Greenpeace dénonce les arnaques des sociétés mixtes chinoises au Sénégal

, par  NIASSE Lamine

Au mois de mai dernier, Greenpeace Afrique a publié un rapport bien documenté Arnaque sur les Côtes Africaines, la face cachée de la pêche chinoise et des sociétés mixtes au Sénégal, en Guinée Bissau et en Guinée, mars 2015, 32 p. avec des preuves, qui montre l’incurie et la cupidité des flottes chinoises de pêche mais aussi la passivité des autorités et des administrations des pêches dans ces trois pays.

Bateaux chinois en carénage à Dakarnave, photo Lamine Niasse

Il y a quelques années, en janvier 2011, un journaliste spécialisé en pêche et moi avions travaillé sur cette question dans un rapport sur les sociétés mixtes et les licences de complaisance [1] : Nous nous étions limités au cas du Sénégal pour alerter les autorités et les acteurs de la pêche sur cette nébuleuse que constituent les sociétés mixtes de pêche dans notre pays. Nous l’avions fait avec beaucoup de limites et de difficultés parce que les informations, bien que disponibles dans les tiroirs de l’administration et des autres secteurs des pêches, étaient tellement cloisonnées et gardées jalousement par les détenteurs. Aujourd’hui Greenpeace a mis à nu et mis sur la place publique les tares et les incohérences d’une administration mais aussi les complicités en son sein et dans les autres secteurs de la pêche industrielle. Comment se fait-il que les Chinois et d’autres personnes du secteur de la pêche industrielle s’adonnaient à ces pratiques de camouflage et de sous déclaration des jauges brutes de leurs bateaux sans que personne dans l’administration des pêches ou au ministère des finances soit au courant ? Comment se fait-il qu’on se targue d’avoir des ressources humaines de qualité, ce qui est une réalité, et que ces pratiques perdurent pendant au moins trente ans ? Ce qui me conforte dans ces assertions, c’est qu’un rapport d’audit de toutes les flottes intervenant dans nos eaux avait été commandité au sortir des assises de la pêche intervenues après la première alternance démocratique en mars 2000. Ce rapport d’audit, bien que terminé depuis 2006 dit-on, ne pouvait pas ne pas évoquer ces questions soulevées dans le rapport de Greenpeace de mai 2015. Qu’est-ce qui explique cette attitude de permissivité des autorités de la pêche après la publication du rapport d’audit de la flotte sénégalaise ?

La puissance des navires chinois sous déclarée
« Sur une période de trente années, dont au moins une quinzaine d’année, la société SENEGAL ARMEMENT ET SENEGAL PECHE (société d’armement et société de transformation) avec des capitaux d’Etat de la République de Chine sous-déclarait les jauges brutes de ses navires de 43% en moyenne annuelle, de 2000 à 2014. Pour la seule année 2014, pour 12 navires basés au Sénégal, elle a dissimulé un total équivalent à six grands navires de pêche industrielle d’une capacité de 300 TB chacun. » Selon le rapport de Greenpeace, cette fraude sur les jauges brutes date de 1988 avec le navire SOACHIP 11 qui a changé de pavillon de la Chine vers le Sénégal à cette date, avec un TB inférieur de 54,5% par rapport au TB originel. Le certificat international de jauge du 10 janvier 1988 mentionnait un TB de 299 alors qu’au moment du transfert au Sénégal, le 30 mai 1988 et son repavillonnement enregistré sous le numéro DAK821, son tonnage brut était de 135 TB.
Le manque à gagner pour le Sénégal, de 2000 à 2014, est estimé à 371 404800 Fcfa soit 566 203 euros et, pour la seule année 2014, 42 156 400 Fcfa, soit 64267 euros. Le manque à gagner véritable dépasse de très loin ces estimations. SENEGAL ARMEMENT ET SENEGAL PECHE sont des sociétés appartenant à la CHINA NATIONAL FISHERIES CORPORATION (CNFC) qui elle-même est un des bras armés (flotte de pêche lointaine) de la Chine surtout en Afrique de l’Ouest. La CNFC fut fondée en 1984 en fusionnant trois compagnies appartenant au ministère de l’agriculture. En octobre 2004, au cours d’une restructuration, la CNFC et CHINA HUSBANDRY GROUP établirent la CHINA NATIONAL AGRICULTURAL DEVELOPPEMENT GROUP (CNADC). Actuellement la CNADC est une entreprise contrôlée directement par la commission de supervision et d’administration des actifs du Conseil d’Etat, SASAC. La CNADC a des filiales et des holdings dont la CNFC, la CNFC OVERSEAS FISHERIES CO. LTD, la CNFC ZHOUSHAN MARINESLTD FISHERIES CORP, la CNFC YANTAI MARINE FISHERIES COMPANY AND ZHONGYUGLOBAL SEAFOOD.CO LTD. Toutes sont désignées collectivement sous le nom anglais le plus reconnu, CHINA NATIONAL FISHERIES CORP (CNFC). La CNFC est la plus grande société de pêche lointaine de la Chine. Fortement subventionnée par le gouvernement, elle est aussi la seule société de pêche actuellement supervisée par la commission de supervision des actifs de l’administration (SASAC). Jusqu’en 2013, la CNFC avait 345 navires de pêche lointaine, soit environ 16% de tous les navires chinois de pêche lointaine. Ils représentent une puissance de 277625 kw, 18% du total de la Chine et avec des captures déclarées de 225000 tonnes. Elle est la plus grande flotte et la plus largement dispersée de toutes les sociétés de pêche chinoises et dispose d’au moins 20 sociétés en propriété ou en société mixtes en Asie, en Europe, en Afrique, et en Amérique du Sud. Actuellement, la CNFC est engagée dans la pêche, la transformation et la vente dans 10 pays africains avec plus de 160 de ses propres navires. Ce qui représente environ 35% des navires appartenant à des sociétés chinoises dans la région. Selon Greenpeace, « en un peu moins de 30 ans, les activités de pêche des entreprises chinoises ont connu une croissance exponentielle au large des côtes africaines, passant de 13 navires en 1985 à 462 navires en 2013. Ces navires représentent un cinquième de la flotte lointaine chinoise présente dans le monde ». [2]

