Ce qui compte vraiment : « boycott de tout poisson pêché par un chalutier de plus de 12 m » ?

, par  LE SANN Alain

Fabrice Nicolino est journaliste, c’est un homme en colère contre le saccage de la planète et il a souvent raison. Même s’il est parfois excessif, il a le mérite de nous secouer, de nous alerter sans sombrer dans le pessimisme, en ouvrant des perspectives de solutions. C’est ce qu’il vient de faire en publiant « Ce qui compte vraiment » (Les liens qui libèrent, février 2017, 150 p.), un livre manifeste où il expose un programme écologiste pour la présidentielle, en ciblant ses analyses et propositions sur l’agriculture et l’alimentation, la mer et la pêche, l’eau et la biodiversité. Ses propositions sont stimulantes et ses analyses généralement bien documentées. Il y a pourtant un domaine où il se laisse piéger par bon nombre de clichés, comme la plupart des journalistes abreuvés par les agences de com des ONGE bien en cour, comme le WWF, Bloom ou Sea Shepherd. Fabrice Nicolino nous a souvent soutenu dans notre combat pour la défense de la pêche artisanale et il retrace notre parcours avec sympathie pour finir en avouant qu’il ne nous comprend plus, parce que, selon lui, nous sous estimons la surpêche. Puissent ces quelques lignes l’éclairer sur les raisons de nos réserves sur certaines de ses analyses et propositions exposées dans le chapitre « Ce qu’est un siècle pour la mer ».

Effondrement de la morue à Terre-Neuve ou effondrement d’un écosystème ?

L’effondrement de la morue à Terre-Neuve est incontestablement lié à une surpêche effrénée mais elle est aussi en lien avec des changements environnementaux qui s’étaient d’ailleurs manifestés dans le passé, entraînant des effondrements sans lien avec la surpêche. Fabrice Nicolino évoque un effondrement de l’écosystème alors que la productivité n’a pas disparu, mais elle s’est profondément transformée. L’effondrement de la morue a bénéficié à ses proies, aux crevettes et aux crabes, ce qui a permis de développer des pêcheries florissantes et très profitables. Les revenus de la pêche n’ont pas baissé mais la richesse s’est déplacée, des pêcheurs de morues aux pêcheurs de crevettes et de crabes. Les phoques ont aussi proliféré, se nourrissant en partie de morues et témoignant d’une forte productivité du milieu. Enfin, le pétrole offshore a occupé une partie des bancs de morue. Aujourd’hui, les stocks de morues se reconstituent, sans doute parce que le refroidissement des eaux leur convient à nouveau, mais de ce fait les stocks de crevettes s’effondrent et créent de grosses difficultés pour les pêcheurs spécialisés dans cette pêche au chalut très rémunératrice. Les effondrements de stocks liés à la surpêche ou aux changements environnementaux ont été fréquents dans l’histoire, tous les stocks effondrés n’ont pas pu se reconstituer, mais quand les conditions du milieu le permettent et que la pêche est encadrée, les stocks peuvent généralement se reconstituer ; ce fut le cas du hareng, de l’anchois, des sardines, du merlu, du lieu noir et même du thon rouge en Méditerranée et dans le Golfe de Gascogne. Le plus grave, c’est la dégradation du milieu et du plancton, l’extension des zones anoxiques (sans oxygène), et Fabrice Nicolino le rappelle avec force. Sans minimiser la surpêche dans d’autres parties du monde, on doit reconnaître que dans plusieurs pays comme les Etats-Unis, l’Australie, la Norvège, la restauration des stocks est pratiquement achevée tandis que dans l’Union Européenne, elle est en cours sauf en Méditerranée. On ne peut laisser dire que la pêche française « est morte, mais elle bouge encore, pour notre malheur à tous ».

« En 2008, les aides publiques ont atteint un milliard€ pour un chiffre d’affaire de 1,2 milliard€ ».

