Pêche industrielle : gros poissons en eau trouble : Un reportage de Cash Investigation sur la pêche thonière française Ou comment, à trop charger la barque, on finit par chavirer soi-même

, par  LUNEL Eric

Comme à son habitude, l’émission de Cash Investigation (émission diffusée le 5 février 2019 sur France 2 sur le thème de la pêche thonière française) a ému, et probablement indigné, son large public.
Malheureusement, les reportages présentés sont largement orientés, les enquêtes font copieusement l’impasse sur l’essentiel et présentent une vision limitée du secteur, qui a peu de liens avec la réalité.
Le choix d’une mise en scène partisane, couplée à un déséquilibre flagrant dans le traitement de l’information, ne permettent pas au néophyte de se faire une idée exacte de ce qui se passe en réalité. Or, Cash Investigation est connu dans le grand public comme, et se targue d’être, une référence en matière de journalisme d’investigation. Nous allons voir que c’est malheureusement loin d’être indiscutable ...
On peut revoir l’émission via le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=GRvNZ5OqQac

UNE MISE EN SCENE QUI VISE A DENIGRER OU DESTABILISER LES UNS ET A METTRE EN VALEUR LES AUTRES ...

 Dès les premières minutes, le ton est donné : les scénarios catastrophe et les annonces délibérément alarmistes assaillent le téléspectateur : « les eaux paradisiaques se seraient transformées en désert (2’36) », « avant, quand il y avait encore des poissons (2’52) », sans oublier les images catastrophes telles que celles des épaves de l’ancien port de Moynaq (Ouzbékistan) sur la mer d’Aral (2’21). Avant même le début du reportage, sans lui laisser le temps de juger par lui-même, on lui souffle dès les premiers instants ce qu’il faut penser. Est-ce là une pratique digne du journalisme d’investigation ?

 Ce qui surprend aussi au premier abord est la voix off qui accompagne le reportage, pratiquement de bout en bout. Avec un ton en permanence ironique, voire sarcastique ou méprisante [1], on peut se demander où est l’objectivité qui, théoriquement, doit guider un journaliste dans la description des faits. Cela semble plutôt relever d’une volonté de dénigrer systématiquement et d’influencer le téléspectateur tout au long du reportage.

 Ensuite, ce qui étonne c’est la différence de traitement entre les divers protagonistes présentés dans l’émission. Les méchants sont relégués à un bout de table, les gentils confortablement installés et bien éclairés, tandis que la grande prêtresse du journalisme d’investigation se met en scène et plonge avec les thons [2] ...

 La tonalité générale de l’émission est à charge. On le verra plus en détail par la suite, mais les journalistes ont tout simplement "oublié" d’enquêter et de recueillir des éléments à décharge, qui sont pourtant nombreux, on le verra. On force le trait sur les problèmes et on écarte les aspects positifs des sujets traités. Au bout du compte, le téléspectateur n’aura accès qu’à une partie de l’information, celle sélectionnée par Cash Investigation.
Cette absence d’équilibre dans la présentation des faits peut donc induire en erreur le téléspectateur.

 Finalement, l’ensemble du reportage est accompagné d’une chorégraphie dont les objectifs sont clairs : servir un discours dont la teneur est définie dès le départ, à savoir : charger les méchants, mettre en lumière les gentils, selon une ligne de démarcation préalablement établie, les méchants étant les industriels, les autorités nationales, l’Union européenne (UE), les gentils étant les "petits" pêcheurs, les ONGs, les scientifiques et, bien sûr, les journalistes redresseurs de torts.

UNE INVESTIGATION A CHARGE ET DES DOSSIERS MAL MAITRISES

L’enquête sur la pêche thonière française dans l’océan indien

La surexploitation du thon albacore dans l’Océan Indien : un fait avéré

La surexploitation du thon albacore par la flotte des senneurs [3] français de l’océan indien est le principal sujet traité dans la première partie de l’émission.

Cette première partie décrit certaines pratiques de cette flotte, notamment l’utilisation des Dispositifs de Concentration de Poisson (DCP), et les met en parallèle avec l’état de surexploitation du stock d’albacore.

En effet, l’utilisation des DCP favorise la capture des albacores juvéniles, perturbe leurs schémas de migration et occasionne un surcroît de prises accidentelles de tortues marines et de certains requins. Sans oublier les impacts environnementaux dus à l’essaimage des DCP. Les DCP sont utilisés non seulement par les flottes industrielles, mais aussi par certaines communautés côtières de pêcheurs artisans, à l’Île Maurice par exemple. Les effets sont connus et commencent à être scientifiquement documentés.

