Lettre à Madame Sophie Le Gall Après l’émission "cash investigation" sur la pêche au thon dans l’océan indien

, par  FONTENEAU, Alain

Nous revenons sur l’émission de "Cash investigation" du 5 février 2019, sur la pêche au thon dans l’océan indien en publiant la réaction d’un spécialiste de la question, Alain Fonteneau.

St Malo, le 11 février 2019
Alain Fonteneau à Mme Sophie Le Gall
Chère Madame,
En réponse à votre mail, je peux vous dire que j’ai bien sûr regardé avec un grand
intérêt votre émission sur les thons, bien que son introduction, " Une mer sans poissons ?", était, à mon sens, catastrophique. Votre court métrage qui annonçait l’émission sur le WEB et qui précédait votre reportage est je pense scandaleux pour introduire un reportage sérieux sur les thons tropicaux : toutes les espèces de thons tropicaux, mondialement et donc dans l’Océan Indien, sont très résistantes à la surexploitation et aucune n’est menacée de disparition. Cette grande résistance biologique s’explique facilement du fait de leur biologie, de leur fort potentiel de reproduction et de croissance dans des habitats océaniques très vastes (des dizaines de millions de kilomètres carrés) et très profonds. Ainsi de ce fait, les prises annuelles de thons n’ont jamais montré de baisses significatives, comme le montre la figure ci après, ceci malgré des efforts de pêche soutenus par tous ces stocks.

Aucun scientifique expert de ces ressources n’a encore imaginé des océans d’où les
thons auraient disparu ! Et cela même si leurs menaces de surexploitation sont partout réelles.
De même beaucoup de poissons côtiers ne sont pas plus menacés de disparition, même si ces ressources sont beaucoup plus fragiles : si certains stocks de poissons côtiers ont été souvent en voie de disparition, on se souvient de la morue du Canada, il n’y a aucun doute que ces ressources de poissons exploités dans les ZEE sont bien gérés, et montrent aujourd’hui très souvent des biomasses croissantes, étant en bonne santé, ceci grâce aux mesures de bon suivi scientifique et de gestion efficace prises par de nombreux pays très actifs dans la pêche : Union Européenne, USA, Canada, Australie, Nouvelle Zélande, Japon, Pérou, Chili, Afrique du Sud, etc…
De plus en plus nombreuses, des zones marines protégées ont aussi été mises en place par de nombreux pays, avec des effets très positifs et rapides pour reconstruire ces ressources de poissons côtiers. Il n’y a ainsi aucun risque en Europe de voir disparaître la pêche des poissons côtiers, même si ce problème reste entier dans beaucoup de pays en voie de développement. En notant aussi, dans le cas de la Mer Européenne, que la récupération des stocks et leur assez bon niveau actuel ont largement été le résultat positif des actions de l’Union Européenne : toutes les pêcheries européennes sont depuis 20 ans très bien suivies statistiquement et biologiquement, ceci grâce aux gros financements annuels de la Commission (DG MARE, plusieurs dizaines de millions d’euros annuellement), et à la gestion rationnelle de ces ressources sous le contrôle vigilant de Bruxelles. Il faut savoir reconnaître les grands mérites de l’Union Européenne, même si c’est rarement le cas à Cash Investigation.
Ce petit film d’introduction était donc à mon sens une très fâcheuse disgrâce pour introduire un reportage sérieux sur la pêche : il y a assez de très bonnes raisons de se préoccuper pour l’avenir de la planète, par exemple avec le réchauffement climatique. Il est inutile et scandaleux d’y ajouter les absurdes et terrifiantes perspectives de votre futur monde sans poissons.

