Un siècle d’organisation économique de la pêche artisanale atlantique

, par  LE RY, Jean-Michel

1. La naissance des coopératives maritimes

La fin du XIXème siècle et le tout-début du XXème sont marqués par deux crises violentes de la pêche sardinière atlantique. En 1880 et en 1902, les pêches s’effondrent subitement : la ressource n’a pu faire face au développement de la pêche induit par la création de très nombreuses conserveries.
Les pêcheurs et leurs épouses, employées dans les conserveries, se retrouvent brutalement sans ressources, c’est le retour de la misère sur la côte atlantique…
L’administration de tutelle des Pêches maritimes : « l’Inscription Maritime » s’inquiète de l’état de pauvreté des pêcheurs côtiers. L’idée de créer des coopératives maritimes, à l’initiative de quelques philanthropes, d’hommes politiques locaux et soutenue par l’administration, se concrétise aux environs de 1895.
La profession commence à se structurer autour des premières coopératives d’avitaillement (afin d’acheter le matériel au meilleur prix) et du Crédit Maritime constitué en 1906.
En 1909, les Caisses Régionales sont créées.
En 1913, le Crédit Maritime a atteint son périmètre quasi-définitif autour de chaque Caisse Régionale qui regroupe les coopératives maritimes affiliées et des sociétés d’assurance mutuelle (quant à elles sous forme d’Associations 1901).
Le pêche artisanale, désormais organisée autour de ses coopératives, continue à se structurer, à se développer et à se renforcer au cours de la période 1910 – 1930.
Mais la crise mondiale des années 30 n’épargne pas la pêche artisanale française, non pas cette fois par une chute de la ressource sardinière, mais par contagion de la crise économique, sociale et financière de toute la société.
A cette période, apparait un homme proche du milieu maritime qui est préoccupé par les questions sociales. Il s’agit de Louis-Marie Lebret, né près de Saint-Malo en 1897, ancien officier de marine devenu Dominicain en 1923.
Il s’intéresse à la situation économique et sociale des marins-pêcheurs, défend leurs intérêts et participe à l’organisation de la profession, notamment avec la création de la JMC (Jeunesse Maritime Chrétienne), sur le modèle de la JAC, en 1930.
( il créera le mouvement « Economie et Humanisme » en 1943, participera à l’élaboration de « l’Economie Sociale et Solidaire » en affirmant que « …la montée humaine doit être fondée sur une organisation cohérente et réfléchie, sur la coopération et non sur la compétition… »).
Avec lui, le mouvement coopératif se structure et se développe, mais encore sous la tutelle de l’administration de la Marine Marchande.
Arrive la Deuxième Guerre Mondiale !
Après la parenthèse dramatique de ces cinq années, la vie reprend, la pêche artisanale reprend confiance en son avenir mais les temps ont changé :
  Au niveau social, les syndicats ouvriers sont de plus en plus présents et actifs, désormais dans le secteur de la pêche (notamment CGT et CFTC, puis CFDT),
  Au niveau économique et financier, de nouvelles idées libérales pénètrent l’activité de la pêche (développement de la pêche industrielle, des activités de transformation, de l’internationalisation des activités et des capitaux).
  Au niveau de l’Administration, celle-ci veut garder un rôle d’incitation et de contrôle (les Administrateurs des Affaires Maritimes siègent « de droit » dans les réunions de Conseil d’Administration et aux Assemblées Générales des coopératives et du Crédit Maritime), mais elle ne veut plus être en « première ligne ».
Une nouvelle époque commence : les professionnels vont devoir se trouver des leaders… !
En 1945, le Gouvernement prend l’initiative d’organiser l’interprofession des pêches maritimes en créant le Comité Central des Pêches Maritimes qui va regrouper au niveau national les Comités Locaux des Pêches Maritimes. Ceux-ci apparaissent dans tous les quartiers d’Inscription Maritime.
Ils ont pour mission de traiter de toutes les questions techniques, économiques et sociales de l’interprofession maritime.
Celle-ci doit désigner des représentants nommés par le biais des organisations syndicales existantes : cela ne posera aucun problème pour les professionnels de la pêche chez qui plusieurs syndicats sont déjà bien représentés, CGT, CFTC, (CFDT par la suite) et Syndicats autonomes. Par contre les professionnels de l’aval, mareyeurs et poissonniers n’arriveront pas à bâtir des représentations durables.
De ce fait, les problèmes de marché seront – dans l’ensemble – peu traités par les CLPM.
La nécessité d’organiser des coopératives pour améliorer la vente des produits de la pêche va vite s’imposer.

