La pêche aux Philippines : état des lieux

, par  REVELLI, Philippe

Il paraît que de gros navires de pêche industrielle débarquent quotidiennement 300 tonnes de poisson sur les quais de Navotas, le plus grand port de pêche du pays et l’un des plus importants d’Asie. C’est sûrement vrai, mais je ne les ai pas (encore) vu. Parce que les petits, les tout petits pêcheurs de Tangos (un quartier de Navotas), ceux qui ne ramènent guère à l’issue d’une journée en mer que trois ou quatre malheureux kilos de petits poissons, une bassine de crabes, une poignée de crevettes, parfois un poulpe ou quelques calamars, m’ont alpagué, pris en charge, recruté pour défendre leur cause.

Je ne renonce pas pour autant à faire preuve d’objectivité, à tenter d’y voir clair. Et pour faire le point, mettre de l’ordre dans mes idées, je débute cette série d’articles sur la pêche aux Philippines par un état des lieu, un truc bien rébarbatif, élaboré à partir de données chiffrées fournies par le BFAR (Bureau of Fisheries and Aquatic Resources) et la PSA (Philippine Statistic Authorithy).

Alors que les sept-mille-cent et quelques îles de l’archipel des Philippines couvrent une surface de 300.000 km² (environ la moitié de la France), ses eaux territoriales (zone économique exclusive) s’étendent sur 2,2 millions de km² : sept fois plus d’eau que de terre.
Les Philippines possèdent 36.289 km de côtes, la frange littorale (15 km) couvre 266.000 km² et le plateau continental (partie des eaux territoriales où la profondeur ne dépasse pas 200 mètres) 184.600 km².
62% des 103 millions d’habitants du pays réside le long du littoral et les produits de la mer représentent 56% de l’apport en protéines dans l’alimentation des philippins.
D’où l’importance de la pêche et de l’aquaculture pour la sécurité alimentaire du pays.
MAIS…
... Dix des treize principales zones de pêche des Philippines sont surexploitées.
… Au cours des cinquante dernières années, les stocks de poisson dans la zone économique exclusive des Philippines ont été réduits de 90% et les champs d’algues de moitié.
… La forêt de mangrove est passé de 500.000 hectares en 1920 à 120.000 hectares aujourd’hui.
… Et seuls 5% des 27.000 hectares de récifs coralliens sont en bon état.
Le réchauffement climatique, la pollution des océans (sacs plastiques, déchets urbains, rejets industriels), l’exploitation minière, la pression démographique, les programmes immobiliers d’aménagement (le terme « bétonnage » serait plus juste) du littoral sont responsables de cet état de fait.
Et bien sûr, la surpêche.

Aux termes du Code de la pêche adopté en 1998 (Republic Act 8550) et amendé en 2015 (Republic Act 10654), le secteur est divisé en 1) pêche « municipale » et 2) pêche « commerciale ».

1) Sont considérés comme pêcheurs « municipaux », les pêcheurs utilisant des bateaux de moins de 3 Tjb (ou pas de bateau du tout).
En 2000, 469.807 bateaux de moins de 3 tonnes étaient enregistrés, dont un peu plus du tiers (177.627) motorisés.
Les pêcheurs municipaux bénéficient (théoriquement) d’un accès privilégié aux eaux de la frange littorale des 15km, qui relèvent de la gestion municipales, à la différence du reste de la zone économique exclusive placée sous l’autorité de l’état.
Les pêcheurs « municipaux » étaient 1.371.676 en 2003 (mais seulement 580.000 en 1980).
Ils comptent pour 98% des emplois dans la pêche (aquaculture non-comprise) mais pour seulement 51% des prises.
Ils constituent la part la plus défavorisée de la population (41% vivent en dessous du seuil de pauvreté).*

2) La pêche « commerciale » est celle pratiquée par les navires de plus de 3 Tjb.
En 2007, 2.358 opérateurs de pêche commerciale avaient enregistré 6.371 bateaux.
Selon leur tonnage, les navires de pêche commerciale sont eux-mêmes répartis en trois catégories :
– plus de 3 et moins de 30 Tjb (petite pêche industrielle).
– plus de 30 et moins de Tjb (moyenne pêche commerciale).
Commentaire : ces deux catégories peuvent être autorisées, sous certaines conditions, à opérer dans la frange des eaux littorales comprise entre 10 et 15km.
– plus de 150 Tjb (grande pêche commerciale).
En 2003, 16.497 marins-pêcheurs étaient embarqués sur les navires philippines de pêche commerciale (2% des emplois dans le secteur de la pêche).
Commentaire : bon nombre des données chiffrées disponibles sur le site du BFAR sont assez anciennes… mais je n’ai pas trouvé mieux.

