Le devoir de vigilance des multinationales 5 ans après le drame du Rana Plaza

, par  EZANNO, Rémy, NOGUES Philippe

Philippe Noguès, ancien député, présente la loi relative au devoir de vigilance des multinationales, le 18 avril à l’UBS (Université de Bretagne Sud) à Lorient.

« Un sujet méconnu exposé par un politique très pédagogue et très simple, sujet qui amène des réflexions et des débats." " Intéressant d’entendre un homme politique expliquer comment l’adoption d’une loi se passe réellement" " conférence très intéressante ».
Les quelque cinquante auditeurs présents à la conférence Philippe Noguès sur la loi sur la vigilance des entreprises ont été unanimes pour apprécier son analyse de la loi et le récit du parcours chaotique qui a abouti à son adoption. Ce fut une belle leçon de politique démocratique où une alliance de députés de gauche, de l’ensemble des syndicats et d’ONG de solidarité a permis de vaincre le verrou des multinationales s’opposant à des mesures contraignantes. Le débat a montré que les syndicats perçoivent l’intérêt d’une loi permettant de contrôler les conditions d’emploi dans le cas de délocalisation, même s’il n’est pas toujours facile d’établir des relations fortes avec des syndicats dans les pays concernés. On a aussi reconnu que le cas du Rana Plaza n’aurait pu être concerné par cette loi qui ne touche que 150 multinationales française. Cependant la poursuite des discussions à Genève pour l’adoption d’un traité international contraignant, avec une nouvelle discussion en octobre, laisse espérer un élargissement de l’impact de cette loi. Les communautés côtières sont elles aussi concernées lorsqu’il s’agit de l’impact d’activités pétrolières comme dans le delta du Niger ou celui du Mississipi. Il reste maintenant à suivre les premiers rapports en cette année 2018.
Les organisateurs (Crisla, ONG et syndicats) envisagent un suivi de l’application de cette loi, indispensable pour garantir sa mise en œuvre.

Ci-dessous, le texte de Philippe Noguès et la réaction d’un jeune stagiaire du Crfisla.

Bonsoir à toutes et à tous,

Je suis particulièrement heureux d’être ici ce soir pour évoquer une loi qui me tient vraiment à cœur. L’histoire de cette loi a rythmé tout mon mandat de député. Elle en a été un peu le fil rouge de fin 2012 à son adoption début 2017. Et vous allez le voir, son parcours a été tout sauf un long fleuve tranquille.
Cette loi est aujourd’hui malheureusement trop méconnue. Pourtant elle a été jugée comme un premier pas historique vers la régulation des multinationales.
L’adoption de cette loi a été une aventure politique évidemment, mais aussi sociale, humaine et citoyenne. Pour la défense des plus faibles se sont réunis des députés, des ONG, des syndicats, et d’innombrables citoyens nous ont encouragé. Et c’est cette unité très forte qui nous a permis de faire voter après plus de 4 ans de combat, une loi qui paraissait, il faut bien le dire, assez improbable quand nous avons commencé en 2012.
Alors je vais essayer au cours de mon intervention de résumer ces 4 années de lutte (parce que je crois que c’est important aussi de raconter cette histoire, encore une fois politique, sociale, humaine et citoyenne … dans le contexte que nous connaissons de rejet des politiques, et de difficultés aussi des corps intermédiaires), vous expliquer sommairement ce qu’elle contient et ce qu’elle peut engendrer dans la lutte pour une mondialisation plus régulée, pour que les échanges économiques soient plus justes et plus respectueux des hommes, des territoires et de l’environnement.