Cette situation, que semble révéler le reportage, n’est pourtant pas nouvelle. C’est une préoccupation de bon nombre d’acteurs, notamment les armements français et l’UE, depuis quelques années, avec des résultats modestes pour l’instant. Pourquoi ? Répondons à cette question que le reportage n’aborde pas.

La gestion des pêcheries thonières de l’Océan Indien : un lent fleuve pas toujours tranquille ...

Les thons sont de grands migrateurs et, à ce titre, la gestion des stocks n’a de sens qu’à l’échelle de l’océan tout entier. C’est pour cette raison que des organisations régionales de gestion des pêches spécifiques ont été créées, comme la CICTA [4] pour l’Océan Atlantique et la CTOI  [5] pour l’Océan Indien. Les décisions et la réglementation en matière de gestion des pêcheries thonières sont prises au sein de ces organisations.

La CTOI est composée de 31 Etats membres (dont l’UE) et les décisions s’y prennent le plus souvent par la recherche du consensus le plus large. Les négociations sont donc logiquement longues et difficiles sur la plupart des sujets, notamment les plus sensibles. On est souvent bien contents d’obtenir une petite avancée que pas d’avancée du tout. C’est ce qui s’est passé en 2015, puis en 2017 lorsque, sur des propositions défendues par l’UE et l’Île Maurice, une première limitation à 550 (2015), puis à 350 (2017) DCP actifs par navire ont été actées. Ces premiers pas sont symboliques et devraient ouvrir la voie à d’autres mesures, plus contraignantes. C’est ce qui s’appelle « mettre un pied dans la porte ».

Les initiatives des opérateurs français contre les DCP ignorées par Cash Investigation

Il est bien dommage que le reportage ne dise pas que ce combat contre les DCP ait été initié dès 2011 par les armements français, voyant dans le développement de cette pratique un risque pour les stocks. Ils ont par exemple à cette époque décidé d’auto limiter le nombre de DCP à 150 [6] par senneur (puis à 200 à partir de 2014) alors qu’aucune limite n’était alors imposée au plan international. Il s’agit d’une initiative unilatérale pour limiter l’impact des DCP et pour sensibiliser la profession et la concurrence à ce problème. Yvon Riva, le représentant d’Orthongel, l’a bien indiqué à l’occasion de l’interview donnée en coin de table, mais cette information n’a pas été relevée par Elise Lucet.

Tout compte fait, les mesures prises par la CTOI en 2015 et 2017 demandent à l’ensemble des élèves de la classe (les flottes thonières de l’océan indien) de se hisser à un niveau minimal d’exigence. Il est ridicule d’en évaluer l’efficacité globale en mesurant uniquement les efforts que les meilleurs élèves auront à faire. Pourtant, par ignorance, par légèreté ou parti pris, c’est ce que font les journalistes dans ce reportage [7].

Une enquête approfondie leur aurait permis de vérifier que la flotte française de l’Océan Indien applique bien des limites de DCP plus contraignantes que les normes imposées par la CTOI, rendant caducs leurs commentaires moqueurs.

Les armements français visés dans le reportage ont pris d’autres initiatives et se sont aussi engagés, avec succès, dans la mise au point de DCP non-maillants, qui permettent de réduire fortement les prises accidentelles de tortues et de requins [8]. Ce genre de DCP est maintenant utilisé par tous les senneurs français. Des recherches sont également engagées par les armements français pour mettre au point des DCP biodégradables  [9], mais pour l’instant les essais pour trouver un matériau 100 % biodégradable n’ont pas abouti.

Ces initiatives qui vont toutes dans le sens de la durabilité ont également été passées sous silence par les grands pédagogues de Cash Investigation.

Les pressions de l’UE pour réglementer les DCP et reconstituer le stock d’albacore oubliées par les journalistes

Le reportage n’en fait pas non plus mention, mais ce combat a aussi été celui de l’UE qui depuis plusieurs années fait pression, au sein de la CTOI, pour réguler l’utilisation des DCP (nombre, structure [10]). L’UE s’est aussi fortement engagée à faire respecter les récents plans de reconstitution des stocks d’albacore de l’Océan Indien.
Ainsi, en 2017, ayant déjà pêché le quota qui lui était attribué, une partie de la flotte européenne ciblant cette espèce a dû stopper ses activités avant la fin de l’année. De même en 2018, les efforts ont été intensifiés pour que ces quotas soient respectés. Cette discipline stricte n’est malheureusement pas appliquée de la même manière par les flottes non européennes puisque certaines d’entre elles sont même exemptées de limites de captures ou qu’elles tardent à mettre à œuvre les efforts qui leur sont demandés. La réduction des captures d’albacore devrait être un effort collectif. Ce n’est malheureusement pas encore le cas, ce qui freine la reconstitution rapide du stock.