Concernant votre documentaire et la suite de l’émission Cash Investigation, je ferai les commentaires suivants : il est certes globalement intéressant, vivant et bien monté, mais il force très souvent le trait sur les problèmes dans une optique pessimiste et en oubliant les nombreux aspects très positifs de la pêche thonière aux Seychelles. Votre film raconte ainsi une histoire très différente et beaucoup plus noire que notre livre sur le même sujet, « l’Or Bleu des Seychelles ». Difficile de savoir où est la vérité, mais vos auditeurs n’en connaitront que les aspects les plus problématiques. Bravo d’avoir retrouvé ce vieux film de bonne qualité sur la pêche des senneurs français au début des années 1980. Je n’ai pas noté dans votre reportage d’erreurs factuelles sérieuses sur les grands problèmes que vous y soulevez mais c’est une émission qui ouvre la voie à des discussions et à des contestations. J’ai par exemple quelques sérieuses réserves sur la teneur de votre dossier scientifique, que je trouve faible sur plusieurs points très importants tels que

1- Captures de petits albacores

Vous avez insisté à maintes reprises sur les captures excessives de petits albacores par les senneurs dans leurs prises sur les DCP, un sujet qui est très important. Toutefois vous ne présentez jamais l’avis des scientifiques sur les niveaux de ces captures et sur leurs conséquences. Les réponses du docker ou celles des pêcheurs ne répondent pas aux 2 questions scientifiques de base sur ces captures d’albacores juvéniles :
 Quel est le niveau et la tendance de ces captures ?
 Quelles en sont les conséquences sur le stock ?
Vous auriez dû poser cette questions aux scientifiques ! Je vous donne brièvement la réponse scientifique à ces 2 questions : les échantillonnages des thons aux débarquement que vous avez filmé montrent que ces captures de juvéniles sont assurément très élevées et fâcheusement très croissantes depuis 30 ans, à des niveaux et avec une tendance qui sont clairement très préoccupants pour tous (scientifiques, pêcheurs et autres).

Cette figure basique qui montre les captures annuelles de juvéniles sous les DCPs
(chiffres de la CTOI) aurait je pense été beaucoup plus parlante que vos questions aux dockers et aux pêcheurs en montrant la figure des poids moyens annuels. Elle pose aussi mieux l’importante question basique que vous ne discutez pas : quelles sont les conséquences de ces captures croissantes de juvéniles sur le stock ?

2- Conséquences de ces captures croissantes de petits albacore ?

C’est la question scientifique la plus importante, mais une bonne expertise scientifique basée sur une connaissance des pêcheries mondiales de thons, où les mêmes tendances ont été observées, est nécessaire pour y répondre. La capture de ces petits albacores a un principal effet négatif qui est universel et incontestable, celui de réduire significativement la prise maximale soutenue réalisable sur les stocks. Toutefois, bien que les reproducteurs soient actuellement en nombre réduit dans le stock, suite aux prises croissantes simultanées d’adultes et à celles de juvéniles, les scientifiques estiment que les nombres de juvéniles qui sont nés chaque année n’ont paradoxalement été que très peu diminués par cette baisse marquée du stock reproducteur. C’est un surprenant paradoxe biologique qui a été observé mondialement pour la plupart des stocks de thons tropicaux durant les 20 dernières années : les scientifiques craignaient unanimement que certains des stocks s’effondrent, victimes de ces fortes captures de juvéniles, mais cela n’a jamais été observé, malgré les fortes captures de juvéniles sur les DCP dans tous les océans.
Cette forte résilience de tous les stocks de thons tropicaux peut s’expliquer par le très grand nombre de juvéniles, qui, s’ils ne sont pas pêchés, meurent en grands nombres de mortalité naturelle. Quelle qu’en soit la cause, les fortes captures actuelles de juvéniles n’ont pas entraîné les catastrophes que les scientifiques craignaient !