La pêche sénégalaise, et la pêche ouest africaine en général, ont affaire à un pays, la Chine, qui, sous couvert de faire des affaires, a recours aux méthodes les plus mafieuses pour satisfaire ses intérêts de grande puissance économique. Les combinaisons utilisées pour le montage de ses sociétés comme la CNFC ressemblent beaucoup au système des paradis fiscaux et la Chine, comme d’autres pays ayant une flotte lointaine de pêche, ne se soucie point des moyens d’existence de larges communautés de pêcheurs qui dépendent de la pêche pour leur survie et leur dignité.
Greenpeace avec ses moyens d’investigation pour cette étude et ses expéditions en haute mer depuis 2000 est certainement l’ONG qui a le plus mis à nu les pratiques frauduleuses et illégales des Chinois, des Russes et des Coréens dans les eaux ouest africaines et nous les encourageons et les félicitons pour ce travail tout en nous posant des questions sur ce qui les motive réellement en ciblant seulement les navires chinois, russes et coréens. Sont-ils les seuls intervenants dans les eaux ouest africaines ? Les flottes de pêche de l’Union Européenne, sous couvert des accords de pêche, participent aussi au pillage de nos eaux avec la complicité de nos dirigeants politiques et administratifs [3]. Le député européen, Joao Ferreira, a dénoncé en septembre 2015, l’échec des accords de partenariat dans la pêche. L’accord thonier de l’UE avec les différents pays d’Afrique de l’Ouest, du centre et de l’est, en est une illustration. Les senneurs, palangriers et canneurs européens sillonnent toute la côte atlantique de l’Afrique pour traquer le thon. Ils bénéficient de subventions pour accéder à ces droits de pêche [4]. Est-ce qu’ils sont plus demandeurs que nos pauvres économies qui ont des ports et des industries à terre qu’il faut entretenir pour la création d’emplois sur place et de valeur ajoutée pour nos économies ? Les autres nationalités comme les Espagnols, les Italiens et autres ainsi que les prête-noms sénégalais qui, pour l’essentiel, investissent dans ces autres sociétés mixtes dont Greenpeace parle dans son rapport, ne mériteraient-elles pas des enquêtes pour éclairer et mettre fin à ces pratiques ? Dans la plupart des pays africains des plans dits d’émergence sont en oeuvre mais avec un accent sur le capital privé international qui n’a pas d’état d’âme en affaires. Ces plans et leurs orientations constituent des aubaines pour ce capital international qui pille et accapare sans vergogne les ressources naturelles de l’Afrique. Les véritables enjeux dans les sociétés mixtes ne sont pas encore expliqués aux populations africaines qui, dans le désarroi et la débandade se ruent dans les pirogues de pêche pour aller rechercher l’eldorado dans les pays pilleurs, ignorant que des murs et des barricades sont déjà établis pour les en empêcher. Si les experts de nos administrations des pêches et les industriels sénégalais se souciaient un peu du sort des populations, ils devraient avoir une autre posture que de camoufler des études d’audits comme c’est le cas au Sénégal depuis 2006.