Ces préoccupations, ces plans, ces mesures ainsi que leur mise en œuvre différenciée selon les flottes, nulle mention dans le reportage qui reste sur une vision simpliste du secteur.

L’impact des flottes asiatiques passé sous silence

Les captures d’albacore par les flottilles d’autres Etats côtiers de l’Océan Indien (Inde, Indonésie, Iran, Philippines, Sri Lanka) sont aussi très importantes et probablement équivalentes à celles des senneurs européens. Certaines de ces flottes utilisent notamment de très longs filets maillants pourtant interdits depuis 1992 dans l’Océan Indien et occasionnent d’importantes captures accidentelles de tortues et requins. D’après Alain Fonteneau [11], ces importantes captures ne sont pas documentées scientifiquement et cela rend la tâche très difficile et très incertaine pour les scientifiques qui conduisent les évaluations de stocks. De même, ces flottilles échappent totalement aux mesures de gestion de la CTOI. Ce problème d’envergure n’a pourtant pas été évoqué dans le reportage, les enquêteurs de Cash Investigation préférant viser exclusivement les senneurs français (et secondairement espagnols) comme source unique de tous les problèmes.

Il ne faut en effet pas compter sur Mme Lucet pour expliquer au public qu’en plus des 27 senneurs français et 26 senneurs espagnols autorisés à pêcher dans l’Océan Indien, il y a 77 senneurs indonésiens, 48 philippins, sans oublier les seychellois, coréens, japonais etc... , tous actifs sur les mêmes pêcheries et qui, curieusement, ne sont pas évoqués dans le reportage.

Thonier de Taïwan (photo Alain Le Sann)

Ce qui différencie aussi les flottes européennes de la plupart de ces autres flottes est la transparence de leurs activités. Le seul fait que des caméras aient pu filmer à bord d’un de ces bateaux est déjà un signe. Il aurait probablement été plus difficile de monter et de filmer à bord d’un senneur indonésien ou iranien. Comme on a pu le voir dans le reportage, à bord des senneurs français, toutes les captures sont comptabilisées, mesurées, déclarées . Le scientifique Pascal Bach qui accompagne Sophie Le Gall intervient d’ailleurs sur un plan d’échantillonnage mis en œuvre par l’IRD [12] (12’05 à 16’05). Pour les flottes asiatiques notamment, il est peu plausible que l’on ait le même niveau de transparence et de conformité aux règles imposées par la CTOI. De toute façon, les enquêteurs de Cash Investigation n’ont pas cherché à faire la comparaison.

A bord des senneurs français, toutes les captures sont comptabilisées, mesurées, déclarées ...

Une mer sans poissons ? Le thon albacore, une espèce menacée ?

Les effets d’annonces [13] en début et tout au long de l’émission sur ces thèmes mettent en évidence toute l’ignorance des journalistes sur ces questions scientifiques. En effet, si le thon albacore est bien surpêché dans l’Océan Indien, il n’est en rien menacé. La confusion est notamment faite par Mme Lucet à l’occasion de l’interview de M. Riva (27’).

En effet, une espèce thonière peut bien être en situation de surpêche [14], il y a encore une grande différence avec une situation où elle serait menacée d’extinction [15], comme le laissent pourtant entendre Mme Lucet et ses collaborateurs. Même la liste rouge de l’UICN [16], à l’ordinaire exagérément pessimiste sur l’état de conservation des espèces, ne mentionne pas l’albacore comme une espèce menacée [17].

Cet amalgame, volontaire ou non, sert à l’évidence le discours catastrophiste porté tout au long du reportage. Mais il induit très clairement le téléspectateur en erreur.

Non, le thon albacore n’est pas une espèce menacée ...
Pour éclairer utilement le téléspectateur, il aurait fallu interroger les scientifiques sur l’impact potentiel de cette surexploitation sur le stock d’albacore. Cela n’a pas été fait puisque seuls les pécheurs, les marins sont interrogés sur le sujet. Un spécialiste comme Alain Fonteneau, qui est pourtant interviewé dans le reportage, aurait, si on lui avait posé la question, certainement expliqué que les thons tropicaux sont des espèces très résistantes à la surexploitation du fait d’une extraordinaire prolificité et d’un étonnant potentiel de croissance. Il aurait pu expliquer que la surexploitation de cette espèce induit certes une réduction du nombre des reproducteurs, mais qu’elle n’affecte en rien le nombre de juvéniles nés chaque année [18]. Un stock surexploité ne signifie pas qu’il est menacé, mais que l’effort de pêche et les captures, doivent être réduits, afin de limiter le risque de voir décliner aussi la biomasse, puis les captures par unité d’effort. Nous en sommes encore loin.

