Archipel : une ode à « l’Homme habitant » des îles Féroé

, par  LEBAHY, Yves

Le film « Archipel » (Benjamin HUGUET- 2015) a reçu une mention spéciale du jury des professionnels au Festival Pêcheurs du Monde de Lorient en mars 2016. Le géographe Yves Lebahy montre comment ce film rend hommage aux habitants de cet archipel, souvent si décriés.

A 62° N, des hommes s’accrochent depuis le 7ème siècle sur un ensemble de 18 îles et îlots volcaniques ingrats, balayés par la furie des houles de l’Atlantique ou de la mer du Nord et burinés par les vents violents qui les parcourent : ils constituent le peuple féringien. Descendant des premiers colons irlandais arrivés sur ces terres au 7ème siècle puis des vagues colonisatrices vikings à partir de 825, cette communauté isolée a vécu, il y a peu de temps encore, dans une quasi autarcie et l’équilibre précaire que lui offrait une utilisation rationnelle et harmonieuse du milieu, fondée sur un agropastoralisme minutieux et les ressources de ses eaux poissonneuses. Un vrai peuple de la mer, tributaire pour sa survie de ce que lui offrait une nature maîtrisée mais crainte, et des nécessaires solidarités d’une communauté humaine lui permettant d’affronter tant d’adversité.
Le film nous entraîne dans cet univers envoûtant et âpre où les trolls ne sont jamais loin dans les croyances de ce peuple, dans les paysages magnifiques de ces plateaux élevés surplombant la mer à des hauteurs vertigineuses, là où paissent les troupeaux de moutons. Il nous emmène dans la vie quotidienne de ces hommes faisant vivre au passage une scène de pêche traditionnelle à la baleine dont les images violentes peuvent choquer les âmes sensibles de nos sociétés aseptisées qui, elles, ont perdu tout contact avec la nature.
Car les populations urbaines européennes, à l’instar de ces militants « écologistes » de Sea Shepherd interviewés dans le film et combattant ces pratiques locales de chasse vécues comme anti écologiques, ne verront dans cette scène d’une intensité violente que la barbarie des comportements humains qu’il faut nécessairement combattre au nom de la défense d’espèces animales en voie d’extinction. Ce qui, en ce cas des globicéphales est loin d’être le cas ; l’espèce prolifère. Au contraire, cette séquence démontre à quel point cette chasse rituelle aux prélèvements limités soude la communauté par l’action collective de capture et le partage de son produit. Et, il y a quelques décennies encore, elle constituait pour ses populations démunies de viande animale une ressource vitale comme le décrivent si bien les sagas islandaises. Certes le sang gicle dans cette mer devenue rouge mais que ne faisions-nous nous-mêmes dans les campagnes de mon enfance lorsque nous assistions, gamins, à la tuerie du cochon chez le boucher du village ou à la ferme. Activités vitales et pratiques sociales ici se confondent encore, pour le plus grand bonheur de la société, dans une humilité et un respect profonds de la nature et des animaux sacrifiés.
Or aujourd’hui nos sociétés moralisatrices, à la sensibilité exacerbée, mettent en cause de tels comportements. Dans un monde maritime devenu le dernier « Far West » de la planète, les intérêts politiques en cours et ceux d’une économie marchande hégémonique laissent désormais peu de place à de telles pratiques traditionnelles. Elles sont vécues comme la survivance d’un monde passé, à éliminer. A les écouter, la présence de ces hommes si particuliers qui ont inventées ces pratiques autarciques, ces « Hommes premiers », plus encore ces « Hommes racine" [1] dirait Jean Malaurie pour mieux souligner leur ancrage au milieu qui les porte, n’est plus de mise dans notre « monde moderne » où la consommation organisée est devenue le maître mot. Toute une contestation de ces comportements émerge, enfle, se développe sous l’impulsion des lobbies