Cash investigation : les limites d’une investigation à charge Pêche au thon dans l’océan Indien

, par  LE SANN Alain

L’émission d’Elise Lucet consacrée à la pêche industrielle thonière a suscité bien des débats, et de l’indignation, elle a mis au jour des pratiques scandaleuses et discutables déjà largement connues, et repris à son compte un combat mené depuis bien longtemps par les professionnels eux-mêmes (Fédération des Pêcheurs des îles de l’Océan Indien-FPAOI, Seychelles) Cependant le parti-pris de la charge systématique, si elle assure le succès médiatique masque d’autres enjeux sans doute plus redoutables.
La mise en scène de l’enquête est caricaturale ; à quoi sert d’opposer des méchants, installés en déséquilibre sur un coin de table comme pour mieux les faire tomber sous les coups de boutoir de la justicière Elise Lucet, et les gentils, confortablement installés dans des fauteuils sous un éclairage valorisant ?

Une charge contre la pêche industrielle française

L’enquête à charge vise particulièrement la pêche industrielle sous pavillon français ainsi que l’entreprise Thaï Union, propriétaire de plusieurs entreprises en France et en Italie notamment, ainsi que de la grande conserverie de thon aux Seychelles, Indian Ocean Tuna Lted (IOT). Cette usine produit en année normale 100 000 t de conserves avec 2200 employés. Le décryptage de l’optimisation fiscale de l’entreprise est particulièrement intéressant. Cependant la pêche industrielle française, sans être vertueuse, est la moins concernée par l’utilisation des DCP (Dispositifs de Concentration de Poisson) avec bouées satellite et sondeurs. Sur les 10500 à 14500 bouées installées, 1200 appartiendraient à des bateaux français, les autres à des senneurs espagnols ou seychellois sous pavillon espagnol. Ce chiffre n’inclut pas les DCP des autres flottes asiatiques et il ne permet pas de prendre en compte les autres pratiques de pêche comme celle des grands palangriers. Les bateaux européens assurent un tiers des captures. Les bateaux espagnols sont généralement plus grands que les senneurs français et utilisent en moyenne au moins le double de bouées.

“The total number of FOBs monitored for the French component of the European PS fleet would be around 1,200 in the recent years.” [1]
Dans le reportage, on voit d’ailleurs que les marins français (bretons) ne sont guère satisfaits de cette pratique. Les armements français semblent avoir le souci d’une plus grande transparence et ne cachent pas leur inquiétude sur les conséquences négatives de ces pratiques qu’ils peuvent eux-mêmes constater. Ils ont tenté à plusieurs reprises d’obtenir une limitation du nombre de bouées, ce qui a été finalement acté par la Commission du Thon de L’Océan Indien (CTOI), suite aux pressions des pêcheurs artisans de l’océan indien et de plusieurs états côtiers (dont les Seychelles) et d’une partie de la profession [2]. La situation est telle aujourd’hui qu’il est pratiquement impossible de pêcher sans DCP, et cela a été plusieurs fois dénoncé par les armateurs français qui déplorent la course aux DCP. Il faudrait aller jusqu’à une interdiction pour retrouver des pratiques plus durables, mais de gros armements espagnols freinent en manœuvrant avec des ONG pour maintenir une pratique qui semble la seule capable de rentabiliser leurs grands navires.

Les bouées rangées sur un thonier espagnol (2002), Photo Yvan Houssay

Les conséquences négatives des DCP

Les effets négatifs des DCP pour les ressources ont été analysés depuis longtemps par les chercheurs, en particulier de l’IRD.
Les DCP constituent tout d’abord une forme d’appropriation de la ressource avant même qu’elle soit pêchée, d’où la pression évoquée par les armateurs français et certains espagnols. Par ailleurs, les DCP bouleversent les comportements migratoires des poissons [3]. Ils concentrent les poissons juvéniles qui dérivent avec le DCP et ils sont incapables de se nourrir correctement, en particulier lorsque les DCP dérivent dans des zones peu riches en nourriture.

IOTC–2014–WPTT16–20 Rev_1
Les poissons sont donc plus petits mais aussi plus maigres. De plus les prises accessoires sont plus importantes que pour les pêches sur bancs libres, elles sont de 1,2% sur bancs libres contre 5,8% sur DCP, dans l’Océan Indien [4]. Enfin le rendement de la pêche sur les DCP diminue.
Les armements français et quelques espagnols voudraient sortir de cette spirale infernale mais la pression des plus puissants armements espagnols est trop forte. Des compromis adoptés à la CTOI sont certes insuffisants mais ils ont le mérite d’exister et certains pays plaident même pour une interdiction de la pêche sous DCP [5]

Des accords de pêche au service des industriels ?

