Approche historique et politique de la pêche irlandaise

, par  LE SANN Alain

Menacée par Le Brexit, la pêche hauturière bretonne vient de prendre un autre coup inattendu qui peut lui être fatal. L’Irlande a obtenu, lors de la dernière négociation des quotas, une interdiction de la pêche au chalut de fond dans les eaux de la mer Celtique, autorisant seulement un type de chalut qui se relève à un mètre du fond pour éviter de capturer les poissons vivant directement sur le fond, comme la lotte. Seuls les panneaux seraient donc en contact avec le fond. Les espèces recherchées par les Bretons sont justement ces espèces de fond comme la lotte qui constitue la principale espèce en valeur des criées bretonnes ; 58 millions € contre 22 millions pour la langoustine, autre espèce phare, seconde en valeur.

Pour comprendre ce coup de Jarnac inattendu qui a sonné les représentants de la pêche bretonne [1], on peut penser qu’il s’agit pour les Irlandais de se protéger contre les effets du Brexit et se réserver la mer Celtique. Mais il faut aussi plonger dans l’histoire. On peut s’appuyer pour cela sur un article de Charles Menzies [2] et Rachel Donkersloot [3] qui analyse la crise des pêches irlandaises dans une approche historique, écologique et politique.

Le poids de la colonisation anglaise : des pêcheurs marginalisés

L’article de C. Menzies et R. Donkersloot est centré sur l’histoire du port de Killybegs, premier port irlandais spécialisé dans les poissons bleus et la pêche pélagique (Harengs, maquereaux, chinchards, merlan bleu...). Mais ils élargissent leur analyse à l’ensemble de la pêche irlandaise et son évolution.
Le premier aspect marquant est le poids de la colonisation anglaise qui a limité la pêche. Les ressources marines étaient considérées comme propriétés de la Reine. Ainsi la reine Elizabeth 1ére, en 1556, vendit des droits de pêche aux Espagnols puis aux Français sous Louis XIV. Les Anglais ont donc tout fait pour empêcher le développement d’une pêche irlandaise. Il a fallu attendre 1891 pour voir les premières initiatives de soutien aux pêcheurs grâce au crédit et au contrôle des marchés et des prix. Quand l’Irlande devint indépendante, après une phase de guerre civile, en 1931, fut créée la SFA (Sea Fisheries Association) pour protéger les pêcheurs de la rapacité des mareyeurs. En 1952, la SFA fut remplacée par l’Irish Sea Fisheries Board qui favorisa la construction de bateaux jusqu’à 30 m. La pêche irlandaise connut ainsi un essor spectaculaire multipliant les débarquements par 7 entre 1950 et 1972. Dans le même temps, le développement bascula de l’Est vers la côte ouest. En 1972, au moment d’entrer dans le marché Commun, la pêche irlandaise était donc en plein essor.
En 1976, l’Union Européenne étendit sa ZEE à 200 milles et en 1983 mit en place l’Europe bleue et la Politique Commune des pêches, mais de 1972 à 1983, Espagnols et Français ont largement occupé le terrain alors que les pêcheurs irlandais s’inquiétaient déjà de perdre l’accès à leurs ressources. Cependant l’accord de La Haye en 1976, les autorisait à doubler leurs captures de 1975 à 1979 pour compenser leur faible part et leur retard dans le développement de leur pêche. Mais le principe de la stabilité relative ne leur assura malgré tout qu’une faible part des captures potentielles dans leurs eaux et ils s’estimaient lésés. Ils tentèrent même de prendre une mesure d’exclusion de leur zone des 50 milles pour les bateaux de plus de 34 m. Mais cette décision fut immédiatement cassée par la cour Européenne. Les pêcheurs se sont donc toujours sentis marginalisés et oubliés, en particulier dans cette région du Donegal, où se trouve Killybegs, très excentrée et éloignée de Dublin.

Killybegs : de la fortune à la faillite

Un port a pourtant su tirer parti de l’adhésion à l’Union Européenne, Killybegs, dans le Donegal, région marginalisée de l’Irlande. Les pêcheurs du Donegal avaient accumulé de l’argent grâce à la pêche aux harengs, très lucrative dans les années 70, du fait de la fermeture de cette pêche en Manche et Mer du Nord. Lorsque la pêche a été rouverte, les prix se sont effondrés de 20 livres à 5 livres, mais les pêcheurs de Killybegs ont investi dans de gros chalutiers jusqu’à 62 mètres (22 au total), accumulant ainsi 40% de la capacité irlandaise. Ils se sont lancés dans la pêche pélagique au maquereau. Mais leur succès a provoqué un effondrement des prix même s’ils ont ouvert de nombreux marchés à l’exportation en dehors de l’Europe. Ils voulaient ainsi s’assurer une place dans la pêche européenne. Ils sont allés jusqu’à construire l’Atlantic Dawn, monstre de 144 m...

