Le festival de films Pêcheurs du Monde a 10 ans : Menaces et résistances.

, par  LE SANN Alain

Au cours de ses 10 éditions, le festival de cinéma Pêcheurs du Monde a permis de montrer des centaines de films de toute nature (Fictions, documentaires, reportages, etc) et de donner de la visibilité à ceux qui sont souvent les oubliés de la défense des océans.

Défendre les océans, oui, mais avec les hommes et les femmes qui en vivent et en meurent.

La défense de l’environnement marin est devenue un thème majeur dans les médias et la production cinématographique, mais si l’on oublie les hommes et les femmes qui en vivent, cette priorité risque de se retourner contre des communautés déjà fragilisées et de remettre en cause leurs droits humains. En effet, derrière ces belles campagnes pour protéger l’environnement marin se profilent souvent des banques attirées par la valorisation des richesses marines au travers des obligations bleues par exemple. Chaque année le Festival évoque les risques de ces campagnes parfois intéressées et cette fois c’est le film primé par les deux jurys (celui des jeunes et celui des professionnels du cinéma et de la pêche), « Angry Inuk », qui a attiré l’attention sur le désastre humain créé dans les communautés Inuit par les campagnes contre la chasse aux phoques. Pendant ce temps, la manipulation des images permet de générer des millions de dollars pour les organisations de défense des animaux. En montrant de tels films rarement diffusés en Europe, le festival fait œuvre de salubrité publique et les spectateurs sont sidérés par le mépris et le cynisme de ces organisations qui prétendent défendre l’environnement et refusent de reconnaitre les droits des communautés qui vivent de ces ressources marines. Ce rapport direct et permanent avec l’océan ne peut se perpétuer sans un amour pour la nature qui n’est pas toujours amicale avec les pêcheurs. De nombreux films témoignent de ce rapport particulier à la mort parce que la disparition du corps rend le deuil plus difficile. Dans « The Gaze of the Sea », la femme d’un pêcheur mexicain disparu en mer invente un rituel, 10 ans après la disparition de son mari. Elle embarque sur un bateau et organise une cérémonie avant de rejeter à la mer, sur le lieu du naufrage, une boite illustrée avec des objets permettant de reconstituer un lien avec le pêcheur disparu. Elle mêle rites amérindiens et catholiques avant de manifester une frénésie de vie par une danse sensuelle.

Des savoirs uniques à transmettre

Ce rapport unique avec le monde marin induit des connaissances uniques. Deux films, « Enquête sur ma mer » et « Un monde relationnel », réalisés par un photographe et Elizabeth Tempier, une animatrice des prud’homies du Sud de la France, montrent la richesse des savoirs accumulés par la tradition et l’expérience quotidienne d’observation du comportement des poissons. Pour ces pêcheurs, les poissons savent s’adapter aux engins des pêcheurs qui doivent en permanence s’adapter, changer la position des filets, leur couleur. Ces observations ouvrent de nouveaux champs de recherche intéressants. Les pêcheurs analysent aussi l’évolution des espèces présentes et essaient de contrôler la prolifération de petits pélagiques qui menacent leurs ressources traditionnelles de poissons de roche, en consommant leurs œufs. On voit ainsi que la gestion des ressources n’est pas seulement une affaire de RMD mais suppose une compréhension fine des relations proie-prédateur. On peut aussi découvrir dans un film tourné clandestinement au Vietnam, « Les chevaliers des sables jaunes », une étonnante technique de pêche avec des perches électriques qui étourdissent les poissons de récifs, une pêche très sélective mais épuisante et dangereuse pour les pêcheurs plongeurs. Les jeunes élèves de collège invités à sélectionner un film ont été séduits par cette réalisation réalisée dans des conditions très périlleuses.
Ces savoirs uniques, il faut les transmettre, celui des chasseurs de phoques, des pêcheurs du Vietnam, des artisans de la Méditerranée, des femmes plongeuses du Japon. Partout le vieillissement des pêcheurs menace cette transmission. Souvent, « Il Canto del Mare », il ne reste qu’un seul pêcheur dans des ports qui en comptaient autrefois des dizaines, avec eux, leur savoir disparaîtra. Il existe parfois des coutumes étonnantes pour maintenir le lien entre la société et les pêcheurs de plus en plus marginalisés. En Norvège, aux îles Lofoten où la pêche à la morue reste florissante, des enfants de 7 à 12 ans se retrouvent chaque année, mobilisés par leurs parents pendant deux semaines pour couper des langues de morue. On mesure le décalage que doit vaincre une petite fille, élevée dans la riche société urbanisée d’Oslo, avant de pouvoir facilement couper la langue des morues. Finalement elle ne se sort pas si mal de ce rite initiatique qui la plonge dans les racines de la société norvégienne. C’est l’occasion aussi de découvrir l’autonomie qu’acquièrent ces enfants avec cette expérience rémunérée. Dans « Ama San », on voit tout le plaisir que les femmes plongeuses retirent de leur activité avec son organisation coopérative. Les plus âgées transmettent avec délicatesse les gestes traditionnels aux rares jeunes femmes qui acceptent de poursuivre cette activité épuisante.

Pas de pêche sans les femmes.

