Le piège des évidences : entre croyances et analyses scientifiques

, par  LE SANN Alain

La grande presse et les médias et des spécialistes autoproclamés de la défense des océans reprennent comme des évidences un grand nombre de clichés sur la pêche et les pêcheurs. Après avoir relevé quelques erreurs classiques dans les données chiffrées (Alain LE SANN. Infos toxiques sur les océans, janvier 2019, https://peche-dev.org/spip.php?article233 ) , on peut poursuivre avec l’analyse de quelques évidences régulièrement reprises comme des vérités absolues alors qu’une approche plus critique permet de les relativiser ou du moins de les discuter.

« L’affaiblissement d’un stock est dû à la surpêche »

Source : Warming oceans affect fisheries productivity worldwide, study reveals, 2 mars 2019 [1]

Ces graphiques montrent à quel point les stocks de poissons réagissent aux modifications du climat. Ils réagissent aux changements de long terme comme le réchauffement actuel, mais ils sont aussi étroitement liés aux variations de moyen terme comme l’oscillation Nord Atlantique.

Source : Climatic Research Unit, University of East Anglia, UK
On voit bien qu’il y a d’ailleurs des correspondances entre l’évolution des stocks en Atlantique Nord et cette Oscillation Nord Atlantique, déterminante pour l’Atmosphère comme pour les océans qui interagissent. La reproduction de la morue est difficile en limite sud de sa répartition ; les mesures pour réduire la pêche n’ont donc guère d’effets sur la reconstruction du stock.
La surpêche fait partie des mantras répétés pour accabler les pêcheurs et leur imposer des contraintes toujours plus drastiques. En cas de surpêche, et cela existe bien et a existé, il faut bien sûr prendre des mesures parfois rigoureuses, mais elles seront inefficaces si la situation de dégradation des stocks concernés n’est pas seulement liée à la surpêche. La mortalité par pêche n’est qu’un facteur parmi d’autres, important certes, de la dégradation de certains stocks. De nombreux stocks peuvent également être affaiblis du fait de la dégradation de l’environnement, la pollution, les changements dans les courants, etc. Comment les stocks en Mer Baltique peuvent-ils bien se porter quand 30% de cette mer est en situation d’anoxie (absence d’oxygène) ou d’hypoxie ? En Bretagne, la diminution des lançons, nourriture appréciée des bars, n’est pas liée à la pêche mais sans doute à une dégradation du phytoplancton dont ils se nourrissent. En Morbihan, dans le Mor Braz (entre la côte et les îles), on assiste de plus en plus souvent, durant l’été, à des blooms planctoniques spectaculaires qui entraînent des zones d’anoxie et la mortalité de poissons et de crustacés. En Méditerranée, réduire les facteurs du désastre des pêches à la surpêche risque de faire oublier l’impact catastrophique des pollutions d’origine terrestre. Dans le Golfe de Gabès, les pêcheurs font le constat d’une disparition du poisson remplacé par une seule espèce de crabes qui prolifèrent, ils les appellent les daesh. Il ne s’agit donc pas de nier la surpêche, mais d’analyser la complexité des facteurs de réduction des stocks pour mieux adapter, si possible, les mesures de gestion.

« Il ne faut pas pêcher des juvéniles »

Il ne faut pas pêcher un poisson qui ne s’est pas reproduit au moins une fois, entend-on régulièrement. Cela semble évident, mais des scientifiques ont fait le constat sur des stocks importants : si l’on cible uniquement les gros poissons adultes on élimine les meilleurs reproducteurs et on peut rapidement affaiblir le stock. Il n’est évidemment pas bon de ne pêcher que des juvéniles, ou en trop grande quantité, mais la meilleure approche proposée par les scientifiques est celle d’une pêche équilibrée qui touche l’ensemble des classes d’âge sans déséquilibrer la pyramide des âges. Théoriquement juste mais à condition de bien contrôler l’effort de pêche et difficile à mettre en œuvre dans un contexte de pêcheries multispécifiques avec des espèces de tailles différentes. Dans le cas du merlu, le changement du maillage a permis de redresser le stock en limitant la pêche des juvéniles tout en maintenant un grand nombre de gros reproducteurs. Il est d’ailleurs à noter que les scientifiques se sont longtemps trompés sur l’âge de la maturité sexuelle du merlu. La biologie de nombreuses espèces n’est pas encore bien connue.

