De l’Atlantique à l’Oural

, par  SCHMITT Odile

A l’occasion de la fête du port de pêche de Lorient, quelques bateaux ont accepté d’embarquer des dessinateurs du groupe "Urban Sketchers" pour faire ensuite une exposition. Bernard Schmitt, puis Odile ont eu la chance de bénéficier de cette expérience, pour les illustrations et pour le texte.

14 juin 2019, 3h du matin : Bernard est revenu de ses 48 h en mer sur le chalutier « Oural », content ! Il me conduit au port : c’est mon tour pour 24h… Il salue et remercie le patron Damien Le Floch et les trois matelots. Ils sont contents de leur pêche. Ils laissent leurs caisses bleues et jaunes à la vente de la criée des côtiers. Ils laissent deux caisses de boette, des chinchards et des rougets, à un autre bateau, un caseyeur. Ils chargent une quantité de caisses aux couleurs de Lorient. Au revoir Bernard, nous partons. Un des trois matelots ne repart pas, il a des problèmes de voiture. Restent Matthieu aux beaux yeux bleus et Alex très tatoué, donc une équipe de 3 au lieu de 4.

Je reste dans la cabine le temps de sortir de la rade. Une belle lune presque pleine… Nous ne l’avons pas vue grandir avec le ciel couvert tous ces derniers jours. Quel mauvais mois de juin !
Puis je découvre le reste du bateau : au niveau – 1, le « carré » (cuisine, salle à manger) très étriquée et le pont de travail : les chaluts enroulés, les treuils et les funes et la table de tri. Au niveau – 2, la cale à poisson (pas d’échelle pour y descendre depuis la trappe) et les 5 couchettes. Je m’y installe avec mon sac de couchage et fais un rideau avec ma serviette. Dans l’ensemble, je trouve ce bateau très inconfortable ; surtout beaucoup de bruit.

On « fait route pêche » jusqu’au sud de Belle Île. Tout le monde essaye de dormir ; sauf Damien à la passerelle, relayé par un autre, de quart. Pour moi, difficile de dormir avec le bruit du moteur et le bateau très balloté dans les vagues pourtant pas énormes.
Vers 6h, mal de mer (j’avais pourtant pris un cachet « mer calme » avant de partir). Ça va un peu mieux dans la position assise dans ma couchette. Je finis par me lever, mais on ne m’a pas indiqué où se trouvent les toilettes. Je finis par vomir un peu dans l’évier, mais on ne m’a pas dit comment ouvrir le robinet avec l’interrupteur ad-hoc…
Le seul hublot ouvert sur la mer est sur le pont avant ; je me sens un peu mieux en regardant la mer et l’horizon, assise sur un coffre. Je finis par trouver les toilettes dont la porte ne ferme pas de l’intérieur… En guise de chasse d’eau, il faut prendre le gros tuyau de lavage du pont de travail qui coule sans cesse grâce à une pompe.
A 7h, sonnerie. On vire les 2 chaluts jumeaux, leurs funes et les deux panneaux qui vont écarter l’ouverture des chaluts (en tout 300 m de long) et les grosses chaînes reliant les panneaux et lestant l’ensemble du « train de pêche ».

En effet on vise surtout les langoustines qui vivent sur le fond de la vasière du plateau continental.
Je vais un peu discuter avec Damien sur la passerelle. Il fait beau.
Je vais avaler un café, mais j’ai toujours envie de vomir. C’est difficile de capter les conversations à cause du bruit et de l’accent breton. L’entente semble bonne dans l’équipage. Je n’ose pas aller me recoucher car j’ai toujours mal au cœur. Le trait de chalut devrait durer 3h, sur 15 km environ. Je dois me tenir aux parois pour me déplacer dans le bateau. Pourtant ils disent que la mer est « normale » ; moi je la trouve très agitée ! Tous fument beaucoup et les avertissements sur les boîtes de cigarettes « fumer tue », « fumer augmente le risque d’impuissance », « fumer diminue le fertilité », ne semblent pas les toucher… Par contre, il n’y a pas d’alcool à bord.
Vient le moment de remonter les chaluts ; c’est toujours impressionnant de les voir tirer le nœud au cul du chalut et déverser la prise dans 2 grands bacs.