De nombreux films témoignaient cette année de la place importante qu’occupent les femmes dans la pêche et les activités qui y sont liées. Au Sénégal, elles contrôlent les activités de transformation comme au Mexique, dans la pêche en eaux douces, « Les femmes de Petatan ». Le festival a donné aussi la possibilité de redécouvrir un film réalisé trente ans auparavant par une réalisatrice, Yolande Josèphe, présidente du jury en 2018. Son film « La mer à l’envers » présente le travail et la vie d’un matelot de la pêche industrielle, du point de vue de sa femme et des rapports familiaux. Un regard très moderne sur un monde perçu comme très masculin. Une femme pêcheur du Guilvinec, Scarlett Le Corre, participa à une discussion très animée sur le film qui lui était consacré. Mais c’est le film « Ama San » d’une réalisatrice portugaise sur les plongeuses japonaises qui a reçu le prix Chandrika Sharma, remis au film valorisant le rôle des femmes dans la pêche.

L’accaparement des mers

Comme chaque année, le Festival a montré les diverses facettes de l’accaparement des mers, des lacs et des littoraux. Plusieurs montrent un aspect méconnu de l’impact des explorations pétrolières off-shore, notamment le film irlandais « Atlantic » : les explosions provoquées pour étudier les fonds sous-marins traumatisent la faune des cétacés et poissons. On voit aussi pointer la menace des exploitations minières au Chili, dans « La Ultima barricada » ou au Canada arctique dans « Angry Inuk ». Les ravages de la pêche illégale en Asie et en Afrique sont dénoncés dans l’enquête sur « la Mafia des océans » qui met en cause des armateurs espagnols et asiatiques. Au Liban, dans « Les enfants de Beyrouth », les villages de pêcheurs sont détruits pour faire place à la création de décharges urbaines accaparées pour la spéculation immobilière. Les pêcheurs ont tout perdu, leurs zones de pêche dévastées par la pollution et leurs habitations. Une illustration du désastre qui touche de nombreux littoraux de Méditerranée.

Résistances.

Menacées, les communautés maritimes résistent pourtant, en particulier lorsqu’elles peuvent s’appuyer sur une culture particulière forte, ce qui est le cas des communautés côtières indigènes. Ce n’est pas un hasard si le film primé par les deux jurys, « Angry Inuk » est réalisé par une jeune Inuit et témoigne de la résistance désespérée d’un peuple marginalisé qui tente de maintenir la chasse traditionnelle aux phoques. Cette chasse leur permet aussi de maintenir une culture alimentaire, garante de leur autonomie. Le but inavoué de la fin de cette chasse ne serait-il pas de les chasser de leurs territoires ancestraux pour dégager la place pour des activités plus lucratives (pétrole et mines) ? On retrouve toute l’importance des cultures autochtones pour maintenir la capacité de résilience des communautés face aux désastres et pressions de toutes sortes, celles des multinationales dans « la Ultima Barricada », celles des gouvernements, dans les deux films réalisés en Inde « The Lady of the Lake » et « Nicobar, A Long Way ».
Pourtant résister n’est pas facile car il faut faire face à des adversaires puissants et que les luttes peuvent exacerber les divisions au sein des communautés. Dans « Poisson d’or, poisson africain », Thomas Grand analyse avec subtilité les tensions internes au sein de la communauté des pêcheurs de Casamance. Porteurs et pêcheurs n’ont pas les mêmes intérêts. Les femmes propriétaires de fours disposent de plus de moyens que les jeunes migrants, souvent diplômés, qui travaillent pour elles.

Remise de son prix à Thomas Grand
Au Chili, les employés des élevages, les pêcheurs à pied, les patrons artisans n’ont pas toujours les mêmes intérêts, même si tous luttent contre la dégradation de l’environnement par les grands élevages de saumons. Quand l’unité est possible, comme pour les pêcheurs des îles de l’Océan Indien, dans « Unis pour durer », il est plus facile de se faire entendre.

Les pêcheurs, au cœur des grands défis d’un monde globalisé.

Les films présentés au Festival ne parlent pas seulement des problèmes des communautés de pêcheurs, ils montrent qu’elles sont au cœur des grands mouvements qui bouleversent toute la planète : la crise environnementale bien sûr, mais aussi la montée en puissance de la Chine, en Asie (« Les chevaliers des sables jaunes »), en Afrique (« Poisson d’or, poisson africain »).
Chaque année, la thématique des migrations revient avec de plus en plus de force. Les pêcheurs sont souvent eux-mêmes des migrants, ainsi dans « Deltas, back to shores » ou « Lebous, Labous ». Grâce aux films, des problèmes généraux sont perçus dans leur singularité et leur humanité, avec l’émotion que permet de créer l’image travaillée par les réalisateurs. Le festival est d’abord un festival de cinéma, ce qui permet à tous les spectateurs d’approcher d’une manière unique, la vie des communautés dans le monde entier, parce que sont des expériences humaines, accessibles à tous et toutes. Il l’a montré cette année en présentant un film exceptionnel, « Maria do Mar », réalisé en 1930, à Nazaré, au Portugal ; ce film muet a été présenté en ciné concert avec un orchestre de 5 musiciens. Tous les spectateurs ont été éblouis par la qualité exceptionnelle des images et de la musique et la découverte du monde des pêcheurs de cette époque à Nazaré. Dès l’origine du cinéma, les réalisateurs ont été fascinés par la mer et le travail des pêcheurs et le festival permet chaque année de redécouvrir une réalisation exceptionnelle dans l’histoire du cinéma.

Mais si beaucoup de films évoquent les problèmes vécus par les pêcheurs et leurs communautés, ils montrent aussi des images de bonheur comme en Norvège, au Canada, au Japon, au Vietnam, en France, avec plusieurs portraits de pêcheurs bretons.
Ce sont ces images de bonheur du travail, dans et avec la nature, que les spectateurs peuvent retenir, mais ce sont toujours les hommes, les femmes et même les enfants, dans leur vie quotidienne, qui sont au cœur des réalisations.

Alain Le Sann. Mai 2018.

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