Des histoires de pavillon…

Au détour de leur visite dans l’archipel des Seychelles, les fins limiers de Cash Investigation découvrent que le monde est mondialisé. Ils découvrent qu’une entreprise, fut-elle française, peut s’expatrier et qu’un armateur peut solliciter pour son navire le pavillon d’un autre Etat côtier. Un peu de la même façon qu’un ressortissant français peut immatriculer sa voiture en Espagne ou qu’une compagnie aérienne britannique peut immatriculer ses avions en Autriche [19]

A part peut-être à Cuba ou en Corée du Nord, un entrepreneur peut créer une entreprise dans un pays étranger, fut-il armateur, et demander à y immatriculer son navire et y acquérir le pavillon. Pour autant qu’il respecte les règles du pays d’accueil et les règles imposées par l’organisation régionale de pêche compétente, la CTOI dans le cas de la pêche au thon dans l’Océan Indien.

Ceci n’est bien sur possible que si l’État côtier détient des réserves de capacité inutilisées, au regard de la réglementation définie par la CTOI, qui assure la gestion des capacités de pêche. Il importe peu qu’un détenteur de capacité de pêche soit européen ou non, l’important étant que la capacité globale à l’échelle de l’océan ne dépasse pas le plafond préalablement défini.

L’UE est très attentive au fonctionnement et aux décisions prises au sein des organisations régionales type CTOI, raison pour laquelle elle coopère de manière étroite avec elles. Une unité spécialisée [20] de la Commission européenne, composée de 17 fonctionnaires, s’occupe exclusivement de cette coopération.

Un navire de pêche qui acquiert un pavillon non européen par définition n’est plus européen et n’est donc plus soumis aux règles européennes, mais à la réglementation ad hoc du pays d’accueil. Sauf s’il se livre à des actes de pêche illégale, auquel cas des mesures pourront être prises contre lui et son propriétaire, au regard de la réglementation européenne dans ce domaine.

Si on reprend l’analogie automobile, la voiture de notre ressortissant français immatriculée en Espagne sera soumise aux règles espagnoles en matière de gestion des immatriculations automobiles et de respect des règles de circulation, la France n’ayant pas de compétence pour gérer le parc automobile espagnol. L’analogie peut aussi valoir dans le secteur des compagnies aériennes.

Une question devient alors importante : ces Etats côtiers ont-ils les moyens de contrôler les activités des navires qui battent leur pavillon ? C’est là que le bât blesse, les petits Etats insulaires ont, le plus souvent, des capacités de suivi et de contrôle limitées. Raison pour laquelle il est important de coopérer [21] avec eux afin qu’ils puissent renforcer leurs capacités de suivi, contrôle et surveillance pour leurs navires et leurs eaux. C’est là l’un des enjeux des programmes que l’UE met en œuvre dans le cadre des accords de pêche passés avec les Etats côtiers.

Finalement, dans un secteur très complexe, le reportage reste sur une vision simpliste. Il s’attaque uniquement aux plus vertueux, les mauvais élèves de la classe étant étrangement hors des écrans radar de Cash Investigation. Probablement par veulerie et par ignorance. On peut aussi légitimement se demander si le parti pris n’est pas à l’origine de ce déséquilibre.

Le reportage sur le quai de pêche industrielle de Victoria, capitale des Seychelles

Dans la deuxième partie de l’émission, l’enquête se concentre sur le financement européen, en 2015, du quai de pêche industrielle de Victoria.

Une enquête d’une objectivité perfectible …

L’enquête consiste tout d’abord à interviewer deux pécheurs seychellois, dont M. Keith André, qui est Président de l’Association des Propriétaires de Bateaux de Pêche des Seychelles et Président de la Fédération des Pêcheurs Artisans de l’Océan Indien [22]. Avec des questions du style : «  vous avez l’impression que l’argent [de l’UE] ne sert pas la pêche locale seychelloise ? », on en retire évidemment des jugements définitifs du genre : « eux [les bateaux européens] ils viennent chez nous, ils détruisent toute la mer. Ils repartent avec les poches pleines » ou « où est l’argent ? ».

