La morue disparait, les homards prolifèrent.
Il y a, au sujet de la pêche, deux idées largement répandues et étroitement liées. Tout d’abord, les océans se vident inexorablement et cela est dû à l’incapacité des pêcheurs à limiter leurs captures, jusqu’à l’épuisement des stocks, en fonction de la « tragédie des communs ». Il y a bien sûr des fondements à ces apparentes évidences. Quand on suit l’analyse de Colin Woodward sur l’évolution de la côte de l’Etat du Maine [1], on constate en effet que les pêcheurs ont épuisé les stocks les uns après les autres. On peut remarquer qu’il s’agit dans ce cas de pionniers nouvellement installés et qu’il n’y a pas de longue tradition de pêche qui aurait permis aux communautés de mettre en place des pratiques de gestion dès leur installation. Il n’y a pas de raison forte de gérer quand l’abondance est apparente, dans une pêcherie de pionniers. Lorsque la demande pour le homard se développa dans les villes de Nouvelle Angleterre, les habitants du Maine, confrontés à la pauvreté des sols et à l’effondrement des emplois dans le cabotage à voile, se sont tournés vers la pêche. A la fin du 19ème siècle les stocks de homards étaient au plus bas. Ils se sont alors tournés vers les espèces démersales et en premier lieu la morue dont les stocks se sont effondrés à la fin du 20ème siècle pour pratiquement disparaître de la zone côtière. Pourtant, la mer ne s’est pas toujours vidée pour autant, de nouvelles espèces se sont développées comme l’aiguillat. Ceux-ci ont proliféré, mais la pêche est restée très réduite, trop sans doute, aux dires des pêcheurs qui considèrent que les fonds regorgent de ces requins et contribuent à empêcher le retour de la morue dans certaines zones. Mais on a surtout assisté à un essor spectaculaire de la pêche aux homards qui fait vivre plus de 7000 pêcheurs en 2004, dans l’Etat du Maine. La pêche n’a cessé de se développer malgré les alarmes des scientifiques annonçant un effondrement imminent des stocks de homards du fait de la surpêche. Leur analyse se révélait totalement erronée. C’est le contraire qui se produisait.
Une croissance explosive
A la fin du 19ème siècle, la pêche des homards mobilisait 100 000 casiers et aboutit rapidement à un effondrement du stock. Seule la hausse continue de la demande et des prix permit le maintien de l’activité. Le coup de grâce arriva avec la crise de 29 et l’effondrement des prix et des marchés. Cette situation de crise amena les pêcheurs, en 1933, à prendre des mesures de gestion en s’appuyant sur les récentes découvertes scientifiques montrant que les plus gros individus produisaient plus d’œufs. Il fallait donc non seulement arrêter de pêcher les juvéniles mais aussi protéger les plus gros homards, qu’ils soient mâles ou femelles.
Après la seconde guerre mondiale, la demande accrut, cependant les pêcheurs respectèrent les mesures de restriction de taille et de marquage (V Notching), mais ils refusèrent de répondre aux inquiétudes des scientifiques qui s’alarmaient de l’augmentation de l’effort de pêche, prédisant un effondrement du stock sur la base de leurs modèles de gestion. Celui-ci n’eut pas lieu et au contraire, le tonnage des débarquements explosa avec l’accroissement du nombre des casiers : de 1,7 millions de casiers en 1977, on passa à 3 millions en 1999, jusqu’à 4 millions en 2014. Les débarquements sont passés de 9 000 tonnes à plus de 27 000 t en 2002 et près de 55 000 t en 2014. Le nombre de pêcheurs a lui aussi considérablement augmenté en passant de 2500 en 1973 à 7000 en 2002. De nombreux pêcheurs contraints d’abandonner la pêche à la morue se sont reconvertis dans la pêche aux homards. Désormais cette pêche assure 40% des débarquements dans le Maine et 80% de leur valeur. Le Maine assure 85% des débarquements de homards aux Etats-Unis [2].
Les scientifiques revoient leur approche
Face à cet essor spectaculaire contraire à leurs modèles théoriques, des scientifiques ont cherché de nouvelles approches fondées sur des relations étroites avec les pêcheurs et de la recherche de laboratoire et de terrain (plongées). Ainsi au lieu de se focaliser sur la seule production d’œufs et le nombre de reproducteurs, ils ont cherché à comprendre pourquoi les larves se développaient dans certaines zones et non dans d’autres. Ils ont ainsi découvert avec les pêcheurs les zones de nourriceries constituées de fonds rocheux avec de gros cailloux issus des moraines, assurant des abris. On y trouve jusqu’à 7 larves au m2. Sur le sable et la vase, les larves sont rapidement dévorées. Une fois développés, les homards peuvent s’aventurer sur les fonds vaseux ou sableux et on peut y trouver 1 homard au m2. Cette prolifération est également favorisée par l’effondrement des stocks de morues et autres espèces démersales qui consomment beaucoup de juvéniles.
Par ailleurs, il s’est produit un changement dans l’environnement qui a favorisé l’apport de juvéniles sur les fonds côtiers après leur parcours de larves en surface. Un courant les dirige vers la côte du Maine tandis que le réchauffement très rapide dans cette zone favorise la croissance des juvéniles dans un milieu très riche en plancton. La pêche n’est donc pas l’élément déterminant de l’état du stock.
