Philippines : Sale temps pour la baie de Manille (2)

, par  REVELLI, Philippe

« Le voyageur qui entre dans la baie de Manille contemple avec admiration le magique tableau qui s’offre à ses regards. La baie, large et profonde, forme une vaste nappe d’eau bordée à tous les points de l’horizon par la verte ceinture des palétuviers. (…) En face, à mesure que le navire avance vers le lointain mouillage, on distingue peu à peu la colonne du phare, les dômes rouges des églises de Manille, les maisons blanches de Cavite, et par intervalles les cases agglomérées d’un village indien. Là seulement, et sur de très petits espaces, se révèle la présence de l’homme ; tout le reste appartient à la nature vierge, à l’inconnu » (L’archipel des Philippines et la domination espagnole, Charles Lavollée – Revue des deux Mondes, 1860).

Le Grand Manille, aujourd’hui, avec ses ramifications, ses faubourgs, ses banlieues, c’est entre 20 et 25 millions d’habitants – un cinquième de la population totale du pays, la moitié de sa population urbaine. Une mégapole qui déborde sur plusieurs provinces. Et continue de croître. Surtout du fait des migrations internes. Quatre millions de personnes au moins, sans doute plus, résident dans les quartiers « d’habitat informel ». Des bidonvilles. On construit beaucoup pourtant. Mais pas pour eux. Des complexes commerciaux géants couplés à des centres d’affaires, des hôtels de luxes, des parcs de divertissement, des immeubles résidentiels. Ils poussent comme des champignons. Repoussent les « communautés urbaines pauvres » toujours plus loin, vers la périphérie. Les terrains situés en bordure de la baie de Manille sont les plus convoités par les promoteurs immobiliers.

Le Centre culturel des Philippines, inauguré en 1969 par le couple Marcos – en présence d’un certain Ronald Reagan, qui n’était alors que gouverneur de Californie – fait figure de précurseur. Soixante-deux hectares de terrain gagné sur la mer, dont l’hôtel Sofitel occupe la partie la plus avancée. Vue imprenable sur la baie au coucher du soleil, défendue par une armée de vigiles.

Son voisin, le SM Mall of Asia, l’un des plus grands centre commerciaux d’Asie, ouvre ses portes en 2006. Deux-cent mille visiteurs par jour. Un dédale de galeries toutes plus climatisées les unes que les autres. Centre de conventions, patinoire olympique, salle de (grand) spectacle, bowling. Et bientôt un terrain de football capable d’accueillir les matchs de la FIFA, une boutique H&M de 3.000 m², un jardin botanique, un parc de 10.000 panneaux solaires. Encore plus d’hôtels bardés étoiles à gogo. Le long du front de mer, une promenade aseptisée, tirée au cordeau. Bars et restaurants en rang d’oignons. Baignade interdite.

Un peu en retrait, le business center. Des immeubles de bureau. Sièges de sociétés nationales et multinationales. Colonisés par des centres d’appel – les Philippines sont n°1 mondial de « l’externalisation des processus d’affaire », un secteur qui génère plus de 700.000 emplois.

Et juste à côté, toujours en continuant vers le sud de la baie, la Cité du divertissement et le Solaire Casino & Resort (étrenné en 2013)…

Des communautés de pêcheurs et autres spécimens de citadins pauvres (environ 40.000 personnes) résidaient sur une partie des terrains aujourd’hui occupés par ces non-lieux (selon l’expression de l’ethnologue Marc Augé) de l’urbanisme globalisé. Des taudis insalubres. Où les honnêtes gens et les touristes n’osaient s’aventurer. Exit les miséreux. Place aux consommateurs. Comme ça ne suffisait pas, on a gagné sur la mer. A coups de roche, de sable, de béton. Et la mer a perdu, l’expression le dit bien. Elle se venge comme elle peut : le sol s’enfonce. Lentement mais il s’enfonce. On remblaie, on stabilise. Rien à faire. Il s’obstine à s’enfoncer.
Ce qui n’empêche pas les projets pharaoniques d’aménagement du littoral de la baie de se multiplier comme des petits pains (voir : Sale temps pour la baie de Manille (1)).
Exemple : le Solar City Project.

Il devrait être érigé sur une île artificielle de 148 hectares. A peu de chose près à l’emplacement où, en février dernier, est venu mouiller le Rainbow Warrior. Le navire amiral de Greenpeace est resté une semaine, ancré dans la baie. Des représentants d’organisations environnementalistes locales, des scientifiques, des pêcheurs (pas beaucoup) ont été invités à bord. Conférences et communiqués de presse. Alerte au changement climatique, défense des récifs coralliens, aires marines protégées… pas un mot concernant le bétonnage de la baie de Manille, le Solar City Project et ses répliques (Navotas Business Park Boulevard, expansion du Mall of Asia, Entertainment City, Aéroport international de Sangley Point…). Sans doute parce qu’à Greenpeace, on estime que l’impact environnemental de millions de tonnes de roches et de béton déversés dans la baie n’aura rien de commun avec celui des pêcheurs artisanaux qui, sous prétexte qu’ils n’ont rien à se mettre sous la dent, osent ramener dans leurs filets des poissons qui n’ont pas atteint leur taille adulte.

Henry Sy – président du groupe SM Investment qui possède, entre beaucoup d’autres choses, le Mall of Asia – est l’homme le plus riche des Philippines et sa fortune, évaluée à 20 milliards de dollars, le place au 52ème rang mondial (Forbes 2018).
Numéro 1 de la grande distribution dans l’archipel (enseigne SM), le groupe SM Investment est aussi l’un des principaux promoteurs immobiliers du pays (SM Prime Holding). Il est actionnaire majoritaire de la BDO, l’une des grandes banques privées des Philippines, possède des hôtels, des complexes touristiques, des intérêts dans l’industrie du divertissement et dans l’exploitation minière. Il s’est récemment offert 2GO, la première compagnie nationale de transport maritime (fret et passagers).
SM Prime Holdings, l’une des filiales du groupe présidée par le fils aîné d’Henry Sy, est citée dans les Panama Papers (actionnaire de la société Success House International Limited, enregistrée aux Îles Vierges et de la société Ideal International Ltd., enregistrée aux Îles Samoa).

Fernando « Ka Pando » Hicap – ancien pêcheur, dirigeant de l’organisation de pêcheurs artisanaux Pamalakaya et député d’Anakpawis (parti représentant les paysans et les petits pêcheurs) – est le plus pauvre des élus à l’Assemblée Nationale. Sa fortune se monte à 1.835 dollars, la valeur de ses appareils électro-ménagers à 95 dollars, il ne possède pas de biens immobiliers (déclaration 2015).
Ka Pando a-t-il aussi un compte dans un paradis fiscal ? Il faudra que je lui demande.

Philippe Revelli, 16 mars 2018

Voir en ligne : http://philipperevelli.com/sale-tem...

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