Tout est parti d’un colloque organisé fin 2012 par le CCFD, le forum citoyen pour la RSE et le collectif Ethique sur l’étiquette. Ce colloque portait sur la responsabilité des maisons mères vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants. Et nous étions 3 députés à avoir été invités à nous exprimer. Dominique Potier, député PS proche du CCFD, Danièle Auroy, députée écologiste, présidente de la Commission des Affaires européennes, et moi-même. J’avais été invité notamment en tant que président du groupe d’études sur la RSE à l’AN.
Et le courant est tellement bien passé que ce soir-là nous avons acté la création d’un « Cercle parlementaire » pour nous permettre de pouvoir travailler ensemble. Les députés en dehors des groupes politiques différents auxquels nous appartenions, les ONG et les syndicats. Et ça a été le début de l’aventure. Nous avons pris l’habitude de nous retrouver régulièrement pour travailler sur une PPL spécifique. A cette époque, il faut bien le dire, nous n’inquiétions pas grand monde !

Et puis arrive malheureusement le drame du Rana Plaza. Le 24 avril 2013 (cela fera 5 ans la semaine prochaine) un immeuble insalubre abritant plusieurs usines textiles s’effondre à Dacca au Bangladesh. Plus de 1100 personnes y trouvent la mort. Des milliers d’autres se retrouvent handicapées à vie et incapables de travailler à nouveau. Dans les décombres on retrouve des étiquettes de grandes marques de vêtements européennes et françaises pour lesquelles travaillaient ces sous-traitants bangladais.
Cet évènement tragique sera malheureusement un accélérateur du combat que nous avions d’ores et déjà engagé. A l’époque, il ne nous surprend pas. Et nous conforte même dans notre réflexion : dans un monde ou certaines entreprises réalisent, ce qui est toujours vrai aujourd’hui, des CA supérieurs aux PIB des pays dans lesquelles elles installent leurs usines, et bien il y a urgence à re-réguler les pratiques commerciales et à lutter contre le dumping social et environnemental qui aboutit à ce type de tragédies.
Et le Rana Plaza n’est qu’un exemple, tragique mais pas unique. Bhopal en Inde ou plus de trente ans après la catastrophe les victimes n’ont toujours pas été correctement indemnisés, le delta du Niger devenu une mer de pétrole hostile à la vie, ou les chantiers de la coupe du monde au Quatar transformés en cimetières pour des centaines de travailleurs immigrés privés de leurs droits les plus élémentaires…Je pourrais aussi citer, plus près de nous le naufrage de l’Erika et la responsabilité de Total….
Bref, nous sommes, quand survient ce drame, décidés à agir. Et avec l’aide des ONG, de Sherpa notamment sur le plan juridique, et de nombreux juristes nous déposons en novembre 2013, la première PPL sur le « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ». Je ne rentre pas dans le détail de ce texte puisque je vous le dis d’ores et déjà, ce ne sera pas celui qui sera voté plus tard.
Mais là, même si notre PPL s’appuie sur de nombreuses initiatives internationales soutenues activement par la France (principes directeurs des Nations Unis, ceux de l’OCDE, pour ne citer qu’eux) nous commençons à faire un peu plus peur !

