La baisse des captures alimente le conflit entre pêcheurs et tortues dans les atolls des Laquédives
Les tortues vertes (Chelonia mydas), bien que globalement en voie d’extinction, sont présentes en très grand nombre dans les atolls coralliens autour des îles Laquédives dans l’Océan Indien. Elles se rassemblent ici pour se nourrir d’herbes dans des lagons peu profonds. Mais, ce qui est une bonne nouvelle pour les défenseurs de l’environnement, est considéré comme un désagrément par les pêcheurs. Les communautés de pêcheurs du récif de corail d’Agatti aux Laquédives accusent les tortues vertes de la chute de leur prise. Selon eux, les tortues vertes broutent, se frayant ainsi un passage à travers les herbiers marins, qui sont essentiels à la reproduction des poissons. Ainsi, ils tuent ces tortues et détruisent leurs nids clandestinement, mettant en danger les animaux en voie d’extinction.
La perception des gens vivant près de la faune et de la flore dans de telles zones de conflits influence leur interaction avec la faune et la flore. Les pêcheurs d’Agatti accusent les tortues vertes de la baisse de leurs prises, mais la perception est-elle juste ? Rohan Arthur et d’autres membres de la Fondation pour la Préservation de la Nature, basée à Mysore, en Inde, ont fait une enquête auprès des communautés de pêcheurs dans deux endroits aux Laquédives : Agatti et Kadmat. Les deux sont des atolls, des récifs de coraux en forme d’anneau encerclant un lagon, et qui sont similaires par de nombreux aspects comme la taille, la population, le nombre de pêcheurs, et l’étendue des prairies sous-marines. De plus, la capture de poissons avait baissé de manière importante dans les lagons des deux atolls.
La seule différence entre les deux atolls, c’est le nombre de tortues vertes qui y vivent. Leur nombre autour d’Agatti a beaucoup augmenté depuis les années 1970, grâce à d’efficaces mesures de préservation dans la région. En 2010, la densité à Agatti était de 27 tortues par km² dans les prairies sous-marines, ce qui représente six à sept fois la densité de tortues à Kadmat. Cependant, la perception des tortues vertes par les gens dans les deux atolls est extrêmement différente. A Agatti, près de 90% des sondés ressentent une baisse dans la capture de poissons au cours des années à cause de la présence des tortues, et le fait qu’elles se nourrissent d’herbes. A Kadmat, la plupart des gens accusent en revanche d’autres facteurs comme la surpêche.
Les pêcheurs d’Agatti disent que les tortues vertes réduisent la capture de poissons en endommageant des engins de pêche. Ils invoquent également un mécanisme « indirect » : les tortues en grand nombre consomment beaucoup d’herbes, réduisant ainsi la disponibilité d’un habitat naturel pour le poisson. Les chercheurs ont décidé d’analyser cette idée. La surveillance à long terme a montré que les tortues en densité élevée mangent en effet les herbes plus rapidement qu’elles ne poussent. En haute mer, 80% des pousses d’herbes avaient des marques de broutage par une tortue.
Hier et maintenant
Jusqu’en 2010, les tortues étaient concentrées autour d’Agatti, mais en 2011, Kadmat avait une très grande densité de tortues vertes. Kartik Shanker du Centre pour les Sciences Ecologiques, qui a longuement travaillé aux Laquédives, pense que le changement était dû au déclin de la disponibilité de la nourriture. Un des auteurs, Nachiket Kelkar, déclare :« Nous n’avons pas de preuves convaincantes, comme la surveillance par satellite, pour prouver que ce changement s’est produit. Mais, les changements en abondance ont été radicaux en seulement un mois ou deux ».
Depuis que la période d’études a inclus cette phase de transition, les chercheurs ont pu comparer la densité des tortues, la santé des herbiers et le nombre de poissons, avant et après les changements de population à Agatti et Kadmat. Ils ont découvert que la taille des herbiers a baissé radicalement quand le nombre de tortues a augmenté. Aussi, avant l’augmentation du nombre de tortues à Kadmat, il y avait 12 fois plus de poissons à Kadmat qu’à Agatti. Les chiffres confirment l’analyse des pêcheurs d’Agatti : les tortues vertes ont un impact sur la capture de poissons. Ensuite, les chercheurs ont calculé combien le pâturage des tortues de mer coûtait aux pêcheurs. Le prix s’élève jusqu’à 60,000 roupies par pêcheur et par an, selon Kelkar.
Mais les dégâts directs des tortues vertes sont minimes. Pourtant, le système de compensation gouvernemental a tendance à se focaliser sur les dommages directs, les « manifestations du conflit les plus visibles », comme l’écrivent les auteurs dans l’article. La perception des pêcheurs est souvent rejetée car considérée comme sans fondement, les forçant par conséquent à tuer les tortues.
Les tortues vertes se sont miraculeusement bien rétablies aux Laquédives. Abandonner les programmes de conservation efficaces en aliénant les gens vivant avec elles – les parties prenantes les plus importantes dans l’affaire, et les plus affectées – serait fâcheux. Pour résoudre le problème, les gestionnaires peuvent faire en sorte que les pêcheurs se tournent vers des espèces de poissons qui ne vivent pas dans les herbiers, tant que les tortues sont près des pâturages. Ils doivent réaliser que les pêcheurs ont des idées qui peuvent être légitimes, suggèrent les auteurs, dans l’article qui sera publié dans Biological Conservation en novembre 2013.
Sandhya Sekar
Down to Earth 16-30 septembre 2013
Traduction : Joana Neves