Selon Fabrice Nicolino, c’est bien la preuve que la pêche française est morte et qu’elle ne survit que par les impôts des contribuables, tout en continuant à détruire l’environnement marin. Il reprend là un rapport de la cour des comptes de 2010, largement médiatisé en 2013 pour faire pression sur la réforme de la PCP. La presse et les ONGE ont ainsi résumé le rapport : « la pêche française est subventionnée à 100% ». La réalité est un peu plus complexe, mais une partie de la haute administration française n’a qu’un souhait : réduire au maximum la pêche pour faire de la place à la révolution bleue (champs éoliens, extractions diverses, tourisme, etc). Yan Giron a réalisé un remarquable décryptage de ce rapport de la cour des comptes [1].
Les aides publiques (européennes et Etat) concernent également les cultures marines pour un chiffre de ventes cumulées de 1,5 milliard € en 2008. L’année 2008 est par ailleurs une année de subventions exceptionnelles, notamment pour financer des sorties de flotte et donc mieux gérer la ressource. Les aides publiques, hors collectivités territoriales, représentent donc 53% des ventes, sauf en 2008 (66%). On est loin des 100% de subventions et on peut comparer avec l’agriculture (41%). Il faut aussi dissocier les aides techniques qui représentent 13 à 23% de la valeur des ventes, et les aides sociales, liées au modèle social français. Ces aides pour la protection sociale représentent 40% de la valeur des ventes. C’est le prix à payer pour maintenir une activité aux conditions difficiles et un régime de protection sociale dans un système où le nombre d’actifs est très faible par rapport à celui des retraités. 75% des aides sont donc des aides sociales et, par actif, elles sont inférieures à celles de l’agriculture : 30000 € contre 38500 €. Veut-on remettre en question ce système social protecteur et recourir comme dans d’autres pays à de la main-d’œuvre immigrée sous-payée ? Il y a eu des excès pour les subventions à l’investissement dans les années 70 et 80, ce qui a favorisé la surpêche. On n’est plus dans cette situation aujourd’hui. Ces dénonciations des subventions, sans distinction de leur objectif, fait le jeu de tous les libéraux qui ne rêvent que d’une régulation par le marché au mépris des droits sociaux.

« Le chalut racle comme une lame de bulldozer jusqu’à moins 2000 mètres »

Voici un cliché constamment rappelé quand on veut dénoncer les ravages de la pêche, il a été particulièrement mis en avant par de nombreuses ONGE comme Bloom, Greenpeace, le WWF. Passons sur les 2000 mètres et voyons s’il s’agit bien d’une lame de bulldozer. Si les panneaux de chalut raclent bien le fond en pénétrant superficiellement et creusant un sillon, ce n’est pas le cas du chalut lui-même qui glisse sur le fond et remue en surface les fonds meubles. Il modifie en effet les fonds, mais de manière limitée, et sans détruire la productivité du milieu, sauf dans le cas des coraux, des bancs de maerl ou des prairies sous -marines. Sur les fonds meubles, il peut même accroitre la productivité du milieu, comme lorsqu’une tempête remue les fonds et les renouvelle. Il faut donc réserver le chalut à certains fonds et contrôler le nombre de passages, mais des fonds régulièrement chalutés restent productifs. Il faut également prendre en compte la sélectivité, mais le problème varie suivant les pêcheries. Certains chaluts génèrent peu de rejets, pour d’autres des efforts sont réalisés pour améliorer la sélectivité. Il y a aussi des rejets avec des filets et, d’ailleurs, ceux qui critiquent le chalut critiquent également les filets dérivants ou non. On peut enfin signaler à Fabrice Nicolino que, de son point de vue, il y a pire que le chalut, la drague, qui, elle, laboure réellement les fonds pour rechercher les coquillages : coquilles Saint jacques, pétoncles, palourdes, praires, etc. Évidemment le milieu est profondément transformé, mais il permet malgré tout une cueillette stable de coquillages quand la gestion est rigoureuse. Depuis les temps préhistoriques, les hommes ont gratté les fonds de la mer qui leur étaient accessibles pour trouver leur pitance. Cela les a amenés parfois à détruire des ressources (bancs naturels d’huîtres ou de moules), bien avant l’industrialisation des pêches, mais, en l’absence de pollution ou de destruction des zones humides littorales, la productivité reste forte. Dénonçant le chalut, beaucoup lui opposent les pêches douces des arts dormants que sont le casier ou la palangre ; ils oublient toutefois un point important, il faut appâter les poissons ou crustacés et pour cela sacrifier des poissons souvent comestibles, en quantité importante. Dans la baie d’Édimbourg, au 19ème siècle, les bancs de moules ont failli disparaître car il fallait 1 kg de moules pour attraper un kg de poisson, cela donne une idée des pertes que peuvent engendrer ces pêches dites douces. Une des limites à la pêche au casier est d’ailleurs la difficulté et le coût des appâts. D’une manière générale, la pêche, comme activité de cueillette, est l’une des activités productrices de nourriture et de protéines dont l’impact environnemental est le plus faible, s’il s’agit de produits frais, bien plus que l’élevage ou la culture qui transforment profondément les milieux naturels. Enfin on peut reprocher à Fabrice Nicolino l’imprécision de son vocabulaire. Pour lui, comme pour la majorité des journalistes, tout bateau de pêche est un chalutier. Il raconte ainsi son expérience sur un thonier canneur au large du Sénégal, le qualifiant de chalutier, entretenant ainsi une confusion regrettable.