Parce qu’il ne s’agit plus de mesures volontaires qu’on peut choisir ou non d’appliquer mais de la proposition d’une loi contraignante. Et là, la donne change ! D’ailleurs très rapidement, les organisations patronales, et notamment le MEDEF, mais surtout l’AFEP (très grandes entreprises) montent au créneau et dénoncent un danger mortel pour la compétitivité des entreprises françaises. Ce qui sera leur argument quasi unique qu’ils n’auront de cesse de brandir vis-à-vis des médias et du gouvernement. J’ai eu entre les mains la copie d’un courrier envoyé par Pierre Pringuet, Président de l’AFEP, à E.Macron, alors ministre de l’économie et des finances, où il nous traitait de « fous furieux » qui allions détruire l’industrie française. Rien que ça ! Mais j’y reviendrai spécifiquement tout à l’heure !
Donc la PPL a été déposée en novembre 2013. J’avance très vite. Nous sommes mi-2014 et malgré le soutien des 4 groupes de gauche de l’AN que nous avons mobilisé et qui ont chacun déposé le même texte, au mot près (une première et je crois la seule fois au cours de ce quinquennat), cette offensive de l’AFEP impressionne quelque peu le gouvernement (Il faut savoir que ce sont souvent des gens qui ont fréquenté les mêmes grandes écoles. Qui se connaissent, qui se fréquentent …ce qui explique bien des choses !) et inquiète aussi certains parlementaires socialistes approchés directement. Un lobbying discret mais particulièrement efficace !
Malgré nos demandes répétées, nos visites aux différents ministres, et le soutien des ONG et du front commun des syndicats (et oui nous y étions arrivés !) qui sont alors totalement investis (avec des prises de position fortes des leaders syndicaux vers le gouvernement) … le temps passe, et nous avons l’impression à ce moment d’être dans une impasse, avec la crainte que le texte soit enterré.
Et pourtant nous multiplions les offensives médiatiques tous ensemble tout au long de l’année 2014 : colloques, tables rondes (nationale et en région), articles dans la presse, participations à des émissions radios ou TV…
Mais comme nous n’avons aucune nouvelle de l’inscription à l’ordre du jour de notre PPL…nous décidons de prendre le taureau par les cornes. Et en fin d’année à l’occasion de la matinale de Canal+ à laquelle je participe avec la représentante d’Amnesty international, Sabine Gagnier, nous annonçons que notre texte, malgré les obstacles et les pressions, sera bien examiné dans les semaines à venir dans l’hémicycle.
Les journalistes doutent un peu logiquement puisque le gouvernement a laissé fuiter qu’il n’était pas favorable à notre texte…Et quand le gouvernement n’est pas favorable, en général sa majorité à l’AN suit ! Mais nous savons, nous, que nous avons une carte à jouer.
Chaque groupe parlementaire bénéficie trimestriellement de ce qu’on appelle une niche parlementaire, journée au cours de laquelle il peut mettre à l’ordre du jour les textes qu’il souhaite. Et nous avons convenu avec le groupe écologiste auquel appartient Danièle Auroy (qui a donc déposé le même texte) que notre PPL sera inscrite fin janvier 2015.
Sans illusion sur l’issue du fait de la position du gouvernement. Mais c’est aussi pour nous l’occasion de mettre la pression sur les députés socialistes (les plus nombreux), et d’appeler au soutien de l’opinion, parfaitement relayés par les ONG et les syndicats. Et un sondage sort fort à propos à cette période qui montre l’approbation d’une très forte majorité de Français à notre démarche.
Le 29 janvier 2015, le texte est donc examiné dans l’hémicycle. Comme prévu, le gouvernement s’y oppose. Mais, malgré tout sensible aux pressions que nous avons réussi collectivement à mettre en mouvement, il propose, non pas de le rejeter mais de le renvoyer en commission afin qu’un nouveau dispositif, « répondant aux mêmes objectifs » (ce sont les mots mêmes du ministre), puisse être réexaminé dans les semaines à venir.
