La vague à l’âme des pêcheurs sénégalais, de Joal à Lorient

, par  LE SANN Alain

La télévision française nous a proposé en juin 2018 un magnifique reportage sur le parcours de jeunes pêcheurs sénégalais de leur village jusqu’à un fileyeur lorientais : « La vague à l’âme ».

Dans tous les pays du Nord, les pêcheurs venus du Sud, pour de longues années ou pour de courtes saisons de pêche, sont de plus en plus nombreux. Parfois même comme dans certains ports d’Ecosse, ils constituent la majorité des équipages, les patrons restant les seuls autochtones. Ce phénomène touche depuis longtemps la pêche industrielle, surtout la pêche lointaine pour de longs séjours en mer sur des bateaux coréens, taïwanais, thaïlandais et autres. Mais depuis quelques années le phénomène touche aussi la pêche artisanale côtière. Les patrons pêcheurs ont de plus en plus de mal à recruter des jeunes locaux, même lorsque les conditions de travail et les revenus sont satisfaisants. Les journées en mer restent longues et il faut accepter un rythme de vie qui rend difficile la vie de relations et la vie familiale. Dans les pays du Sud aussi, les marins locaux sont souvent remplacés par des matelots d’autres pays ou d’autres régions. Les migrations ont toujours fait partie de l’histoire des pêches, soit pour suivre le poisson, soit pour la recherche de revenus. Mais elles se sont généralisées. En France, les Polonais et Portugais ont constitué la première vague de pêcheurs migrants. Ce sont aujourd’hui des Sénégalais. Les réalisateurs du film « La vague à l’âme », Sébastien Daycard et Bertrand Devé, ont suivi Souleymane N’Dong à bord du fileyeur « Belladone », puis ils ont enquêté dans le village de Joal, dans les familles des pêcheurs lorientais. Le contraste est saisissant entre les quais peu fréquentés de Lorient où le bateau décharge rapidement sa capture et la plage de Joal, animée par l’arrivée de centaines de pirogues qui attire des milliers de personnes.

Pêcheur sénégalais sur un senneur basque débarquant des anchois sur le port de Lorient
A Lorient, la pêche est fructueuse et globalement satisfaisante, à Joal le problème des ressources est vital. Bien sûr, il y a la concurrence des bateaux industriels, souvent étrangers, mais sous pavillon sénégalais, mais il y a aussi une pression démographique croissante dans les villages de pêcheurs, à laquelle s’ajoute l’exode des ruraux à la recherche de travail…

Débarquement en mer, au port de Joal.
Trop nombreux, les pêcheurs ne gagnent plus de quoi vivre toute l’année et ils cherchent le salut dans l’émigration. La première vague s’est dirigée vers l’Espagne et les Canaries en 2006. Certains pêcheurs ont trouvé du travail sur les bateaux espagnols à la recherche de matelots qualifiés. L’Espagne connaissait à cette période une période de forte croissance qui attirait les jeunes pêcheurs locaux vers d’autres activités. Mais après 2008, la crise grave en Espagne et le chômage de masse ont ramené les jeunes marins locaux vers la pêche. De nombreux Sénégalais ont alors choisi d’aller chercher fortune en France où ils sont généralement bien accueillis et appréciés. Ils bénéficient des protections sociales et des règles françaises qui sont parmi les plus généreuses dans la pêche européenne. Ce n’est pas le cas dans tous les autres pays européens ; en Irlande et en Grande-Bretagne, plusieurs cas de situations d’esclavage dans la pêche ont été récemment dénoncés. Des contrôles renforcés doivent permettre de mettre fin à ces situations.
Les pêcheurs sénégalais qui travaillent en France (environ 500) peuvent largement aider leur famille restée au Sénégal. Economiquement, c’est à l’avantage de tout le monde, mais cela reste un déchirement difficile à supporter pour les familles comme pour le pêcheur émigré en France. Cette émigration est loin de régler tous les problèmes au Sénégal qui reste confronté à une surpêche, à la fois dans le secteur industriel et dans la pêche artisanale. Les problèmes de ressources ont été récemment aggravés par l’installation d’usines de farines de poisson qui détournent une part croissante des espèces vivrières vers la transformation. Certains pêcheurs tendent même à pêcher des juvéniles pour satisfaire la demande croissante des usines. Des révoltes ont éclaté en Casamance face à la création d’une telle usine. De plus ces usines sont polluantes et remettent en cause la présence des touristes.
En France, l’arrivée des migrants répond provisoirement aux problèmes de main-d’œuvre, mais elle ne suffira pas à résoudre l’autre problème, celui du renouvèlement des patrons pêcheurs. S’il y a moins de matelots issus des ports, c’est aussi le vivier des futurs patrons qui va s’assécher. Déjà difficile pour un pêcheur local, l’achat d’un bateau risque d’être quasi impossible pour un pêcheur d’origine étrangère, même s’il souhaite s’installer en France. Pour beaucoup l’idéal reste de pouvoir investir dans un bateau au Sénégal, à la condition que les ressources soient assurées. La principale menace pour l’avenir de la pêche européenne n’est plus la pénurie de poissons, c’est le manque d’hommes et de femmes acceptant de travailler dans des conditions différentes du reste de la société, particulièrement dans la pêche artisanale. En conclusion du film, un pêcheur sénégalais déclare d’ailleurs : « Le pêcheur sénégalais va là où se trouve le poisson… ». A terme, le risque est grand de voir la zone côtière occupée par les plaisanciers, les pêcheurs amateurs, les réserves marines, les champs éoliens, etc., tous ces éléments de la nouvelle économie bleue, vantée par les élus de tous bords. Au large subsistera une pêche industrialisée, concentrée autour de quelques armements qui auront recours massivement à des pêcheurs migrants. C’est déjà le paysage qui se dessine ; aux jeunes générations de pêcheurs de faire reculer une telle perspective…

Voir aussi le film de Thomas Grand « Poisson d’or, Poisson africain » 52 mn, 2017, primé au festival pêcheurs du monde de Lorient en mars 2018.

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