humaine » propose de se (re)plonger dans la période 1960-2000. Le livre paru aux éditions Liv’Editions et sorti en librairie fin 2017 rassemble 19 témoignages de personnes qui ont vécu cette période charnière.
Il s’agit davantage d’histoires de vies que de l’histoire à proprement parlé du port mais celle-ci apparaît en filigrane au fil des pages. Ces hommes et de femmes racontent la genèse et les faits marquants de leurs carrières respectives et apportent au-delà un éclairage différent et enrichissant sur le port et ses activités. Il est difficile de résumer un tel ouvrage mais les quelques lignes qui suivent laissent deviner l’éventail de thèmes abordés.
Un port c’est avant tout des marins. L’appel du large a souvent été très tôt ressenti par ceux qui relatent leurs parcours dans ce livre. Maurice Benoish confie « J’avais 8 ans et je découvrais pour la première fois la mer ! Ce fut un choc et je me souviens encore des nuances bleues et vertes de cette immensité qui se présentait devant moi. J’allais par la suite nourrir l’ambition de devenir marin et plus précisément de commander un navire ». Yves Poulhazan et Yvon Perron ont la même aspiration « Je pressentais que ma place était sur un bateau » se remémore le premier quand le second résume « Je n’avais qu’une idée en tête : la pêche ». Cependant, embarquer n’a pas toujours été un choix du cœur. André Berthou avoue « Ce n’est pas par goût que je suis devenu pêcheur mais par besoin ». Entendez besoin pécuniaire.
Quelques soient leurs motivations premières, sur le pont ou à la passerelle d’un navire, tous ces hommes affichent une force de caractère, une volonté et de la détermination dans leur travail. Traquer le poisson n’est pas une aventure individuelle et on mesure à travers leurs récits, l’importance de bonnes relations humaines dès que l’équipage a largué les amarres. Laurent Lena déclare « un équipage de 10 hommes, c’est comme une seconde famille dans laquelle il faut s’intégrer » André Berthou détaille « Tout au long de ma carrière, j’ai eu conscience de mes responsabilités envers mon équipage. Il fallait aussi « ménager la chèvre et le chou » ! On n’était pas à l’abri d’un « coup de gueule » à bord. » Marcel Le Gac le rejoint « J’avais conscience du poids des responsabilités. Il était aussi impératif de se faire respecter de l’équipage. Les hommes n’accordaient leur respect au patron qu’au regard des résultats. »
Les carrières de ces marins sont émaillées de faits marquants comme par exemple une pêche particulièrement abondante. Marcel Le Gac se rappelle d’« un trait de chalut de 2 h 15 pour environ 20 tonnes de poisson », André Berthou narre « C’est après toute une nuit de recherche que j’ai vu apparaître une impressionnante tâche sur le sonar. La mer était très calme, nous avons allumé les projecteurs et à l’instant suivant des jets d’eau d’un ou deux mètres de hauteurs ont émergé. C’était magnifique à voir ! Nous étions tombés sur un immense banc de mulets. Impossible de tout mettre à bord ! »
Les faits marquants, ce sont aussi les tempêtes, le danger, les naufrages. C’est avec pudeur qu’ils les évoquent. Yves Poulhazan parle d’« événements costauds ». Laurent Lena se rappelle de la plus grosse tempête qu’il a essuyée, « Elle s’est déroulée en mars 1976, dans l’Est de l’Irlande. Non loin de nous, le Tamango, un chalutier lorientais de 16 m avec à son bord 6 hommes d’équipage était perdu corps et biens. Je me souviens également du naufrage de l’Alcyon, en décembre 1978 qui faisait 10 victimes. J’ai été à chaque fois marqué par la perte de copains mais il était impossible de garder ça en tête trop longtemps, sinon, j’aurai quitté le métier. »
Le métier de marin-pêcheur est un métier difficile, c’est aussi un métier qui n’a de cesse d’évoluer notamment au cours de la période qui nous intéresse. Jean-Maurice Besnard, président directeur général de l’armement Jego-Quéré relate « J’étais animé par un esprit entrepreneur. Il me fallait toujours innover, je poursuivais sans cesse un nouvel objectif ». Il aura dans sa carrière d’armateur compté dans le développement des chalutiers pêche-arrière, mis en place les rotations des équipages et créé les premières bases avancées en Ecosse.