Alors ce soir-là, c’est pour nous le verre à moitié « rempli ». Sans savoir si nous devons le considérer comme à moitié plein ou à moitié vide ! Nous sommes à la fois déçus, surtout de ne pas avoir de débat sur le fond dans l’hémicycle puisque le texte est renvoyé en commission, mais « en même temps » (et oui nous étions précurseurs) satisfaits quand même de voir que notre aventure, non seulement ne s’arrête pas là brutalement comme cela aurait pu être le cas, mais semble aussi avoir touché beaucoup de députés de gauche, et notamment de députés socialistes, qui ne s’y étaient pas beaucoup intéressés jusque-là !
Et pendant les jours qui suivent, moi qui suit au bord de la rupture avec le PS et la politique du gouvernement (je démissionnerai en juin) je vais avec Dominique Potier tenter au sein du groupe socialiste (puisque à ce stade seul le groupe majoritaire peut avoir une chance de faire passer cette PPL), de faire en sorte que le texte de compromis reste en ligne avec nos objectifs initiaux. Je n’arriverai évidemment pas à faire intégrer tout ce que j’aurais souhaité, notamment sur la taille des entreprises concernées (nous aurons l’occasion d’en reparler), mais la nécessité d’agir est là et avec beaucoup de tractations, (pendant lequel je ferai le lien en permannece avec Danièle Auroi, les ONG et les syndicats), nous arrivons finalement à nous mettre d’accord sur un nouveau texte. Et la version 2 de la PPL voit finalement le jour.
Nous aurons encore entre nous (les 3 députés de base, les ONG et les syndicats) de longues discussions sur ce nouveau texte. Pour arriver au constat que même si tout n’est pas parfait, l’essentiel est préservé…et que finalement le verre est plutôt bien rempli !
Et 2 mois plus tard, le 30 mars 2015 l’Assemblée nationale adopte le nouveau texte. Mais nous savons aussi, à ce moment-là, que rien n’est gagné, parce que la position du gouvernement n’est pas très homogène et que les oppositions y sont encore très fortes, notamment chez certains ministres...et qu’il faudra donc, dans les mois à venir, être particulièrement convaincants vis-à-vis des députés socialistes.
Ensuite ce sera un ping-pong avec le Sénat qui, majorité de droite oblige, est encore plus sensible aux arguments du MEDEF et de l’AFEP. D’ailleurs, malgré les efforts de quelques sénateurs (dont mon copain Joel Labbé) mais qui sont malheureusement trop peu nombreux, les sénateurs feront trainer les choses et il faudra attendre le mois de novembre pour la 1ère lecture du Sénat….tellement opposé qu’il supprime tous les articles de la proposition de loi…articles que nous rétablissons en 2ème lecture à l’AN le 23 mars 2016.
Mais tous ces changements rendent indispensable une nouvelle navette AN/Sénat et à cette date, le 23 mars 2016, il nous reste moins d’1 an pour arriver à faire adopter définitivement la loi. Et vu les oppositions nous avons toujours la crainte de voir le texte enterré. Heureusement encore une fois notre unité va payer. Les ONG et les syndicats vont faire le boulot pour mobiliser l’opinion et maintenir la pression. Et nous arrivons à l’AN, à entrainer derrière nous une majorité de députés de gauche, dont beaucoup de socialistes en mettant notamment en avant le fait que cette PPL est aussi un « marqueur de gauche » …dont ils ont à ce moment clairement besoin vis-à-vis d’une grande partie de leurs électeurs
Le Sénat fera encore de la résistance (tentative de dépôt d’une motion préjudicielle notamment qui aurait pu enterrer le texte jusqu’à la fin du quinquennat…je vous passe les détails, on pourra y revenir si vous le souhaitez dans les questions) et nous pourrons enfin voter définitivement le texte la veille de la fin de la dernière session parlementaire de la législature, le 21 février 2017. Il était temps !
Un mois plus tard le Conseil Constitutionnel, saisi par des parlementaires de droite qui tentent une dernière manœuvre, validera l’essentiel de la loi qui sera promulguée le 27 mars 2017.