2. Le Crédit Coopératif et les premières structures régionales

En 1938, l’Etat a créé la Caisse Centrale de Crédit Coopératif. Le premier Président en a été Pierre Lacour.
Celui-ci, diplômé de Polytechnique et Sciences-Po. n’a que 28 ans. Il collabore d’abord avec Vichy, puis rejoint la Résistance avec les FTP. Membre du Parti communiste pendant quelque temps, il est également conseiller financier de la CGT…Personnage atypique il veut utiliser la CCCC comme un instrument de pouvoir face aux grandes entreprises privées, c’est-à-dire les armements de la pêche fraîche de Boulogne, Concarneau, Lorient et La Rochelle.
Il crée la Confédération des Organismes de Crédit Maritime Mutuel en 1956. La CCCC est alors l’organisme de financement et de contrôle de tout le système coopératif maritime. Aussitôt après, il trouve des relais sur la côte atlantique, notamment issus du syndicalisme et en particulier à Saint Jean de Luz et à Audierne où sont créés la coopérative ITSASOKOA (1959) et l’Armement Coopératif Artisanal Finistérien (1965).
Ces deux structures vont permettre, à l’initiative de Pierre Lacour, de confier des outils « industriels » à des leaders issus du monde de la pêche artisanale : chalutiers pêche arrière à Audierne et Douarnenez, thoniers océaniques basques et bretons à Dakar, Abidjan et aux Seychelles, sardiniers congélateurs…
Des conserveries seront rachetées à des groupes privés ou construites à Saint Jean de Luz, Audierne, les Sables d’Olonne et Saint-Guénolé. Le groupe « Pêcheurs de France » les fédère sur le plan commercial.
Mais en même temps, sur la côte, d’autres initiatives issues des coopératives « de base » locales commencent à apparaître et à innover.

3. Des coopératives « de terrain » viennent répondre, avec les mêmes hommes que pour le crédit et l’avitaillement, aux besoins des pêcheurs, cette fois pour la commercialisation.

La plus représentative est la SOCOSAMA, créée en 1967 aux Sables d’Olonne.
Depuis pas mal de temps, les pêcheurs de la pêche artisanale (pêche côtière et pêche hauturière) constituée de navires appartenant à des pêcheurs individuels et à leurs familles – et non pas à des sociétés d’armement – souffrent des aléas des marchés de la pêche fraîche qui domine de plus en plus : les pêcheurs n’arrivent pas à s’organiser face aux mareyeurs qui – sans se structurer formellement contre eux – jouent spontanément la fameuse « loi du marché ». Avec une demande très rigide en France, dès que l’offre devient un peu abondante, la mévente apparaît, les prix s’écroulent sous les criées.
En Vendée, les pêcheurs, à l’initiative de l’un d’entre eux, Victorien Viaud, montent la Société Coopérative Sablaise de Mareyage dont le rôle est d’être présente aux achats tous les jours, sous la criée et de faire des efforts particuliers de stabilisation et de valorisation des captures quand la pêche est abondante. La coopérative fonctionne bien en trouvant de nouveaux marchés, notamment à l’exportation.
Cet exemple de coopératives créées par et pour les pêcheurs artisans obtient un grand succès et d’autres régions suivent très vite l’exemple : CME à Etaples, Marée Bretonne, puis Saint-Gué-Coop sur le Sud-Finistère, UNICOMA puis SCOMA à Lorient et en Loire atlantique, Copéport à Port en Bessin, etc…
Pendant 20 ans, des années 70 aux années 90, les deux types de coopératives (coopératives de type industriel et coopératives de base de type artisanal) vont cohabiter sans réussir à trouver de synergie, du fait des différences de projets véhiculés par les unes et par les autres.

4. L’arrivée tardive de la Politique Commune des Pêches

Durant les années 1970 à 1975, les coopératives de mareyage se constituent, connaissent leurs premiers succès et leurs premiers échecs mais commencent à bien identifier les mécanismes du marché, les risques de surproduction et de mévente, les nouvelles opportunités commerciales – en particulier à l’export – que les mareyeurs négligent.
La réflexion commence sur la nécessité de pouvoir stocker les excédents, si possible après transformation et valorisation et en particulier par la congélation qui représente un marché d’avenir. En même temps, il faut trouver des financements nouveaux pour investir, financer les stocks, le crédit-clients etc.
Le Crédit Maritime et même le crédit Coopératif (pourtant très engagé dans sa « filière coopérative industrielle ») vont répondre assez positivement à ces besoins.
Les pêcheurs créent en même temps et spontanément, des « Groupements de soutien de marché » qu’ils alimentent par des cotisations pour assurer des « prix de retrait » qui seront garantis par les coopératives de mareyage.
Mais les coopératives doivent aussi rendre des comptes et justifier leurs dépenses et leurs investissements.
C’est une période de « brain-storming » considérable sur la côte.
Pendant ce temps, la Commission Européenne avait oublié la pêche au moment où elle créait la Politique Agricole Commune (PAC) en 1962.
Finalement, la France, appuyée par le Crédit coopératif à qui les coopératives ont fourni énormément d’éléments de comptabilité analytique, crée le Fonds d’Intervention et d’Organisation des Marchés (des produits de la pêche) en 1975.
Les coopératives constituent le noyau dur qui fournit au FIOM, les informations sur la ressource et les saisonnalités des pêches, des recommandations pour valoriser et stocker plutôt que de détruire les excédents et les justifications objectives pour la couverture des frais de transformation et de stockage.
Sur la base de ces données économique, la France – en s’inspirant des Groupements de producteurs agricoles – met en place des « Organisations de Producteurs » (O.P.) pour la pêche.
Les représentants de la pêche industrielle avaient déjà créé les FROM (FROM-Nord, FROM-Bretagne et FROM-Sud Ouest) mais qui ne faisaient qu’appliquer des prix de retrait en cas de mévente et détruisaient les excédents correspondants.
La pêche artisanale joue alors un rôle particulier : consciente de la valeur intrinsèque de ses produits et du déficit permanent et préoccupant de la balance commerciale des produits de la pêche, elle se bat pour trouver une nouvelle voie afin d’épauler la commercialisation des produits des pêcheurs affiliés aux coopératives de mareyage au lieu de détruire aveuglément des excédents très temporaires. Elle arrive à convaincre les Pouvoirs publics d’accompagner cette démarche.
La SOCOSAMA, l’OPOB, la CME et PROMA se constituent en OPs à partir de 1975 pour appliquer la nouvelle politique d’organisation des marchés des produits de la pêche artisanale sur les quais. Chacune s’appuie sur une coopérative de mareyage pré-existante ou créée à cet effet : SOCOSAMA-marée, Saint-Gué-Coop, CME-écorage, SCOMA, COPÉPORT-marée, etc…
L’ANOP qui regroupe les FROM et les OP de la pêche artisanale est constituée pour être le partenaire officiel du FIOM.
En 1983, la Communauté Economique Européenne met enfin en place la Politique Commune des Pêches.
Il s’agit de contrôler, d’encadrer et d’orienter les activités de pêche maritime et en tout premier lieu de lutter contre la surcapacité des flottilles européennes. Cependant, l’aspect de la régulation des marchés (déjà largement traité au niveau européen pour l’agriculture) est enfin pris en compte.
Finalement une organisation des marchés, globale et cohérente se met en place entre OPs locales, FIOM et Commission Européenne.
De 1975 à 1993, on peut considérer que le marché des produits de la pêche est de mieux en mieux régulé pour la pêche française.