L’enquête se poursuit par la visite guidée, avec M. André, d’une partie du port, à l’endroit où a été construit en 2015, un quai de pêche industrielle, avec un cofinancement de 2,6 M € de l’UE, dans le cadre de l’accord de pêche Seychelles - UE. On nous explique que ce quai a été construit pour favoriser les intérêts des seuls senneurs européens et que « Nous [les petits bateaux], on n’a pas le droit d’accoster là  ». Manque de chance, au moment où on nous explique que ce quai est réservé aux navires européens (48’30), le seul que l’on voit est un senneur iranien (Havour 3 [23]. Sur l’image qui suit, le senneur rouge que l’on voit est seychellois (Artza [24]) ...

La voix off aurait pu dire : «  et oui, on mène nos enquêtes comme ça à Cash Investigation … ».
La vérité est que ce port est fréquenté par toutes les flottes thonières de l’Océan Indien, pas seulement les flottes européennes. Tous les navires y payent les redevances d’accès, y compris les navires européens.

Il est par ailleurs étonnant de constater que notre guide, qui se plaint de ne pas pouvoir utiliser le quai industriel, ne sache pas, en tant que représentant du secteur de la petite pêche seychelloise, que la conception d’un quai de pêche industrielle n’est pas adaptée à l’accostage des petits bateaux. Sinon, ce ne serait pas un quai de pêche industrielle ... Il est également curieux qu’il ne mentionne pas que les navires de petite taille disposent, depuis près de 10 ans à Victoria, d’un quai qui a fait, en 2016 puis en 2018, l’objet d’une modernisation et d’un agrandissement avec l’appui financier du Japon [25].

L’enquête menée par Cash Investigation serait-elle passée à côté de certaines informations majeures qui auraient pu changer un tant soit peu le discours porté à l’oreille des téléspectateurs ?

L’industrie thonière : un poumon économique de l’archipel

Pour ce faire une idée du contexte économique local, il est utile de rappeler que les activités liées à l’industrie thonière représentent aux Seychelles entre 20 et 25 % du PIB, 90 % des exportations, que c’est le deuxième poste d’entrée en devises étrangères, après le tourisme, que des milliers d’emplois directs et indirects en dépendent.

Au regard de l’importance économique et sociale de ce secteur pour l’ensemble de l’archipel, il est légitime que les Seychelles cherchent à attirer des financements pour le développer. Ainsi, en 2015, le Gouvernement des Seychelles avait exprimé le souhait de construire un nouveau quai qui permettrait de faciliter l’activité et les opérations de débarquement des dizaines de grands senneurs qui approvisionnent la conserverie « Indian Ocean Tuna », basée dans la capitale Victoria. A l’époque, il était évident que le port de Victoria avait besoin d’une telle infrastructure qui, de plus, allait permettre de valoriser une zone portuaire encore peu utilisée. C’est donc logiquement que l’UE, dans le cadre de son partenariat de pêche avec les Seychelles, avait donné son feu vert pour cofinancer ce projet, à hauteur de 2,6 M €. Cela a été un réel succès, puisque depuis cela a permis d’attirer d’autres financements (privés et publics) et de générer de l’emploi dans l’archipel.

Malgré tout, l’intervention européenne est suspecte ...

Malgré le contexte économique favorable, le reportage critique l’appui européen au développement économique de ce secteur. Si l’on comprend bien le raisonnement des journalistes, il est incompatible que ce port soit, à la fois, cofinancé par l’UE et fréquenté par les senneurs européens qui approvisionnent la conserverie. L’UE aurait donc dû, soit refuser de financer cette infrastructure, soit en interdire l’accès à ses navires.

Pour apprécier le raisonnement de Mme Lucet et de ses collaborateurs, faisons une comparaison. Prenons l’exemple de la construction des immenses centrales solaires au Maroc [26] : Noor I, II, III, IV à Ouarzazate (Noor IV est en cours de construction, les autres sont achevées), ainsi que Noor Midelt, à Midelt (le chantier va démarrer cette année). Ces projets permettront, à terme, de contribuer à la fourniture d’électricité propre, qui devrait porter, d’ici 2030, la part des énergies renouvelables dans le mix électrique national à 52 %. Il est également prévu de rentabiliser ces investissements en vendant une partie de la production à certains pays d’Europe [27], dont l’Allemagne. Ces projets ont vu le jour grâce, entre autres partenaires, à des financement européens (la KfW – la banque de la coopération financière allemande - , la Commission européenne, la Banque Européenne d’Investissement et l’Agence Française de Développement [28]).
Le Maroc doit-il refuser de vendre une partie de sa production à l’Europe ? Les bailleurs européens doivent-ils se désengager de ces projets ? Ce serait parfaitement idiot, mais logique au regard du raisonnement des journalistes, l’équipe de Cash Investigation pouvant argumenter en disant que ces aides, qui devaient aller aux marocains, va finalement bénéficier en partie à ces mêmes européens...