écologiques inféodés à cet ordre marchand qui ne voient en ces hommes que des prédateurs. Peu leur importe la dimension sociale de ces pratiques, leur rôle culturel si vital pour la survie de ces communautés. Le héros du film, un jeune père, en fait lui-même le constat lorsqu’il s’interroge sur le devenir de son fils auquel il apprend à pêcher à la ligne : « La plupart des enfants de son âge, aujourd’hui…Ils ne savent rien de tout ça…s’occuper d’une chèvre, d’aller à la pêche. Alors j’ai peur que les futures générations ne connaîtront rien de notre mode de vie. Malheureusement…Et j’imagine qu’un jour, ça disparaîtra aussi…la chasse à la baleine comme toutes les autres chasses…Parce que tu sais, les gens veulent acheter leur nourriture au supermarché, emballée dans un sac en plastique ». Terrible et lucide constat qui à terme remet en cause la présence des hommes en ces lieux. Et de poursuivre fort justement : « Aux îles Féroé, si tu n’as pas d’une façon ou d’une autre un lien avec la nature…alors, je ne sais pas… alors tu pourrais bien vivre ailleurs ». L’évolution actuelle de nos sociétés ne conduirait-elle pas à l’abandon de cet archipel ? A n’en pas douter, comme pour ces autres territoires situés aux limites de l’œcoumène.
Et pourtant ! Ces différentes pratiques de pêche, les cultures particulières de telles communautés sont essentielles à la survie des littoraux et des îles, de cet archipel plus précisément. Comme la plupart des activités primaires nées avec « l’Homme habitant » tel que le définissait dans les années 1960 le géographe breton Maurice Le Lannou [2], elles sont ici vitales. En se fixant en un lieu, en le pratiquant au quotidien, en tirant au maximum du milieu, malgré ses contingences, leurs besoins vitaux et élémentaires, ces sociétés traditionnelles vivent en symbiose parfaite avec la nature. Nos sociétés urbaines développées, empreintes d’une nostalgie écologique mythifiée et pleine de contradictions, de dépendances, de leur côté en oublient les hommes et leurs cultures si particulières !
Mais surtout, cessons de les stigmatiser. Les Féringiens, comme nombre de producteurs primaires, sont des êtres responsables. Leurs pratiques quotidiennes et leurs observations, leur connaissance approfondie d’un milieu qu’ils connaissent dans le moindre détail, se doublent aujourd’hui d’une approche scientifique pointue. Leur survie en ces lieux en dépend. Et nous devons « prendre enfin humblement conscience que leur volonté obstinée de respecter la nature ne fait pas d’eux des retardataires mais des précurseurs » ainsi que le clame Jean Malaurie dans son dernier ouvrage, Lettre à un Inuit de 2022 [3]. Vaste renversement des rôles et des représentations que nos sociétés techniciennes et urbaines doivent admettre. Les véritables écologistes ce sont eux, qui vivent en profonde intimité avec cette nature dont ils dépendent. Dans le contexte d’un développement soutenable vers lequel nous devons inéluctablement nous orienter, ces « Hommes habitants » ne doivent pas mourir. Ils ont au contraire des leçons à nous donner car leur société, elle, prend en compte la complexité des choses, est ancrée dans le milieu.
Et tout le mérite de ce film est bien de nous le démonter. Que le peuple féringien puisse conserver longtemps cet équilibre de vie fondé sur une large autonomie alimentaire, ce qu’il nous fait découvrir à travers ce magnifique document.

Yves LEBAHY
Agrégé de Géographie
Président de l’association « Géographes de Bretagne »
Ancien professeur du Master professionnel « Aménagement maritime et littoral »
Université de Bretagne Sud – Lorient

[1MALAURIE Jean, Lettre à un Inuit de 2022- Récit, Fayard, octobre 2015.

[2GEORGE Pierre, « Le crépuscule de l’Homme habitant », Revue de Géographie de Lyon, année 1993, volume 68-4, page 213.214.

[3MALAURIE Jean, ibidem.

Navigation