3- Canneurs

Votre émission (après votre reportage) idéalise la pêche à la canne : cette pratique artisanale traditionnelle, très active par exemple depuis des siècles aux îles Maldives, est certes très respectable. Elle est assurément sans impact sur les requins, tortues et mammifères marins, mais elle pose de multiples problèmes :
 Elle nécessite de grandes quantité d’appâts vivants capturés dans les lagons, ceci avec de fâcheuses conséquences potentielles de surexploitation de ces fragiles ressources coralliennes dont dépendent des communautés de pêcheurs traditionnels.
 En outre, tous les albacores capturés à la canne sont des juvéniles (comme sous les DCP) et les potentiels de captures des canneurs sont très réduits dans l’Océan Indien, entre autre, faute de ressources suffisantes d’appât vivant. De toutes façons les potentiels de capture des canneurs seraient mondialement très faibles du fait de leurs activités limitées aux zones de pêche très côtières. Les canneurs ne peuvent pas du tout remplacer les senneurs, à moins d’accepter une forte baisse des captures thonières mondiales.

4- Surexploitation du stock d’albacore

Elle est très probable au vu des analyses de la CTOI, il faut donc l’accepter (au moins au titre d’une légitime approche de précaution), mais la réalité reste que ce diagnostic actuel reste très incertain du fait que plus de la moitié des captures d’albacore prises en compte par les modèles d’évaluation sont très mal documentées, tant en termes de quantités que de tailles pêchées. En outre, ce diagnostic est seulement relatif à la situation d’un stock qui serait idéalement exploité à son maximum de production biologique. Il ne traduit pas du tout une situation de catastrophe. A la lecture détaillée des évaluations de l’IOTC, il est clair que le stock est fortement exploité, mais sans qu’il soit sérieusement menacé d’une baisse critique du stock : parler d’un stock de thons surexploité signifie simplement que les efforts de pêche sont excessifs, et qu’on devrait donc diminuer les efforts de pêche et les prises au niveau théorique idéal qui permet de capturer la prise maximale équilibrée du stock. Cela ne signifie pas du tout que la ressource est biologiquement en danger. On le voit d’ailleurs très bien en constatant les fortes captures actuelles d’albacore par toutes les pêcheries artisanales côtières de l’Océan Indien, une situation qui est incompatible avec le diagnostic actuel d’une biomasse du stock devenue très faible.

5- Flottilles thonières fantômes

Les prises d’albacore par des flottilles de divers pays côtiers (Iran, Sri Lanka, Inde, Indonésie) sont très importantes et aujourd’hui équivalentes à celles des senneurs ; elles provoquent aussi très probablement de fortes mortalités de requins et de tortues pour les filets maillants, souvent longs de plusieurs dizaines de km de long et pourtant interdits depuis 1992 dans l’océan Indien. Il n’y a aucun doute que leur impact négatif sur les ressources et sur les écosystèmes est très élevé, mais ceci sans que les scientifiques puissent essayer de chiffrer cet impact, faute de quelconques données statistiques (au contraire des senneurs européens dont les données statistiques ont toujours été excellentes). Les fortes prises non documentées scientifiquement de ces flottilles fantômes rendent très incertaines toutes les évaluations des stocks et en outre ces pêcheries échappent totalement aux mesures de gestion de la CTOI. C’est un problème très grave que vous auriez dû, je pense, évoquer, au lieu de viser exclusivement à convaincre vos auditeurs que les senneurs français (et secondairement espagnols) et leurs DCP en nombres excessifs, sont la cause unique de tous les problèmes, en se basant sur les excellentes statistiques des senneurs. C’est pour moi un manque flagrant d’objectivité sur ce dossier.

Je vois aussi quelques autres faiblesses importantes pour moi aux messages de votre émission :

Senneurs espagnols

Vous concentrez votre émission sur les senneurs français et leurs DCP, ce qui était je pense inévitable et sans doute plus prudent pour vous (sic). Cependant vos téléspectateurs n’ont acquis que très peu d’informations sur le fait que les senneurs de l’Espagne et de ses pavillons associés sont de très loin les plus actifs dans l’emploi des DCPs : avec beaucoup plus de navires auxiliaires que la France (20 contre 2), avec des prises sur DCP beaucoup plus importantes et surtout beaucoup plus de DCP par senneur et avec des zones de pêches sur DCP plus vastes. Avec des senneurs espagnols qui ont été conçus pour la pêche sur les DCP et donc beaucoup plus grands que les français, ces senneurs ne peuvent être rentables qu’en privilégiant ce mode de pêche avec l’appui de navires auxiliaires. Les DCP des senneurs français et espagnols posent tous deux de sérieux problèmes potentiels, mais la plus grande menace des DCP est clairement hispanique ! Il était essentiel pour moi de présenter et de discuter clairement ces questions factuelles relatives aux DCP espagnols et en la comparant aux menaces bien moindres des senneurs français.