Voilà pour l’histoire résumée de cette loi. J’avais envie de vous la raconter pour montrer, et j’espère que vous l’avez ressenti, cette solidarité et cette persévérance entre parlementaires et société civile, qu’on ne voit pas, malheureusement, toujours à l’œuvre. Et qui nous a permis de résister à des lobbys pourtant particulièrement efficaces, et de parvenir à notre objectif initial commun.

Alors cette loi ? parce que maintenant il faut quand même que je vous explique ce qu’il y a dedans !

Cette loi est très courte puisqu’elle ne contient que 3 articles. D’abord notre objectif était double : prévenir les atteintes aux droits humains ou à ceux de l’environnement et, si la prévention ne suffisait malheureusement pas, permettre aux victimes d’obtenir réparation.

Et cette loi nous permet bien de répondre à ces 2 objectifs :
D’abord, et c’est le cœur de la loi, elle oblige les grands groupes à établir et publier un « plan de vigilance » dont les mesures sont détaillées dans le texte de la loi, « propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et à l’environnement », résultant non seulement de leurs propres activités mais aussi, pour faire court, de celles des sociétés qu’elles contrôlent (dont leurs sous-traitants et fournisseurs).
La responsabilité de l’entreprise pourra être engagée, d’abord en l’absence d’un plan de vigilance si la victime d’un dommage causé par la faute d’un prestataire démontre que le plan aurait permis d’éviter ce dommage. Et cette responsabilité sera évidemment aussi engagée si les mesures prévues dans le plan de vigilance publié n’ont pas été mises en œuvre.
Avec cette obligation nous répondons au premier objectif.
Ensuite en permettant à « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » (ça veut dire les victimes évidemment mais aussi par exemple syndicats ou associations) de saisir un juge aussi bien pour contraindre les entreprises qui ne respecteraient pas l’obligation d’établir et publier leur plan de vigilance, que pour engager toute procédure en cas d’accident…nous collons au 2ème objectif de ne pas laisser les victimes seules et démunies face à la puissance des multinationales.
Comme je l’ai signalé au cours de mon intervention, nous nous sommes beaucoup inspirés de textes internationaux existant déjà et largement soutenus par la France (principes directeurs des Nations Unies ou ceux de l’OCDE, ISO 26 000 etc..), mais la grande différence c’est que l’application de ces textes reposait jusqu’ici uniquement sur le volontariat … ce qui semblait largement suffisant pour l’Afep ou le MEDEF malgré les tragédies que j’ai évoqué et qui démontrent pourtant clairement que le volontariat n’est pas suffisant.

Avec cette loi nous rentrons dans le domaine du contraignant. On passe de ce qu’on nomme « soft law » (loi douce) au « hard law » (loi qui impose). Et pour cela cette loi française constitue, comme cela a été déjà dit et écrit, une première mondiale !
Alors même si elle est imparfaite, notamment concernant les seuils trop élevés inscrits pour le moment dans la loi (5000 employés en France ou 10000 à l’échelle internationale) qui restreignent sa portée à environs 150 à 200 entreprises établies en France, elle est clairement un vrai premier pas (j’ai dit dans l’hémicycle « un pied dans la porte »), en tous les cas une nouvelle étape dans la régulation des multinationales. Et ce n’est pas pour rien que beaucoup d’observateurs ont parlé de « pas historique ».

Voilà brossé sommairement ce que contient cette loi. Je pourrais m’arrêter là. Mais, avant de conclure cette première partie, permettez-moi de revenir un instant sur cet argument fallacieux de l’AFEP et du MEDEF qui nous accusait comme je le signalais tout à l’heure, d’être « des fous furieux qui allions détruire l’économie française ». Je m’y arrête un instant. C’est important parce que comme je vous le disais il s’agit de l’argument quasi unique qui cristallise toute l’opposition à ce texte…et d’ailleurs utilisé systématiquement sur d’autres sujets similaires par des gens qui défendent des intérêts particuliers mais qui veulent faire croire qu’ils défendent l’intérêt général.
La responsabilité des multinationales, ce n’est pas qu’une question morale, on est bien d’accord, c’est aussi une question de compétitivité de notre économie et de nos entreprises. Mais pas tout à fait de la manière dont la présente l’AFEP.
En choisissant des chaînes de production de plus en plus complexes et de moins en moins lisibles pour le consommateur et les autorités, les entreprises ont souvent (encore aujourd’hui) l’illusion de contourner à leur avantage des contraintes qu’elles jugent trop rigides ; ce n’est qu’un trompe-l’œil car elles s’exposent ainsi à de nouveaux risques extra-financiers, tels que la « sous-traitance sauvage » (elles ne savent même plus avec qui elles travaillent en dernier ressort), le risque réputationnel, et celui de devoir indemniser des victimes.
Et donc, outre son cout humain et environnemental inacceptable dans les pays où il est pratiqué, le moins-disant généralisé pénalise notre compétitivité.
Je vais vous donner un exemple !
Avant cette loi rien n’empêchait une entreprise d’aller choisir une PME à l’étranger, avec tous les risques extra-financiers que cela pouvait comporter en matière environnementale et de droits de l’homme, plutôt qu’une PME engagée dans une démarche vertueuse de RSE en France.
Avec cette loi, aujourd’hui la maison-mère pourra être tenue juridiquement responsable en France pour les atteintes aux droits de l’homme commis par l’une de ses filiales à l’étranger, et donc elle sera obligée de prendre en compte et de chiffrer le risque juridique et financier que cela implique. On se rendra compte, alors, que les PME françaises sont finalement plutôt compétitives dès lors qu’on a une approche globale du risque (financier et extra-financier), et donc du ratio coût/avantage.
C’est pourquoi j’estime que ne pas responsabiliser les maisons-mères aurait été une anomalie, un non-sens moral, politique et économique qui aurait été à l’encontre aussi bien des intérêts des populations victimes que de nos propres intérêts, ici, en France et en Europe. D’ailleurs et c’est particulièrement à noter : la CGPME, ne s’est, elle, jamais investit contre le texte …ce qui, vous en conviendrez, donne du crédit aux arguments économiques que je viens de développer ! Parce qu’elles sont les premières concernées.
L’aspect compétitivité, je le redis, nous ne l’avons jamais négligé. Et c’est important de l’avoir à l’esprit car le combat n’est pas terminé et la loi sera encore attaquée, et en particulier sur ce thème-là, je n’en doute malheureusement pas.