A l’instar de la pêche hauturière, la pêche côtière innove. Bernard Yhuel explique « Je m’appuyais sur le savoir des anciens tout en étant attentif aux évolutions du métier. Par exemple, je n’ai pas hésité à acheter des casiers en plastique lorsqu’ils sont apparus sur le marché ». Il évoque par ailleurs l’arrivée des filets qui « a constitué un vrai bouleversement pour les marins pratiquant la pêche artisanale »
Ces nouvelles pratiques ne peuvent être adoptées sans l’implication des entreprises à terre. Luc Normand PDG des Ateliers Normand installés sur le port est au service des professionnels de la mer. « Nous avons (…) accompagné les progrès en matière de techniques de pêche. Localement, nous accompagnions l’évolution de la pêche semi-industrielle depuis le milieu des années 60-70. Les bateaux de 24 m qui fréquentaient communément le canal Saint-Georges ont été contraints de quitter cette zone de pêche. Ils ont mis le cap sur la côte d’Afrique occidentale, du Sénégal au Benin pour ne regagner le port d’Etel qu’en été. Ce retour donnait lieu à une révision complète des moteurs. Nous l’effectuions en trois semaines. Il s’agissait pour certains de moteurs jumelés : deux moteurs montés sur le même réducteur et la même ligne d’arbre équivalaient à 800 ou 1200 chevaux. C’est sur ces bateaux que nous avons encouragé le montage des premiers treuils hydrauliques » se souvient-il. Avant d’évoquer plus loin « Les moteurs Scania qui nous ont permis de satisfaire notre clientèle de Kerroc’h et Lomener. (…) C’est avec la même démarche –répondre à la demande de nos clients- que nous avons vendu et installé au début des années 80 des moteurs ABC. (…) Il s’agissait cette fois de moteurs plus puissants à régime lent pour des bateaux de plus de 25 mètres. »
Etre au service des marins n’est pas une sinécure. Les entreprises installées sur le port travaillent au même rythme que celui des marins, et cela quelque soit leur domaine de compétence comme en témoigne Jean-François Picaud. L’avitailleur révèle « J’étais dans un état de stress permanent. Nous devions être extrêmement réactifs et livrer dans les plus brefs délais. »
Un volet important de l’activité du port se matérialise dans la vente du produit de la pêche.
Pablo Vicente, docker résume en quelques mots le bouillonnement d’activité sur les quais au moment du déchargement de la pêche des navires hauturiers « Nous ne manquions pas de travail ». Son épouse Marina Vicente, l’une des deux dernières trieuses du port relate : « Les dockers déversaient le poisson tout juste débarqué des cales des bateaux sur des tapis qui défilaient devant nous. Nous triions à la main, espèce par espèce et en fonction du poids. L’estimation du poids de chaque poisson est une compétence qui ne peut s’acquérir qu’avec l’expérience ! Aucune formation ne préparait à ce métier ! Ce sont les anciennes qui formaient les nouvelles recrues. Certaines n’étaient pas très tendres car la patience n’avait pas sa place sous criée ! »
La criée : un monde à part ! Si Jean-Yves Nicol, responsable de la pêche côtière décrit la vente à l’amiable comme « un souk », c’est l’ensemble de la criée qui vit chaque nuit à un rythme effréné. Daniel Le Squere, crieur revient sur cette ambiance si particulière « Nous effectuions chaque jour une course contre la montre ». Paul Le Leuch, mareyeur renchérît « c’était comme jouer à la bourse. » Alexis Le Balch, lui aussi mareyeur, synthétise « La criée, c’était un miracle permanent ! »
Passé les portes des magasins de marée, le poisson se retrouve entre les mains expertes de nombreuses femmes. Les fileteuses Hélène Toumelin et Michèle Perron expliquent « De nombreuses femmes ont traversé la rade pour travailler au port de pêche pendant des décennies. C’était une tradition, il y avait du travail, on ne se posait pas de question. On quittait tôt l’école même si on savait que le boulot au port ne serait pas facile, on y allait ! » Un monde de femmes où « le travail était dur mais on rigolait bien ! » Les deux femmes confient « On avait plein de goût d’aller au boulot ! » Et c’est peut-être ce qui rassemble toutes les personnes qui ont témoigné dans ce livre : un dévouement à leurs métiers malgré les conditions difficiles dans lesquelles ils les ont parfois exercés. On retiendra qu’ils ont tous été animés par la passion de ce qu’ils réalisaient au quotidien et leur profond attachement au port de Keroman.

Navigation