On le voit aisément, le terrain où les journalistes de Cash Investigation ont amené le téléspectateur est glissant et le raisonnement qui sous-tend leur principale critique est inepte.

… Et la politique européenne de la pêche est caricaturée

A travers l’enquête sur la pêche thonière aux Seychelles, le reportage a également abordé le sujet des accords de pêche de l’Union européenne. Critiqués, d’une part, car ils permettraient de subventionner la pêche industrielle européenne et, d’autre part, parce que les aides à la pêche artisanale, pourtant programmées, ne seraient pas au rendez-vous.

Les accords de pêche de l’UE permettent aux navires européens de venir pêcher dans la zone de pêche de certains États côtiers, moyennant le paiement par l’UE de droits d’accès. Ces accords prévoient également des appuis financiers en direction des politiques publiques des États côtiers (communément appelés « appui sectoriel ») et sont destinés à l’amélioration de la gouvernance du secteur. Les opérateurs européens s’acquittent par ailleurs de droits lors de la prise des licences de pêche.

Les transferts financiers de l’Union européenne vers le Trésor Public des États côtiers rémunèrent un droit d’accès aux zones de pêche concédées par l’État côtier qui y détient la souveraineté. Contrairement à ce qui est dit dans le reportage, les opérateurs européens qui pêchent dans ce cadre ne perçoivent pas de subventions de l’UE. Les droits dont ils s’acquittent (frais d’acquisition des licences de pêche) sont généralement équivalents aux droits que payent les navires non européens ou qu’ils auraient payé en l’absence d’un accord de pêche.

Loin de la caricature servie par le reportage, ces accords de pêche sont de véritables partenariats avec les États côtiers concernés, accompagnés de dialogues politiques permanents et vont bien au-delà de simples accords commerciaux. Dans le monde entier, ce sont les seuls accords qui sont entièrement rendus publics et l’UE encourage régulièrement ses partenaires à appliquer ce principe de transparence pour les accords qu’ils concluent avec d’autres nations de pêche lointaine (Chine, Russie, Japon, Corée). Dans le cadre du dialogue politique bilatéral et de l’appui sectoriel, l’UE fait la promotion d’une gestion durable des ressources halieutiques et aide financièrement les États côtiers dans ces domaines (recherche scientifique, suivi contrôle et surveillance des pêches, appui à la pêche artisanale, infrastructures, sécurité en mer, …). Ces accords sont aussi à l’origine de milliers d’emplois, à la fois dans les États côtiers et dans l’Union européenne. Pour s’en convaincre, on peut consulter les évaluations qui sont régulièrement publiées pour chaque accord de pêche (voir : https://ec.europa.eu/fisheries/documentation/studies_fr), dont celui avec l’archipel des Seychelles [29] .

L’appui sectoriel apporté aux Seychelles dans le cadre de l’accord de pêche 2014-2020, d’un montant global de 15,2 millions €, a été structuré autour de 3 axes :

1. l’élaboration et la mise en œuvre de plans de gestion des pêches et de l’aquaculture ;
2. les infrastructures de pêche pour le secteur artisanal et industriel ;
3. le renforcement des capacités.

Dans ce contexte, les appuis à la pêche artisanale ont notamment permis de construire, au bénéfice des petits pêcheurs de l’île de La Digue, un nouveau marché et une épicerie (inaugurés en janvier 2019), tandis que sont en cours d’achèvement, sur l’Ile de Mahé, quatre unités de transformation à Bel Ombre, ainsi qu’une extension d’un entrepôt de débarquement qui bénéficiera aux pêcheurs de la région [30].

Ce qui répond à la question qui, soi-disant, « est sur toutes les lèvres » au port de pêche de Victoria : « où est l’argent ? » (47’55).

Toutes ces informations sur les aides européennes à la pêche artisanale seychelloise ont été transmises en avril 2018 par la Commission européenne aux journalistes, mais elles n’ont curieusement pas été révélées aux téléspectateurs qui restent donc sur cette fausse impression d’une UE dont les aides ne bénéficient pas à la pêche locale seychelloise.