Alors cette loi sera-t-elle pionnière au niveau international ?

Une chose est certaine. On peut constater que cette loi sur le devoir de vigilance suscite un grand intérêt dans le monde entier. Des initiatives vers des mesures contraignantes pour protéger les droits humains dans les chaines de valeur des multinationales se font jour dans d’autres pays européens. J’ai rencontré la semaine dernière Alice Evans, une universitaire anglaise qui va ainsi prochainement publier une thèse sur le sujet.
Et puis surtout des négociations sont maintenant engagées à l’ONU pour la mise en place d’un traité qui reprend le principe et la philosophie de la loi française : protéger les populations des atteintes aux droits humains commises par des multinationales et garantir aux victimes l’accès à la justice. Une session de négociation, avec la participation de près de 150 pays, s’est notamment tenu fin 2017 à Genève au cours de laquelle une première proposition de texte du Traité a été discutée. Et il ressemble clairement à la loi française notamment dans son aspect contraignant.
Le chemin sera encore long mais comme je le disais dans l’hémicycle, nous avons mis un pied dans la porte. A nous tous maintenant de faire en sorte que cette porte s’ouvre encore plus largement au niveau international !
C’est pourquoi cette loi il est important maintenant la faire connaitre, la faire appliquer (c’est cette année que les entreprises vont publier leurs premiers plans de vigilance) et la défendre aussi, ici, en France. Elle s’attaque à des intérêts tellement puissants.

Conclusion

Voilà je m’arrête et je répondrai évidemment tout à l’heure avec plaisir à toutes vos questions.
En conclusion…
Nous avons gagné parce que nous avons été unis (députés, ONG, syndicats) tout au long de ces années. Et c’est sans doute là une première victoire tant les pressions et les lobbys ont été forts. Je parlais au début de mon propos d’histoire politique, sociale, humaine. Je pense que toutes celles et tous ceux qui y ont participé n’oublieront jamais ce combat commun pendant lequel nous avons lié des amitiés et été vraiment d’une solidarité sans faille. Sincèrement je ne connais pas beaucoup d’autres exemples (et je le regrette d’ailleurs) d’un tel combat collectif, sur une telle durée.
Si son chemin n’a pas été un long fleuve tranquille, comme je le disais en introduction, notre loi française s’avère aujourd’hui un exemple pour tous ceux qui, partout dans le monde, cherchent à réguler et à accompagner les effets (ou les méfaits) d’un capitalisme mondialisé.
Et bien, je pense que collectivement, nous pouvons en être fiers !
Philippe Noguès, 18 avril 2018.