L’autre découverte importante des scientifiques grâce à leurs observations in situ est celle de l’inefficacité des casiers pour la pêche. Seuls 6% des homards pénétrant dans les casiers sont capturés ; ils y entrent pour se nourrir et en ressortent facilement. Les casiers sont très intéressants pour les homards attirés par la boëtte qui leur assure une nourriture facile et une croissance plus rapide. Les pêcheurs font ainsi un véritable élevage extensif, assurant 30% de la nourriture des homards. Les casiers nouvellement posés sont assaillis par les homards qui se battent pour accéder à la boëtte mise à leur disposition.
Le triomphe fragile des communs
Il s’est donc créé une véritable symbiose entre le milieu naturel, les homards et les pêcheurs, celle-ci est confortée par un fort encadrement assuré par les pêcheurs eux-mêmes. Avant l’instauration de régulations par les autorités, il existait un encadrement informel respecté par les pêcheurs. Ce mode de gestion a finalement été reconnu officiellement en 1995. Chaque village de pêcheurs contrôle de fait un territoire où il a des droits exclusifs, tandis que certaines zones adjacentes sont parfois partagées avec les villages voisins. Le contrôle est d’abord social, car tout le monde se connait, un contrevenant est vite remis à sa place et ostracisé s’il persiste. De même, l’accès à la licence est soumis à la décision des groupes de pêcheurs. Pour l’obtenir, il faut être accepté et reconnu par le groupe, il est difficile de l’être si l’on n’est pas du village. Quelqu’un qui est rejeté est vite exclu par des mesures qui le décourage de poursuivre. Les groupes décident aussi du nombre maximum de casiers autorisés. Ce nombre varie suivant les zones en fonction des conditions locales. Il s’agit donc d’une gestion très décentralisée sur une base territoriale.
Ce modèle a bien fonctionné durant plusieurs décennies, mais il est aujourd’hui fragilisé par plusieurs phénomènes. De nombreux pêcheurs exercent à temps partiel et disposent des mêmes droits de vote et leur nombre de casiers est difficile à contrôler, il tend à augmenter.
Le nombre de pêcheurs s’est lui aussi accru, ce qui rend plus difficile le contrôle social, les pêcheurs se connaissant moins bien. Ils ont moins de relations à terre parce que le maintien des résidences dans les ports devient impossible du fait de l’arrivée massive de résidents secondaires souvent très riches, et de touristes. Le prix des maisons flambe et les taxes étant basées sur la valeur marchande du bien, les pêcheurs ne peuvent plus les payer ni s’installer dans les ports ou sur la côte. Ils doivent résider dans l’intérieur et de plus en plus loin de leur lieu de travail. Actuellement, les communautés réduisent le nombre de licences en accordant une licence pour trois retraits.
Ce système a permis malgré tout de maintenir le caractère artisanal d’une pêche profondément insérée dans une filière mondialisée. La commercialisation des homards est contrôlée par des entreprises de mareyage, parfois importantes, qui ont pu trouver des marchés d’abord aux Etats-Unis, jusqu’en Californie, grâce au transport de homards vivants par avion. Maintenant les marchés du frais se développent en Europe (Italie et Espagne) et de plus en plus en Asie avec l’ouverture récente du marché en Chine après un succès en Corée.
Gérer l’imprévisible.
Cet extraordinaire succès reste cependant fondé sur l’état du milieu et celui-ci est loin d’être stable, les pêcheurs n’y peuvent rien. Ainsi le réchauffement a bénéficié aux homards dans un premier temps, mais s’il est trop important, la survie des larves est menacée. C’est le cas actuellement dans les Etats au sud du Maine où les homards sont de plus en plus rares. Le sud du Maine commence lui aussi à être touché. Il serait donc plus rassurant de retrouver une plus grande diversité de stocks en meilleur état pour permettre une réorientation en cas de réduction du stock de homards. Il faudrait aussi pour cela un changement des règles d’accès à une pêcherie pour faciliter l’adaptation.
Une autre fragilité provient de l’importance d’un bon approvisionnement en appâts constitués surtout de harengs qui ne sont pas consommés sur les marchés locaux [3]. Il faut environ 1 kg de hareng pour 1 kg de homard [4]. Or les débarquements de harengs sont fluctuants en lien sans doute avec l’évolution du milieu. Ils sont passés de 59 000 t en 2014 à 35 000 t en 2016 pour plus de 55 000 t de homards débarqués. Il y a donc une forte pénurie de boëtte et le prix a été multiplié par quatre, affectant considérablement les revenus des pêcheurs.
Les pêcheurs de homards ont donc vécu trois décennies dorées mais il n’est pas certain que cela dure. Mais c’est l’histoire de la pêche : les pêcheurs ont dû en permanence s’adapter à des situations nouvelles, à une évolution incertaine des ressources, qu’elle soit liée à l’environnement ou à leurs pratiques. L’exemple de la pêche des homards dans le Maine montre en tout cas que la tragédie des communs peut laisser la place au triomphe des communs.