« Boycott de tout poisson pêché par un chalutier de plus de 12 mètres ».

Pour Fabrice Nicolino, au nom du refus de la pêche industrielle, il faut donc bannir tout bateau de pêche de plus de 12 mètres. Cela veut dire en clair qu’il y aura une pression accrue sur la bande littorale, la zone la plus exploitée et menacée par la surpêche y compris parfois par une pêche artisanale, la plus polluée aussi. Il faut au contraire, pour défendre la pêche côtière, soulager la pression sur les eaux territoriales en permettant à des pêcheurs de redéployer leur effort plus au large. Pour cela, il leur faut des bateaux plus sûrs permettant des marées plus longues et l’accès à des zones inaccessibles aux petits bateaux.

Cela est particulièrement nécessaire sur la façade atlantique française où le plateau continental se prolonge jusqu’aux 200 milles. Des artisans peuvent investir dans des bateaux de plus de 12 mètres sans être pour autant des industriels. Les rapports entre bateaux de taille différente posent des problèmes si les plus gros restent dans la zone littorale, mais ce sont des problèmes à résoudre par les organisations de pêcheurs en fonction des réalités locales et en veillant à préserver les intérêts des plus faibles. La question posée est certes celle de la taille des bateaux, mais c’est aussi celle de la propriété du capital. Au 19ème siècle la pêche sardinière était sous contrôle des conserveurs qui possédaient aussi les chaloupes sardinières. Les pêcheurs n’ont eu de cesse d’échapper à cette domination pour investir dans leur propre bateau, y compris des bateaux de plus de 12 mètres qui constituent une abomination pour Fabrice Nicolino.

Dans le port de Boulogne, le nombre important de fileyeurs côtiers, pèse sur la ressource

« Je suis d’accord, d’un accord de fond avec le canadien Paul Watson, le fondateur du glorieux Sea Shepherd »

Il y ajoute, « la formidable association Bloom ». Fabrice Nicolino est très souvent lucide et n’épargne guère de nombreuses ONGE, dont il a dénoncé le caractère fort peu démocratique. Mais curieusement, s’agissant de la pêche et de la mer, ses réserves disparaissent et il s’enthousiasme pour des lobbies environnementalistes fort peu démocratiques, quand ils ne sont pas dirigés par des gourous comme Paul Watson. Comme beaucoup, il semble avoir été aveuglé par la campagne de Bloom contre la pêche de grands fonds. Pourtant c’est bien cette même association qui collabore officiellement avec la direction d’Intermarché pour orienter sa stratégie en matière de pêche, Claire Nouvian étant une de « ces écolos qui parlent à l’oreille des patrons » selon le Figaro Madame, un magazine de référence en matière de pêche. Ainsi Intermarché va réorienter ses investissements vers la pêche artisanale et côtière. Mais c’est bien le risque que faisait courir l’interdiction de la pêche de grands fonds. L’armateur ne peut trouver de quotas de remplacement que sur les mêmes zones exploitées par les artisans, pour alimenter ses usines et magasins. Ce faisant, il entre en compétition directe avec les artisans. On risque ainsi de revenir à la situation du 19ème siècle quand les pêcheurs côtiers dépendaient des transformateurs-armateurs pour leurs bateaux, avec la bénédiction de la « formidable association Bloom ». 
Quant à Paul Watson, l’enthousiasme de Fabrice Nicolino peut étonner car, à la différence du gourou de Sea Shepherd, il est profondément humaniste. A-t-il lu le manifeste de Paul Watson [2], où il déclare son admiration pour Napoléon et sa capacité à contrôler et manipuler l’opinion ? Il y affirme aussi « que les vers, les fourmis, les bactéries et les poissons sont plus importants que les êtres humains ». Il propose d’ailleurs de les placer dans des réserves restreintes et conclut en déclarant que pour lui, l’avenir de l’homme est de redevenir animal et primate. Il souhaite en priorité la fin de la pêche et rêve d’un monde sans agriculture. Fabrice Nicolino me semble incapable de cautionner une telle haine de l’humanité.
Son livre aborde bien d’autres questions et fait des propositions stimulantes dans d’autres domaines, mais prétendre sauver les mers en interdisant les bateaux de pêche de plus de 12 m ne semble pas la meilleure idée, si on analyse les conséquences concrètes d’une telle proposition, en apparence séduisante pour toute personne éloignée du monde des pêcheurs.

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