A peine entré dans la salle de classe qui allait servir de quartier général au jury du Festival « Pêcheurs du Monde » à Lorient en ce mois de mars 2017, l’altérité ma sauté à la figure. J’étais envoyé vers ce qui était autre, extérieur, loin, différent. Trois continents étaient présents, Amérique du Sud, Afrique, Europe. Les français venaient de Marseille, Bordeaux, Paris et Bretagne. Quatre femmes, trois hommes. Les âges s’étalaient de trentenaires à soixantenaires. Il y avait des adeptes du cinéma documentaire ou expérimental. L’instinct et le rationalisme étaient partagés. Quatre personnes arrivaient de l’univers de l’image, trois venaient du monde de la pêche. Nous allions sortir de notre quotidien. Nous allions partir autour du monde en regardant les films et bourlinguer à la rencontre de l’autre dans notre jury. J’ai apprécié ce kaléidoscope humain qui allait forger dans une unité de temps de lieu et d’histoire notre tranche de vie.

Les traditions nationales, les cosmologies locales, les paysages mentaux, les épistémologies régionales, les discours, la temporalité, les frontières, l’imagination innervées par la vie, variaient d’un membre du jury à un autre. Pourtant, après chaque film, chacun s’est transformé, dans notre enclave, pour mieux réinventer ce rêve immobile. Nos propos ont subi dans leur navigation vers autrui une altération telle qu’ils n’étaient plus les nôtres et plus les leurs. Le creuset a produit des concepts antipathiques à chacun de nos bons sens et nous a métamorphosé. Dans cette fonte progressive chacun a laissé ses symboles de puissance, de savoirs, de richesse, de séduction à la porte. Nous avons abandonné nos inhibitions, notre agressivité, nos pouvoirs, nos savoirs. Nous avons accepté la totalité des autres individus, qui sont devenus nos égaux et nous avons pu enfin parler. J’ai compris que cela aller être bien.
Le secret de notre alchimie, loin des regards, habituellement dans les profondeurs d’une cave, était ici dans une salle de classe. Collège communal, Collège royal, Lycée impérial, Lycée de Lorient et enfin Lycée Dupuy de Lôme, nous étions réunis dans un local portant le nom du plus grand ingénieur naval de la marine française qui avait conseillé Jules Verne pour le Nautilus et 20 milles lieues sous les mers. A notre insu, ces racines profondes concentrées en ce lieu se distillaient dans notre conclave ouvert sur le monde. Pour être à la hauteur nous avons immédiatement ritualisé notre fonctionnement : discussion obligatoire après chaque film pour ne rien perdre, tour de table équitable, expression libre, prise de note pour ne pas oublier, parole distribuée par notre capitaine, décision finale au président du jury seul maître à bord. Nous étions conscients qu’il devrait rendre nos comptes devant la foule et les ayants droits. La vie nous est devenue commune pendant quatre jours. Les liens ont été progressivement coupés avec l’extérieur. A ma grande surprise une éternité a passé comme un éclair. Une accélération finale du temps et de nos énergies a permis d’établir le palmarès. Nous l’avons délivré en nous libérant nous-mêmes.
 
Notre jury, devenu un groupe du spectacle et de la mer, réunis hors du temps, mais uni côte à côte, intermédiaire face à l’amphithéâtre de la foule tendue, a connu là un moment d’exaltation collectif. Évoquant le lien qui unissait le jury aux pêcheurs du monde entier, aux vainqueurs, aux perdants, à ceux qui ont fait les films et à ceux qui suivront, à ceux qui les ont regardés, le palmarès a été offert par le président et expliqué par quelques uns au nom de tous. Ce moment de communion exceptionnel a été droit au cœur de tous les membres du jury. Malgré nos différences initiales nous ne formions plus qu’un égrégore. Y compris avec le « jury jeune », belle idée, qui avait pourtant fait d’autres choix. C’était suffisamment rare pour recommander au Festival Pêcheurs du monde, magie d’un peu d’humanité, de recommencer avec un autre jury.