Accords de pêche UE

Le financement par Bruxelles de ces accords seychellois (ou ceux de Madagascar) mérite certes une discussion, mais pas nécessairement une condamnation. Un avocat n’aurait aucun mal à défendre l’intérêt de ces accords de pêche avec des arguments convaincants. Ils font maintenant l’objet d’études techniques détaillées, ex ante et ex post, et ils ont le mérite d’être totalement transparents dans toutes leurs composantes, statistiques et financières. Ils prennent aussi en compte aujourd’hui (certes plus ou moins bien…) les ressources halieutiques qui sont disponibles localement, mais ce n’est pas facile pour les grands migrateurs comme les thons qui ne connaissent pas les ZEE. Par ailleurs, y compris bien sûr aux Seychelles, ces fonds européens des accords de pêche ont servi au financement d’infrastructures destinées exclusivement aux pêcheurs locaux (chambres froides et machine à glace), et de la formation à l’étranger des scientifiques, techniciens et administratifs nationaux de la pêche. Au contraire, les accords de pêche privés alternatifs sont tous d’une opacité totale, et très souvent iniques pour les économies des pays côtiers, sans se soucier des niveaux des ressources et avec des millions d’euros qui terminent le plus souvent dans les comptes en banque offshore de ministres corrompus, et jamais en finançant des quais ou en soutenant les recherches halieutiques locales.

Quai de Victoria

Vous insistez beaucoup sur le nouveau quai de Victoria et le scandale de son financement par les fonds européens des accords de pêche. Je ne partage pas du tout vos conclusions sur ce point. Quand les fonds des accords de pêche sont versés aux Seychelles en échange de droits de pêche des senneurs UE, il est très normal que le gouvernement des Seychelles emploie ensuite ces fonds comme il le juge utile. Il n’y a aucun doute pour moi que le port de Victoria avait besoin d’un tel nouveau quai pour la cinquantaine de grands senneurs UE et d’autres pays qui fréquentent ce port, une flottille dont les activités apportent aux Seychelles près de 20% de son PIB ! Une situation économique « thonière » unique au monde et que les Seychelles veulent légitimement conserver. Ce quai venait en outre valoriser la vaste zone insulaire construite à grand frais à Victoria par l’ancien président René et qui restait sous utilisée. Sachant que la pêche artisanale des Seychelles dispose déjà depuis 10 ans à Victoria d’un splendide quai bien équipé, qui a été offert par le Japon (face aux bureaux de la SFA) ; cette flottille n’a d’ailleurs à ma connaissance pas exprimé le besoin d’un autre quai de débarquement.

Une question finale : dans votre excellent dossier sur les senneurs sétois, un dossier qui est idéal pour Cash Investigation, vous ne citez jamais l’ICCAT, la commission thonière responsable de la conservation des thons de l’Atlantique et qui, après de longs débats, a mis en oeuvre depuis 12 ans et avec de gros efforts, le sauvetage très réussi du stock de thon rouge. Cette splendide récupération ayant été obtenue à grands frais, avec les euros provenant surtout de Bruxelles, et avec beaucoup de contrôles (pas toujours efficaces…). Pourquoi donc n’avez- vous jamais parlé de l’ICCAT dans ce dossier du thon rouge sétois ?

Veuillez croire chère madame Le Gall à l’assurance de mes meilleurs sentiments
scientifiques.
Alain Fonteneau

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