Philippines : Les eaux de la discorde

, par  REVELLI, Philippe

Si les revendications de souveraineté territoriale font, depuis des siècles, l’objet de désaccords entre les états riverains de la Mer de Chine, le différend sur le plateau sous-marin de Benham, lui, est plus récent. Mais qu’il s’agisse d’îlots inhabitées, de récifs, voire de simples hauts fonds, l’enjeu porte moins sur le territoire lui-même que sur les zones maritimes qu’ils définissent : lieux de transit stratégique du commerce maritime mondial, potentiellement riches en ressources pétrolières et minières et comptant parmi les zones de pêche les plus productives du monde.

Le 5 février 2018, l’Inquirer, l’un des principaux quotidiens des Philippines, publie des photos aériennes montrant une piste d’atterrissage flanquée de bâtiments patibulaires, construits par les chinois sur des îlots de l’archipel des Spratleys, en Mer de Chine Méridionale. Ce n’est pas un scoop. On sait que, depuis une bonne décennie, la Chine a entrepris de bétonner plusieurs îlots et récifs inhabités et renforce sa présence dans les zones de la Mer de Chine qui font l’objet d’un litige frontalier avec l’un ou l’autre des ses voisins. Mais les images d’un récif corallien transformé en base militaire qu’on verrait bien servir de décors au prochain James Bond font mouche. Et relancent la polémique suscitée par la présence d’un navire océanographique chinois dans les eaux du plateau de Benham.

Le 23 février 2018, plusieurs organisations de la gauche radicale – dont les pêcheurs de Pamalakaya – manifestent contre la présence chinoise dans les eaux philippines et dénoncent l’attitude capitularde du président Duterte.

Situé à 250 km au nord-est de l’île de Luzon, le haut-fond de Benham est un nouveau venu dans l’index des conflits territoriaux qui opposent les Philippines à la Chine.
En 2009, ce plateau sous-marin de treize millions d’hectares, sans le moindre récif qui montre le bout de son nez – tout se passe en dessous du niveau de la mer –, fait l’objet d’une revendication officielle de Manille auprès des Nations Unies.
Revendication approuvée trois ans plus tard au regard de la Convention des Nations Unies sur les lois de la mer (UNCLOS).
Mais la Chine conteste. Comme elle conteste, dans le cas des litiges territoriaux en Mer de Chine méridionale, le verdict favorable aux Philippines rendu par la Cour permanente d’arbitrage de la Haye le 12 juillet 2016.t>

Fanfaronnades et courbettes

Le candidat Duterte promettait – campagne électorale oblige – d’aller en jet-ski planter le drapeau philippin sur les îlots controversés.
Le président Duterte adopte, sitôt élu, une attitude bien plus conciliante et déclare qu’il négociera avec Pékin en faisant abstraction du jugement de La Haye.

Washington apprécie modérément – mais ne le dit pas trop fort, de peur de voir un de ses plus fidèles alliés lui tourner encore plus le dos.
La Mer de Chine méridionale est une route stratégique du commerce maritime mondial. Trois fois le trafic du canal de Suez, cinq fois celui de Panama. Plus de la moitié du pétrole transporté par mer y transite. Et de leurs bases dans l’archipel des Spratleys, les chinois sont aux premières loges pour observer les manœuvres de la flotte américaine dans la région.

Le président philippin persiste et signe.
Il multiplie les appels à l’exploration conjointe et au partage des ressources (pétrole et gaz notamment). Parle de « co-propriété » des territoires en dispute. Et donne le feu vert à l’Institut chinois d’océanographie pour mener une mission scientifique sur le plateau de Benham.
La présence d’un navire chinois sur le haut-fond de Benham n’est révélée qu’à la mi-janvier 2018, par un élu d’opposition, et reconnue à posteriori par le porte-parole du gouvernement. Volonté de dissimulation ? Le gouvernement s’en défend mais le soupçon demeure : les buts de la mission chinoise étaient-ils exclusivement scientifiques ?
La bonne volonté affichée par Rodrigo Duterte dans ses relations avec Pékin n’est cependant pas désintéressée.
Un prêt de 24 milliards de dollars, promis au président philippin par son homologue chinois lors de leur première rencontre (octobre 2016), est fréquemment avancé comme clé de cette lune de miel. L’argent est destiné à financer les grands projets d’infrastructure du programme « Build, build, build », initiative phare du gouvernement Duterte qui dope la croissance économique et enchante les milieux d’affaires.

Et les pêcheurs dans tout ça ?

La mer de Chine méridionale est l’une des zones de pêche les plus productive du monde. En 2015, elle représentait 12% du total des captures – en dépit du fait que les rendements aient chuté de 65 à 75% au cours des vingt dernières années. Plus de la moitié des navires de pêche de la planète y opèrent et emploient quelque 3,7 millions de personnes – chiffres sans doute sous-estimés car ils ne prennent pas en compte (et pour cause) la pêche illégale, non régulée et non reportée (dixit : Asia Maritime Transparency Initiative).

Pour les pêcheurs de Masinloc, dans la province de Zambales (île de Luzon), le récif de Scarborough était une destination traditionnelle… jusqu’à ce qu’ils en soient bannis par la marine chinoise, en 2012.
Au lendemain de l’élection de Rodrigo Duerte, profitant de l’embellie des relations sino-philippines, ils ont repris le chemin du récif contesté. Et la décision, en novembre 2016, du président philippin de déclarer le lagon de Scarborough « aire marine protégée » ne semble pas avoir changé grand-chose. Si l’on en croit le témoignage d’un journaliste de Reuter qui s’est rendu sur les lieux en avril 2017, les gardes côtes chinois autorisent les petits navires de pêche philippins à accéder au lagon, les pêcheurs philippins s’accommodent tant bien que mal de la présence des chinois auxquels ils vendent parfois du poisson.

Quant au plateau de Benham, élevé au rang de garde-manger – « Protected Food Supply Exclusive Zone » – par le ministre de l’agriculture et rebaptisé « plateau des Philippines » en mai 2017, il attise les convoitises de la pêche industrielle.
« C’est une zone encore inexplorée de laquelle nous attendons beaucoup », explique Francis T. Laurel Jr, président de Frabelle Fishing Corporation, lors d’une entrevue avec le quotidien Business World, en avril 2016. Son entreprise, poursuit-il – l’une des principales compagnies de pêche industrielle des Philippines – envisage d’envoyer sur le haut-fond de Benham un purse-senneur de 1.000 tonneaux. Un hélicoptère embarqué, deux chalutiers auxiliaires et un navire citerne compléteront le dispositif. La flottille ne pourrait opérer plus de six à sept mois de l’année dans cette région sujette aux typhons mais, calcule Francis T. Laurel : « en tablant sur 500 tonnes de poisson par mois, d’une valeur moyenne de 1.700 dollars la tonne, nous arrivons quand même à 5,95 millions de dollars en fin de campagne ».

Philippe Revelli, 8 mars 2018

Voir en ligne : http://philipperevelli.com/les-eaux...

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