Où est le patriotisme économique ?
En effet, depuis la publication de l’étude de Greenpeace, il n’y a pas eu officiellement de réactions de la part de l’état du Sénégal pour au moins se pencher sur les questions soulevées. Le chargé de la communication de la campagne de Greenpeace contacté n’a pas réagi pour indiquer s’il a enregistré des réactions des autorités du Sénégal et des autres pays incriminés. Pourtant, une personne du bureau de Dakar de Greenpeace Afrique, m’avait bien dit qu’ils ont enregistré des réactions des Etats mais qu’il faut attendre l’arrivée du chargé de communication de la campagne. Seul un journal de la place, le quotidien du 23 octobre au 25 octobre 2015, a exploité une note de la cellule d’études et de planification du ministère de la pêche et de l’économie maritime sur l’audit du pavillon sénégalais des sociétés mixtes, commanditée depuis 2001. Le journaliste a fait son devoir d’informer, mais les membres de la cellule de planification et d’autres personnes étaient au courant et au fait des conclusions de ce rapport d’audit depuis au moins septembre 2006. Pourquoi se sont-ils tus ? L’on peut comprendre, qu’en l’absence de réactions et de mesures de la part des hautes autorités de ce pays, l’enfouissement du document d’audit dans les coffres des bureaux arrangeait beaucoup de personnes plus ou moins impliquées dans la mafia des sociétés mixtes. Cette note de la cellule d’études et de planification est une petite synthèse du document d’audit réalisé par un cabinet. Quelle est l’appréciation de ce travail qui répondait à une forte demande des conclusions des assises de la pêche en 2001 ? Pourquoi le rapport du cabinet n’est-il pas publié dans son intégralité ? Dans la note, il apparaît clairement que ce que Greenpeace a révélé et a appelé sous déclaration de jauge brute, l’audit du cabinet l’indiquait : « Après un contrôle général d’une partie de la flotte sur les principales mesures des navires, c’est essentiellement au niveau des creux que des erreurs fréquentes ont été détectées et ceci résulte des ambiguïtés dans la définition. En outre, de très sérieux doutes existent sur le tonnage de certains navires avec des conséquences sur l’accès aux zones de pêche et sur le montant des redevances. Pour l’attribution du pavillon sénégalais des navires, après l’examen d’un tiers des dossiers administratifs de sénégalisation, l’on a constaté que de nombreux documents n’y figurent pas. Ce qui remet en cause la régularité des opérations d’attribution du pavillon. Quant aux procédures employées, il a été impossible de les apprécier fautes d’enquêtes administratives complètes qui auraient été trop longues. » Est-ce que le cahier des charges n’exigeait pas d’aller au fond des dossiers avec l’appui des commanditaires qui sont assermentés ?

Contrôle des tonnages des navires :

Bateau chinois en sortie au môle 10 du port de Dakar (photo L. Niasse)

Les années 1983 et 1999 sont les années où l’on a constaté le plus grand nombre de navires sénégalisés. La mesure du tonnage d’un navire est complexe et peut donner lieu à des erreurs volontaires ou pas. Après quelques contrôles sur place et de nouvelles mesures, une liste de 27 navires considérés comme suspects quant à leur jaugeage a été dressée. Des contrôles sur plan sont au minimum nécessaires. Les jauges de certains navires sont manifestement erronées. La flotte de Sénégal Armement en est une parfaite illustration. Donc ces phénomènes de roublardises étaient connus ou tout au moins le rapport d’audit les a révélés et, jusqu’à présent, pas de sanctions ni de rectifications. Même si le rapport n’était que partiel (audit uniquement des navires détenant des licences pour les espèces démersales côtières) et ne concernait pas la pêche profonde, où des pratiques d’une autre dimension étaient en cours : fraude sur les options, utilisation de chaussettes pour la capture de crevettes, rejets massifs de poissons, etc., ces conclusions pouvaient faire l’objet d’une attention et d’une prise en charge par les autorités pour au moins donner des gages aux futurs plans d’aménagement des pêcheries.