Le point de vue d’un étudiant de l’UBS : Rémy Ezanno, stagiaire au Collectif Pêche & Développement.

A l’heure où la notion de « local » est de plus en plus en présente, que ça soit dans le domaine de l’alimentation ou même celui de l’énergie, certains citoyens du monde se battent contre les grandes firmes mondiales qui veulent contrôler toujours plus de choses.
De notre point de vue on peut se dire que ce combat est comme un coup d’épée dans l’eau… Comment faire plier ces multinationales, qui pour nous, nous paraissent si lointaines et intouchables ?
Ce sujet, trois députés français ont décidé de le traiter. Dominique Potier, député PS proche du CCFD – Terre Solidaire, Danièle Auroy, députée écologiste, présidente de la Commission des Affaires européennes et Philippe Noguès, ancien député PS (2012-2015) et président du groupe d’études sur la responsabilité sociale et environnementale des entreprises (RSE) à l’Assemblée nationale ont écrit une loi afin d’encadrer les multinationales. Plus précisément « Devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre ».
Ce mercredi 18 avril 2018, à l’Université de Bretagne Sud (UBS) se tenait une conférence sur cette dernière où P. Noguès est venu expliquer le parcours (parsemé d’embuches) de ce texte avant qu’il ne soit promulgué.
En tant que citoyen lambda, c’était la première fois pour moi que j’entendais parler de cette loi. En effet, je n’ai jamais eu connaissance de cette loi avant cette conférence. Comment était-ce possible qu’un sujet aussi important que celui-ci, ne soit pas évoqué dans les médias ?
Dès le début de son intervention l’ex-député explique que cette loi est partie de rien. Un simple colloque aura suffi aux trois parlementaires pour se regrouper et commencer leur « combat ». Plus son récit avançait et plus je prenais conscience de l’emprise qu’ont les multinationales sur notre société. Ils avaient raison, il était temps de faire quelque chose ! Lorsqu’il énonçait toutes les catastrophes dues à ces entreprises (Rana Plaza, Total…) et qui, derrière, n’avaient reçu aucune sanction, je ne comprenais pas pourquoi un texte contraignant n’avait toujours pas vu le jour.
Au moment il évoqua l’élan solidaire qui s’est trouvé derrière cette loi, cela m’a redonné du baume au cœur sur notre avenir. En effet, les syndicats (Solidaires, CFDT, CGT…), les ONG (Amnesty International, Sherpa, Collectif Ethique sur l’Etiquette, Les Amis de la Terre…), et les quatre groupes de gauche à l’Assemblée Nationale ont travaillé ensemble pour faire avancer les choses. C’est avec des mouvements comme celui-ci que la transition vers un monde nouveau est possible.
La deuxième partie de son intervention était consacrée à ce qui se trouvait dans la loi. Il annonça deux objectifs principaux : obliger les grands groupes à établir et publier un « plan de vigilance » sur leur activité et ensuite permettre à « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » de ne pas rester seule et démunie face à la puissance des multinationales en cas de préjudice. Pour moi, cela ne semblait rien de faramineux à mettre en place, c’était juste une question de bon sens (que n’ont pas les multinationales apparemment). Ce « pas historique » et « cette première mondiale » comme l’ont dit certains observateurs, est un avancement inespéré car il nous l’annonçait ensuite, cette loi va servir pour la mise en place d’un traité international qui reprend le principe et la philosophie de la loi française, c’est-à-dire protéger les populations des atteintes aux droits humains commises par des multinationales et garantir aux victimes l’accès à la justice. Pour moi, ce n’était plus le coup d’épée dans l’eau du début.
Bien sûr ce n’est que le début de son épopée mais c’est déjà une grande victoire contre ces firmes toutes puissantes à qui, auparavant, rien ne pouvait arriver !

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