5. La crise de 1993 – 1994 et ses conséquences sur les coopératives

Mais la pêche n’est qu’un enjeu mineur de la politique européenne. D’autres priorités d’ordre global comme la libéralisation commerciale de l’Europe s’imposent.
De l’extérieur, le désarmement douanier battant son plein, on voit arriver sur les marchés des produits de tous les horizons…
A l’intérieur, la dévaluation de la Livre britannique (£) permet un afflux inattendu de produits britanniques, mais également d’importations clandestines – via les îles britanniques – de produits polonais, norvégiens, russes, islandais etc…
Pendant ce temps, la CEE applique un programme – légitime mais drastique – de réduction de l’effort de pêche pour protéger les ressources halieutiques européennes.
De nombreux bateaux de pêche artisanale « partent à la casse », les débarquements locaux diminuent, les importations envahissent les marchés, les prix baissent… !
Les coopératives de mareyage, cette fois lâchées par le Crédit Maritime – qui ne voit plus que l’aspect financier des choses – se retrouvent acculées.
Pour le Crédit coopératif et le Crédit maritime, « à quoi bon soutenir les coopératives de mareyage puisque les apports vont baisser et – en toute logique financière – les interventions deviendront inutiles », (ce qui était bien mal connaître les aléas de la pêche !)…
Entre 1995 et 2005, près de 50% de la flottille de pêche artisanale disparaît et les importations explosent.
En quelques années, la laborieuse construction des coopératives de mareyage voulues par les pêcheurs est détruite par le désintérêt ou même par l’action directe de certaines caisses de Crédit Maritime qui les bradent.
Les outils sont abandonnés, liquidés ou vendus pour des sommes symboliques à des entreprises privées.
La première coopérative de mareyage « historique », la SOCOSAMA, sera la dernière à « amener son pavillon » en 2008.
En 2008 également, le Crédit Maritime est racheté par le groupe des Banques Populaires et de la Caisse d’Epargne….

Commentaires

Avec du recul, que peut-on penser de cette fin de parcours ressemblant bien à un échec ?
• Au départ, il apparaît que les nécessités économiques liées au développement (mal évalué par les Pouvoirs publics) des flottilles de pêche, demandaient d’accompagner les pêcheurs par des outils de régulation de leurs revenus. Les coopératives de mareyage ont répondu à ces besoins,

• Par la suite, une vision politique globale a manqué pour la réorganisation économique et financière quand les contraintes liées à la gestion des ressources, trop longtemps négligée, sont devenues prioritaires,

• Le système coopératif maritime se maintiendra avec les Coopératives d’avitaillement (notamment leur branche-carburant) et leurs filiales liées à la plaisance, car leurs adhérents auront toujours un intérêt direct dans les achats groupés.

• Au niveau de la capture et de la mise en marché, le travail collectif primordial sera celui de la gestion de la ressource, désormais dévolu aux Comités des pêches et aux OPs qui n’interviendront plus directement au niveau de la mise en marché, évitant ainsi de se retrouver en concurrence les uns avec les autres.

• L’aventure des coopératives de mareyage gardera un intérêt pédagogique, en particulier dans les pays en développement, en aidant les pêcheurs artisanaux inorganisés à comprendre les mécanismes basiques des marchés de produits périssables et à se regrouper pour les affronter.

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