L’émission a également abordé la question des accords de pêche, dénonçant le fait qu’ils constituent un appui à la pêche industrielle, c’est exact. L’Union Européenne devrait mettre de l’ordre dans les pratiques de ses flottes, mais il faudrait pour cela attaquer de puissants intérêts. Mais peut-on reprocher à l’Union Européenne le fait que les compensations pour les droits de pêche aient servi au renforcement du port industriel des Seychelles sans réel soutien aux pêcheurs artisans ? Il s’agit d’abord d’une responsabilité du gouvernement des Seychelles qui devrait en priorité soutenir ses pêcheurs artisans mais qui travaille aussi sur d’autres priorités pour le pays (l’aide sectorielle finance aussi la Seychelles Fishing Autority et le budget de l’Etat). Il est difficile de s’ingérer dans les choix d’un pays souverain sous peine d’ouvrir grand la porte à d’autres puissances comme la Chine qui étend ses griffes dans tout l’Océan Indien sans aucune considération pour les intérêts des populations locales et qui serait tout à fait heureuse de profiter d’un désaccord avec l’UE et c’est cette brèche que l’émission d’Elise Lucet ne fait qu’approfondir. Rappelons que la Chine a signé récemment des accords scandaleux avec le Sri Lanka, Madagascar et la Somalie. L’Océan indien est bien contrôlé et convoité…

Derrière la pêche, d’autres enjeux.

Il ne faut oublier non plus, qu’il y a désormais d’autres puissants acteurs qui s’intéressent à l’Océan Indien et à ses ressources. Mathilde Jounot, dans son film « Océans, la Voix des invisibles » a bien montré comment la prise de contrôle de la ZEE des Seychelles par l’ONGE américaine The Nature Conservancy (TNC) ouvrait la voie au développement de l’exploration pétrolière et à la privatisation de la ZEE des Seychelles sous couvert de la protection de l’environnement. Des géographes ont récemment analysé la stratégie de ce type d’ONGE pour prendre le pouvoir sur les océans au nom de l’environnement [6]. Elise Lucet avait d’ailleurs lancé une enquête et un tournage pour une émission d’« Envoyé Spécial » consacrée au rôle de TNC aux Seychelles. Curieusement le sujet a été abandonné en cours de route après plusieurs mois d’enquête [7]. On aimerait bien savoir pourquoi, car là, les conséquences seront dramatiques pour les pêcheurs et les citoyens Seychellois, les privant d’accès à la mer, à leur ressource sous couvert de protection de l’environnement.

La CTOI, un organisme qui doit s’engager plus efficacement

Le thon de l’Océan Indien est aujourd’hui géré par la CTOI, les lacunes sont évidentes. Mais cet organisme a le mérite d’exister et il vient d’accepter la participation de représentants des pêcheurs artisans des îles. On assiste à une montée en puissance des états côtiers, décidés à faire entendre leur voix et à défendre leurs intérêts. Il faudrait que la pression s’accentue pour que la spirale infernale de la surexploitation soit arrêtée et que soient mieux reconnus et respectés les droits des artisans de la région. Ces derniers, comme en Inde ou au Sri Lanka, cherchent de plus en plus à accéder aux ressources du large pour fuir la bande côtière surexploitée. Leurs captures sont mal connues et elle s’ajoutent aux prises de toutes les flottes industrielles européennes et asiatiques.

Photo Brigitte Enguehard, au Sri Lanka, débarquement de thon par un fileyeur hauturier

Les pays côtiers, dont les Seychelles, ne sont pas que des inconscients qui n’ont qu’un rapport « financier » à leur ressource et, au sein de la CTOI, ils travaillent à des positions et des restrictions pour préserver durablement leur thon, pour preuve les restrictions du nombre de DCP, les quotas imposés et la diminution des « bateaux d’assistance » avec l’objectif d’arriver à une pêcherie sans DCP. Pour les Seychelles, le maintien de la ressource est vital car il conditionne l’approvisionnement de son marché intérieur et de sa conserverie qui assure 92% de ses exportations et se trouve aujourd’hui confrontée à une pénurie de ressources qui l’empêche de fonctionner à plein [8].

Vive la pêche à la ligne ?

L’émission s’est conclue par un pseudo-débat avec une apologie de la pêche à la ligne comme seule alternative à la pêche industrielle. Si cette pêche est à soutenir et à développer pour la pêche thonière, la généraliser à l’ensemble de la pêche peut être une dangereuse illusion. La bande côtière est bien la zone la plus menacée par la surexploitation et il faut laisser la possibilité aux pêcheurs artisans d’accéder à la haute mer avec des bateaux sûrs et adaptés aux différents types de ressources. On peut citer l’exemple des Maldives qui ont fait le choix de ne pêcher le thon qu’à la ligne et à la canne sous l’impulsion du fameux label MSC et qui affrontent des problèmes de ressources et sociétaux graves en cas de suspension de ce fameux label [9], comme en 2016, du fait de l’état de la ressource, alors qu’ils n’ont guère de responsabilités dans cette situation.
Voilà bien des questions qu’on aurait aimé voir abordées plus sereinement.

Alain le Sann, Février 2019

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