Après quelques années de succès pour quelques pêcheurs millionnaires, la crise survint rapidement avec l’éloignement des bancs de maquereaux vers l’Islande, la hausse des coûts du carburant et des charges. Elle a atteint son apogée avec la découverte en 2004 de pratiques massives de pêche illégale. Les débarquements réduits mirent au chômage les employés des usines, condamnés à des activités saisonnières et à la précarité. La population du Donegal qui avait augmenté se mit à décliner. Les chalutiers pélagiques cherchèrent leur salut dans les pêches lointaines de l’Afrique de l’Ouest jusqu’au large du Chili avec l’appui de l’Union Européenne.
Selon Menzies et Donkersloot, cette crise de la pêche pélagique n’était que le symptôme d’une crise plus générale de l’ensemble de la pêche irlandaise, côtière et hauturière.

La crise de la pêche côtière

En 2007, la pêche du saumon au filet a été interdite, pour protéger la ressource mais aussi la réserver à la pêche récréative plus rémunératrice pour l’économie touristique. Cette pêche saisonnière concernait en particulier des employés saisonniers des usines de poissons qui se voyaient ainsi privés d’une source appréciable de revenus. A ce moment, la hausse des prix du carburant combinée à des problèmes de ressources a aussi touché la pêche démersale pratiquée principalement par des bateaux de moins de 12 mètres (1360 sur 1573 bateaux), totalement dépendants des ressources côtières. Aujourd’hui, la situation est telle qu’il est impossible en Irlande de trouver des matelots du pays. Les équipages en dehors du patron, sont presque entièrement constitués de pêcheurs venus d’Europe de l’Est ou d’Asie. Il y a eu d’ailleurs quelques scandales sur des situations d’esclavage sur certains bateaux. Les matelots irlandais ont fui la pêche pour aller travailler à terre et migrer vers Dublin où les salaires sont nettement supérieurs. La pêche n’a plus guère sa place dans une Irlande devenue le pays chéri des multinationales grâce au dumping fiscal.
Les patrons pêcheurs irlandais cherchent depuis longtemps à protéger leurs ressources démersales en demandant des augmentations de maillage. Ils ont même, selon Menzies et Donkersloot, adopté un maillage de 120 mm. Ces augmentations de maillages sont refusées ou freinées par les Français et les Espagnols, soutenus par leur gouvernement parce qu’ils disposeraient d’un pouvoir politique plus important que les Irlandais.

Vers une renationalisation des politiques des pêches ?

La mesure imposée par l’Irlande aux autres pêcheurs s’inscrit donc dans une longue tradition de résistance et de volonté de préserver ou conquérir l’accès aux ressources de leurs eaux. Elle s’inscrit aussi dans le contexte du Brexit où la tendance à la renationalisation des eaux peut se développer dans un contexte de sauve-qui-peut. C’est un phénomène inquiétant parce que la gestion de ressources mobiles nécessite une gestion concertée. On peut regretter la mesure brutale et unilatérale obtenue par le lobbying irlandais. On mesure ainsi à quel point il est absurde de traiter d’un problème et d’un conflit portant sur une situation particulière dans le cadre d’un marathon politique de négociations de quelques jours portant sur l’ensemble des eaux européennes. De telles situations devraient trouver des solutions dans un autre cadre de concertation plus adapté, comme par exemple les comités régionaux, s’ils n’étaient pas paralysés par les conflits entre représentants des pêcheurs et ONG. Ils ont pu parfois trouver des solutions à des conflits très violents, entre Français et Espagnols par exemple sur l’anchois. Bretons, Normands et Jersiais ont su aussi trouver les moyens de régler des siècles de confrontation pour gérer les ressources de la baie de Granville. Le Brexit menace aujourd’hui tous les accords passés entre les pêcheurs de la Manche et il ne peut qu’exacerber les tensions avec les déplacements potentiels de flotte qu’il implique. Raison de plus pour renforcer le dialogue franc et direct entre pêcheurs.

Alain Le Sann, Janvier 2020

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