Conséquences sur les écosystèmes et les communautés de pêcheurs
Ces fraudes sur le jaugeage des navires donnent l’occasion aux navires incriminés de pénétrer dans la bande côtière réservée à la pêche artisanale en occasionnant des pertes de matériels et souvent aussi de pertes en vies humaines. Un célèbre village de pêcheurs de la côte nord appelait son territoire “Israël” pour avoir organisé ses pêcheurs en brigade de représailles sur tout navire qui oserait s’aventurer dans son espace de travail parce que, la nuit, les bateaux descendaient très bas vers la côte pour enlever leurs pitances. La pêche sénégalaise est déjà malade de son extension difficilement contrôlable avec toutes les mesures édictées ces dernières années pour la rendre plus soutenable. La baisse des captures est une réalité et même les statistiques discutables le confirment. La paupérisation de beaucoup de gens dans les communautés de pêcheurs est une autre réalité renforçant la pauvreté ambiante dans la société sénégalaise où plus de 40% des ménages ont des difficultés de survie. Les changements climatiques ont fait leurs effets sur la bande côtière avec l’impact sur l’érosion maritime, la pollution, la dégradation des habitats des poissons et des zones de reproduction, les spéculations foncières dans les différentes localités des pêcheurs au profit du tourisme, de l’industrie extractive de sable et de zircon, et de l’immobilier.

Le quartier et le quai de pêche de Guet N’dar, victime de l’érosion (photo L Niasse)

S’y ajoute l’exploration pour pétrole, découvert aussi bien à la Petite Côte, zone de pêche de Sangomar, que sur la côte nord, Kayar, Saint Louis. Ce problème du pétrole risque encore de poser beaucoup de problèmes aux communautés de pêcheurs et d’avoir un impact sur les zones de pêche (réduction de la mobilité des pêcheurs) et la pollution, surtout dans la zone de Sangomar, où la pointe qui assurait l’équilibre de toute cette zone entre les eaux de mer et les eaux des fleuves est cassée depuis 1987. Toute cette zone est menacée par la salinisation des terres qui va compromettre toutes les économies de culture, de cueillette et de pêche.
De fortes houles se sont abattues sur les côtes sénégalaises et toute la bande côtière, de la petite côte (des îles du Saloum jusqu’à la région de Dakar), de la côte nord (Saint Louis et ses vieux quartiers de pêcheurs), a subi des dégâts importants, sans oublier les dégâts sur le parc piroguier. Ces dégâts peuvent être estimés à plusieurs millions de Fcfa et les pêcheurs attendent toujours l’assistance des pouvoirs publics.
Au moment où la cogestion est prônée comme mesure pour responsabiliser les acteurs, il est inconcevable de passer sous silence les pratiques mafieuses de ces flottes étrangères et nationales si l’on veut réellement guérir ce malade chronique qu’est la pêche sénégalaise. Il n’est pas étonnant que nos pays voisins nous ferment leurs frontières maritimes, ou nous restreignent les licences, parce que depuis plusieurs années nos pêcheurs artisans et nos bateaux industriels fréquentent ces pays pour pêcher. Et comme chacun veut profiter de ses richesses, seules des mesures de reprise en main peuvent nous sortir de cette situation.
Il est surprenant de constater (rapport d’audit) que la direction de la marine marchande, devenue agence nationale des affaires maritimes (ANAM), n’ait pas de spécialiste pour inspecter le jaugeage des navires battant pavillon du Sénégal et des autres navires étrangers opérant dans nos eaux sous couvert d’accords de pêche.

LAMINE NIASSE, Correspondant du Collectif pêche & Développement à Dakar.
Novembre 2015

[1Madieng Seck, Lamine Niasse. L’accaparement des ressources marines ouest africaines : Sociétés mixtes de façade et licences de complaisance. .Experiences du Sénégal et de la Mauritanie. Janvier 2011, 39 p.

[2Greenpeace. Les pêcheries africaines, un paradis perdu ? Enquête sur les pratiques de pêche illégale par les enterprises chinoises en Afrique de l’Ouest. mai 2015, 11 p.

[4Rapport de la cour des comptes européenne, N° 11. La commission gère-t-elle correctement les accords de partenariat dans le domaine de la pêche ? 2015, 62 p.

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