On peut dès lors s’interroger sur la déontologie des reporters de Cash Investigation, ces derniers ayant visiblement occulté des informations qui auraient rééquilibré les dires des pêcheurs seychellois sur lesquels le reportage base ses accusations. On peut aussi légitimement se demander si les journalistes ont réellement enquêté sur le sujet. Il est vrai que le climat des Seychelles se prête peut être plus à l’oisiveté qu’aux travaux approfondis ...

VRAI OU FAUX ? Des contrevérités majeures véhiculées par Cash Investigation

* Le thon albacore de l’Océan Indien est une espèce menacée : FAUX

Le statut d’espèce menacée concerne les espèces en danger d’extinction (voir notule 18). Le thon albacore est d’une étonnante prolificité (une femelle produit entre 2 et 6 millions d’œufs chaque année) et est doté d’une capacité de croissance rapide. Il n’est en rien menacé. Les journalistes ont confondu « surpêché » et « menacé ».

* L’UE ne contrôle pas ses bateaux : FAUX

Les navires de pêche européens sont les navires les plus contrôlés au monde et sont soumis à la réglementation la plus stricte et la plus contraignante. Ils font l’objet d’une surveillance à tous les stades de leurs activités économiques, de la construction des navires, jusqu’à la commercialisation des produits de la mer, en passant par les procédures d’émission des autorisations de pêche, les contrôles en mer, les contrôles au débarquement, sur les marchés, dans les salles de ventes, aux frontières, etc ...

* Les senneurs européens sont des bateaux usines : FAUX

Ce terme est généralement utilisé dans le cas de la pêche aux cétacés. Il s’agit de navires de pêche qui ont des capacités de transformation à leur bord. Ce n’est pas le cas des senneurs, à bord desquels seuls les bains de saumure et la congélation sont pratiqués [31]. Le terme de « bateau usine » est fréquemment utilisé par les journalistes (10’50 et 13’56) ou les ONGs car il laisse imaginer un gigantisme destructeur et permet d’effrayer facilement un public novice. L’usage de ce terme est ici erroné.

* Les thoniers français et espagnols pêchent avec l’argent du contribuable européen : FAUX

Les opérateurs européens qui pêchent dans le cadre des accords de pêche conclus avec des États côtiers ne perçoivent pas de subventions. L’UE rémunère les États côtiers en compensation des droits d’accès aux zones de pêche accordés aux navires européens. Une contribution supplémentaire est dédiée à l’appui aux politiques publiques visant l’amélioration de la gouvernance du secteur. Ces contributions sont versées au Trésor Public de l’État côtier concerné. Les opérateurs européens s’acquittent par ailleurs de droits (acquisition des licences de pêche) qui sont généralement équivalents aux droits que payent les navires non européens ou qu’ils auraient payé en l’absence d’un accord de pêche.

L’oligopole en France de la pêche au thon rouge

Le reportage aborde ensuite certains aspects de la pêche française au thon rouge de la Méditerranée et de l’Atlantique Est. Il met en évidence qu’en France, une grande partie de ce secteur est aux mains de quelques familles privilégiées, pour la plupart basées à Sète, dont les membres sont passés maîtres dans l’art de capter les subventions européennes.

Le reportage relate également la situation qui a prévalu dans les années 2006/2007, jusqu’à 2012, lorsque le stock de thon rouge était dans une situation alarmante puis a fait l’objet d’un plan pluriannuel de reconstitution.

Il est tout à fait curieux de voir que la présentation qui est faite de tout le processus qui a conduit à la reconstitution progressive du stock ne mentionne pas une seule fois la CICTA (Commission Internationale pour la Conservation des Thonidés de l’Atlantique). C’est pourtant au sein de cette organisation intergouvernementale que tout s’est décidé, tout s’est mis en place. C’est pourtant le comité scientifique de la CICTA qui aura permis de sensibiliser tout le monde de la nécessité de mettre en place des mesures drastiques de réduction des quotas, de surveillance et de contrôle.

Rien non plus dans le reportage sur l’influence certaine qu’aura eu l’UE à la CICTA dans la prise et la mise en œuvre rapide de ces décisions. Rien non plus sur le fait que le plan pluriannuel de reconstitution des stocks de thon rouge dans l’Atlantique Est et la Méditerranée est très largement financé par l’UE. Il eut pourtant été judicieux d’informer le contribuable européen que ses impôts sont utilisés à bon escient.

Par contre, on nous montre d’anciennes images chocs qui laissent croire au téléspectateur que seule l’action des activistes de Greenpeace a permis d’inverser la tendance. Ce qui, bien sûr, est faux.