Carte représentant les parts relatives des captures « municipales » et « commerciales » sur les zones de pêches de l’archipel pour la période 1992-96 (FAO)

Production nationale
Les Philippines se classent au huitième rang mondial en terme de production halieutique.
En 2015, selon le BFAR, 4.649.313 m³ de poissons, crustacés, mollusques, plantes aquatiques ont été produits/capturés dans les eaux philippines pour une valeur de 239,7 milliards de pesos (37 milliards d’euros).
L’aquaculture représentait 51% de ce volume et 39% de sa valeur.
La pêche « municipale » 26% de ce volume et 34% de sa valeur.
La pêche « commerciale » 23% de ce volume 27% de sa valeur.
Plus de 90% de la production halieutique est destinée à la consommation nationale.
Commentaire : cette estimation est obtenue en comparant le volume des captures/récoltes totales à celui des exportations (pour se faire une idée de ce que cela représente, il faudra comparer ce pourcentage à celui d’autres pays où l’industrie de la pêche est importante).
Les trois principaux produits d’exportation sont (dans l’ordre) le thon (photos : « Capitale de la pêche au thon »), les algues (les Philippines sont le 3ème producteur mondial de plantes aquatiques) et les crevettes.
Les États-Unis, le Japon et la Communauté Européenne en sont les principaux destinataires.
Bon, assez de chiffres pour aujourd’hui !
Les reportages de terrain, la confrontation des points de vue (pêcheurs artisanaux, ONGs environnementalistes, exportateurs), l’étude des situations conflictuelles (code de la pêche de 1998 amendé en 2015, privatisation du littoral, disputes territoriales…) viendront plus tard.

La pêche : état des lieux (2)

Encore un article rebutant, rempli de chiffres, pourcentages et statistiques (mais pas très long, heureusement) qui vient compléter le précédent état des lieux. Exclusivement destiné aux aficionados. Et tant pis pour les autres…

Les philippins mangent le poisson qu’ils pêchent
Moins de 10% de la production halieutique des Philippines est exportée.
Est-ce peu ou beaucoup par rapport à d’autres pays de la région, ou du monde ?
Et par rapport à d’autres pays disposant d’un industrie de la pêche prospère ?
La dernière édition des « Statistiques des pêches et de l’aquaculture » publié par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture permet de s’en faire une idée, moyennant quelques opérations confiées à la calculette.
En 2013, les pays d’Asie exportent en moyenne 17% de leur production halieutique, l’Europe près de 50%, tandis que la moyenne mondiale est de 32% – pour la Thaïlande (d’après une autre source) ce serait près de 90%.
La part de poissons, crustacés, mollusques et autres plantes aquatiques exportées par les Philippines est donc modeste par rapport à d’autres pays de la région.
Ce que viennent confirmer d’autres chiffres : en 2015, les Philippines se situent au 10ème rang mondial pour le volume des captures, mais seulement au 34ème pour la valeur des exportations de produits de la mer (derrière des pays comme la Belgique ou Hong Kong).
Autrement dit, les philippins mangent l’essentiel du poisson qu’ils pêchent… et augmenter la part des exportations reviendrait à leur ôter le pain de la bouche – façon de parler, évidemment.

Quant aux chasseurs de poissons…
En 2011, avec 1,9 million de pêcheurs (chiffre plus récent que celui donné dans le précédent article) les Philippines se classent au 5ème rang mondial en terme de population de pêcheurs, derrière la Chine (9,3 millions), l’Inde (8,4 millions), la Birmanie (2,95 millions) et l’Indonésie (2,75 millions).
Alors qu’en pourcentage de la population nationale (sur ces cinq pays), la Birmanie arrive très largement en tête (5,8% de ses habitants sont des pêcheurs !), suivie des Philippines (2%), de l’Indonésie (1%), de la Chine et de l’Inde (0,7%).