« Il ne faut pas pêcher sur les frayères »

Cela semble du bon sens et pourtant de nombreuses pêches sont basées sur la recherche des œufs pour leur transformation. Tout le monde connait le caviar, mais il y a aussi les œufs de mulets pour la poutargue, les œufs de lompe, etc. Il existe partout dans le monde des traditions de pêche ciblées sur les œufs ou sur des alevins (civelles par ex, ou poutine-alevins de sardines dans le Var). Lorsqu’elles sont réduites et bien encadrées, elles peuvent perdurer pendant des siècles.

Vente de poutargue de Mauritanie au salon Terra madre.
Cependant en période de frai, les poissons ne sont pas dans leur meilleur état pour leur consommation mais historiquement, les pêcheurs ont toujours été tentés par la pêche sur de fortes concentrations car cela permet de limiter les efforts et les coûts. Ainsi les saumons sont pêchés traditionnellement au moment où ils reviennent frayer dans les rivières, c’est un des moments où ils sont faciles à attraper, il faut évidemment en laisser passer suffisamment pour assurer la reproduction. Bien sûr, quand un stock est menacé et affaibli, la première mesure à prendre est d’arrêter la pêche sur les frayères. Dans le cas d’un stock en bon état, peu importe le moment où on pêche comme le précise Alain Biseau, d’IFREMER, dans un texte de 2013 [2] et plus récemment dans une interview sur le site de l’OP Pêcheurs de Bretagne [3]. Cela peut choquer, mais son raisonnement scientifique est rigoureux.

« Vive les pêches douces »

Voici une autre rengaine assénée comme la solution miracle pour garantir une pêche durable. La pêche à la ligne sur un bateau de moins de 10 m permet de très belles pêches, encore mieux si on va jusqu’à pratiquer l’Ikejimé (technique japonaise qui permet une meilleure conservation et qualité du poisson ). Il faut défendre et promouvoir ce type de pêche, mais limiter la pêche durable à ce type de pêche, en y ajoutant le casier, comme le préconisent de nombreuses ONG environnementalistes, c’est avoir une vision bien restrictive. On peut noter que certaines pêches à la ligne sont parmi les plus grandes consommatrices de carburant au kilo pêché. Mais on peut aussi avoir de la surpêche avec des ligneurs ou des caseyeurs. En 2006, lors d’un séjour dans le village modèle de Prainha do Canto Verde au Brésil, j’ai pu rencontrer des pêcheurs traquant la langouste au casier sur des jangadas à voile. Ils reconnaissaient que la pression de pêche était trop forte même avec ces moyens limités, mais il n’y avait pas d’autre solution pour faire vivre tout le monde, tout en préparant la nouvelle génération à exercer d’autres activités.

Débarquement de langoustes à Prainhia do Canto Verde, Brésil.
De même au Sénégal, à Kayar, un village qui bénéficie d’une fosse très riche, les pêcheurs à la ligne ont dû très tôt se limiter à une caisse par sortie pour éviter l’épuisement des ressources. Des pêcheurs très nombreux avec de faibles moyens peuvent détruire des ressources.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que de nombreuses pêches dites douces nécessitent des appâts en abondance pour être efficaces. Ainsi il faut un kilo de hareng (parfaitement consommable par les humains) pour capturer 1 kilo de homard, sur la côte de Nouvelle Angleterre. Dans un tel cas, les pertes sont bien supérieures aux rejets de bon nombre de chalutiers, même si elles sont de nature différente. La pêche à la canne du thon dans l’Océan indien consomme beaucoup d’appât et concerne une pêche de juvéniles. Il faut même parfois importer par avion du poisson congelé pour appâter les lignes ou les palangres. Cette question des appâts constitue un facteur limitant de ces pêches dites douces et il faut parfois un bon coup de chalut pour les fournir.
A suivre…
Alain le Sann, Mars 2019

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