Ce traitement déséquilibré de l’information est, encore une fois, de nature à tromper le téléspectateur.

FINALEMENT, QUE POUVONS-NOUS RETENIR ?

Loin d’être les mauvais élèves décrits, les navires européens qui pêchent les thons tropicaux dans l’Océan Indien sont très certainement les plus transparents et ceux qui font l’objet de la surveillance la plus stricte. Ils ne sont autorisés à pêcher que sur la base d’avis scientifiques indépendants. Ceux qui ne respectent pas les règles font l’objet de mesures coercitives et ceux qui atteignent les quotas sont obligés d’arrêter leurs opérations de pêche.

Bien sûr, il y a des problèmes, comme on l’a vu avec la surexploitation du thon albacore et l’utilisation des DCP. Toutefois, ces problèmes, loin d’être la catastrophe annoncée,font l’objet d’initiatives, notamment des opérateurs français, et sont traités dans les instances internationales ad hoc (CTOI) au sein desquelles l’Union européenne pousse pour accélérer les décisions et leur mise en œuvre. Mais cela prend parfois du temps, des intérêts divergents pouvant les retarder.

Par ailleurs, les aides européennes à la petite pêche seychelloise ont permis de construire des infrastructures d’appui et de faciliter les activités des bénéficiaires dans certaines îles de cet archipel.

Les reportages qui nous ont été présentés par l’équipe de Cash Investigation ne sont donc pas des chefs d’œuvre d’objectivité, tant les informations à charge auront monopolisé l’antenne et tant les informations contradictoires auront été passées sous silence. On l’aura compris, pour continuer à plaire à leur public,les reporters de Cash Investigation ont délivré des messages simples, voire simplistes (« surexploité = menacé » ; « industriels = méchants » ; « accord de pêche = subvention ») et ont choisi d’enquêter uniquement là où c’était facile (par exemple à bord d’un senneur français, non à bord d’un navire indonésien). Ils n’ont pas cherché à comprendre les complexes processus en cours et ont écarté les informations qui contredisaient la grille de lecture binaire qui, de bout en bout, a été la leur.

A une époque où les consommateurs ont un réel pouvoir d’orienter ou de changer les choses vers plus de durabilité, il est dommage qu’une émission de grande écoute comme Cash Investigation leur serve de tels reportages, empreints d’un manque d’objectivité évident. On peut aussi légitimement s’interroger sur le succès récurrent de cette émission, le public et les médias semblant malheureusement plus attirés par l’odeur du sang que par celle d’une réalité parfois peu spectaculaire.

Eric LUNEL
Eric Lunel travaille pour la Commission européenne depuis plus de 10 ans. Pour autant, ce document, les arguments, réflexions et commentaires qu’il contient, ont été rédigés de manière indépendante et ne reflète pas nécessairement l’opinion officielle de cette institution.

Pour aller plus loin :
• Cash Investigation : les limites d’une investigation à charge, par Alain le Sann (https://peche-dev.org/spip.php?article237)
• L’or bleu des Seychelles, par Francis Marsac, Alain Fonteneau et Alain Michaud (https://books.openedition.org/irdeditions/9716)
• Commission européenne : la pêche en dehors de l’Union européenne (https://ec.europa.eu/fisheries/cfp/international_fr)

Pour alimenter une réflexion sur l’émission Cash investigation, on pourra se référer aux documents suivants (non exhaustif) :
• Pesticides : le chiffre bidon de Cash Investiga-tion (https://www.liberation.fr/desintox/2016/02/11/pesticides-le-chiffre-bidon-de-cash-investigation_1432447)
• Et si Hortefeux avait raison contre Elise Lucet ? (https://www.liberation.fr/desintox/2015/09/22/et-si-hortefeux-avait-raison-contre-elise-lucet_1387926)
• Une intervention du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel vis-à-vis de l’émission : https://www.csa.fr/Arbitrer/Espace-juridique/Les-textes-reglementaires-du-CSA/Les-decisions-du-CSA/Emission-Cash-investigation-du-2-fevrier-2016-intervention-aupres-de-France-Televisions )
• Cash Investigation & Elise Lucet : Doit-on parler de journalisme ou de marketing éditorial ? Dans le blog du communicant (http://www.leblogducommunicant2-0.com/humeur/cash-investigation-elise-lucet-doit-on-parler-de-journalisme-ou-de-marketing-editorial/?cn-reloaded=1 )
• Journalisme et morale, par Henri Madelin (https://www.monde-diplomatique.fr/1994/02/MADELIN/7021)

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