Marché au poisson : les commerçants ont l’ouïe fine

Toutes les nuits et jusqu’à l’aube, le marché au poisson de Malabon devient une ruche débordante d’activité.
Minuit. Ça charge, ça décharge (des camions), ça soulève, ça crochète, ça tire, ça pousse (des chariots), ça chevauche (des tricycles), ça porte sur la tête, sur l’épaule, ça grouille, ça demande le passage, ça enjambe, ça s’écarte (ou pas), ça bouchonne, ça s’essuie le front, ça jette des pelletées de glace, ça gratte les écailles, ça rince à grande eau, ça vide des bassines dans le caniveau (qui déborde), ça patauge, ça porte des bottes, ça s’agglutine, ça regarde, ça se penche, ça retourne, ça tâte, ça plonge les mains, ça prend par la nageoire caudale, ça soupèse, ça évalue la qualité des thons jaunes, des thons obèses, des bonites, des sardines, des maquereaux, des anchois, des carpes, des tilapias, des fusiliers, des sabres, des blanche-fils, des poissons-chat, des poissons-lait, des poissons-gluants, des poissons-gerres, des seiches, des calmars, des moules, des palourdes, des crabes, des crevettes tigrées, des gambas, des cigales de mer, du krill…

Le krill est constitué d’une myriade de minuscules crevettes qui migrent la nuit vers la surface et s’enfoncent plus profond durant le jour. Consommé par de nombreux prédateurs – des requins aux pingouins en passant par les calmars – le krill constitue un maillon de base de la chaîne alimentaire. Quelques 150 à 200.000 tonnes de krill sont pêchées chaque année. La plus grande partie est utilisée par l’aquaculture. Au Japon, en Russie et aux Philippines le krill sert de base à la fabrication de condiments.
Aux Philippines, le bagoóng alamang (pâte de crevette) est préparé à partir de krill fermenté et de sel. D’abord nettoyées et lavées, les crevettes sont ensuite mélangées à la main avec le sel, puis la mixture est conservée de 30 à 90 jours dans de grandes jarres de fermentation en terre cuite.

Un kilomètre, peut-être, à vol d’oiseau, sépare le grand marché au poisson de Navotas de celui de Malabon. Le premier est un marché d’état, les navires des grandes compagnies de pêche industrielle y commercialisent leurs prises, qu’ils déchargent sur les quais du port qui lui est contigu. Le second est privé, approvisionné essentiellement par la petite et moyenne pêche commerciale des quatre coins de l’archipel et la pêche municipale de la baie de Manille.

Mais à Malabon les produits de la pêche n’arrivent pas en bateau. Ils viennent en camion. Ils ont été achetés par des commerçants. Les middlemen. Ceux qui vont sur la grève où les pêcheurs municipaux tirent leurs bangkas, sur les sites où abordent les navires de la petite et moyenne pêche commerciale. Une table, une chaise dans un coin d’ombre. Un carnet, un téléphone portable qui sert de calculette. Des liasses de billets – tout se paie en liquide. Ils sont là pour acheter. Les pêcheurs pour vendre. Il est rare qu’ils disposent d’un système de froid, la glace exceptée, pour la conservation du poisson. Ils doivent vendre vite. Difficile de négocier dans ces conditions. Les middlemen leur prêtent parfois de l’argent, à des taux élevés. Pour finir le mois, acheter du carburant.

Aux Philippines, on appelle consignations les points où les middlemen attendent les pêcheurs. Le même terme de consignation désigne les emplacements au marché de Malabon. Les commerçants et les restaurateurs du Grand Manille et au-delà viennent s’y approvisionner. « Les prix fluctuent, explique l’un d’eux, selon les arrivages et l’affluence des acheteurs, souvent plus nombreux en fin de semaine, ce qui fait grimper les prix ». Des prix qui ne sont ni criés, ni affichés. Ici, la tradition du bulangan perdure et c’est l’acheteur qui approche le vendeur. Il lui murmure à l’oreille ce qu’il est disposé à payer pour tel ou tel lot. Une fois qu’il a fait le tour des offres, le vendeur désigne le gagnant. Mais le montant de la transaction ne sera pas divulgué.
Posté le 3 mars 2018

Voir en ligne : http://philipperevelli.com/la-peche...

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