Ensuite ces bacs sont remontés pour constituer la table de tri, à hauteur, là où les mains s’activent : deux catégories de langoustines grosses et normales, en rejetant les petites sous-taille ; toujours vivantes, elles repartent à la mer par les trappes et devraient continuer à y grandir… Beaucoup de poissons mélangés aux langoustines : merlus et merluchons, encornets, poissons plats (limandes et soles), quelques lottes, quelques crabes et araignées, des chinchards à donner à d’autres bateaux pour la boette… Tous les petits poissons sont rejetés, morts pour la plus part. On a beau dire « trier sur le fond, pas sur le pont » et insérer des panneaux à maille carrée sur les chaluts, il y a toujours des rejets sur le pont… A la mer, ça fait de la biomasse pour nourrir la chaîne alimentaire et les oiseaux : une quantité de goélands suivent le bateau et se gobergent.
A peine les chaluts relevés et vidés, ils sont à nouveau virés pour le trait suivant ; ainsi il n’y aura pas beaucoup de temps mort ou de pause, entre les traits de chalut, avec tout le travail de tri et de lavage des prises. Les langoustines sont très grises de vase et il faut largement les rincer pour qu’elles apparaissent dans leur belle couleur rose ;

les caisses de langoustines sont alors immergées dans un vivier oxygéné et réfrigéré à 5°. Les poissons sont étripés un par un (encore de la biomasse qui repart à la mer) et les caisses sont mises en cale.

Je me renseigne : le bateau fait 14,9 m de long (il y a un seuil de réglementation pour les plus de 15 m). Il date de 1986, avant la naissance du patron et des matelots). Le patron possède aussi un autre bateau jumeau qui pêche dans les parages. Celui-ci, il l’a racheté à son père. Il envisage de pouvoir construire un bateau neuf, s’il trouve les financements. Dans la passerelle, par radio, il discute beaucoup avec ce bateau jumeau et d’autres bateaux copains, échangeant des infos, mais pas avec n’importe qui ! Je suis impressionnée par tous les écrans dans la cabine et essaye de comprendre un peu : sondeurs, information sur la dureté du fond (on souhaite un sol meuble et pas rocheux), radar, cartes enregistrant les trajets et les traits de chalut ; ça forme comme un faisceau de fils partant du port de Lorient, contournant Groix et Belle Île, et formant des ronds dans l’eau dans la zone de pêche. Damien trône dans un grand fauteuil au milieu de tous ces écrans, tenant la barre avec ses pieds.

Aujourd’hui la visibilité est bonne, mais, en été, il craint les brunes de chaleur… Vive le radar ! Aux moments de virer les chaluts et de les remonter, il se tourne vers l’arrière du bateau pour commander les treuils, veiller à l’accrochage des panneaux etc…

C’est l’heure du déjeuner : beefsteak, semoule et ratatouille. Pas de dessert. Pourvu que ça passe ! Je fais une sieste sur la banquette du carré (pas le courage de descendre dans ma couchette). J’ai l’impression de dormir longtemps et je suis toute désorientée quand je me réveille vers 15h. Soulagée de constater que je n’ai pas envie de vomir. Les matelots sont déjà en train de trier le 2ème trait de chalut. Ils ne sont pas très contents des prises.
Il fait beau et la mer n’est pas trop méchante. Mais, décidément, je n’aime pas trop la mer quand il n’y a aucune côte en vue… Immense et monotone ! On aperçoit seulement, au loin, d’autres bateaux de pêche.
Le dénommé Alex ne semble pas au courant du Brexit… Il sait qu’il y a des menaces sur les quotas de langoustine à cause du R… en trois lettres. Je lui souffle « Rendement Maximum Durable »…
J’ai envie d’aller m’assoir au soleil sur le pont supérieur, mais je ne sais pas comment l’atteindre sans traverser la cabine où Damien fait un brin de sieste. C’est ce sommeil entrecoupé qui me parait la pire contrainte de ce métier. Et pourtant, nous sommes en juin, les jours sont longs ! Globalement, les conditions de travail dans ce type de pêche me paraissent encore plus difficiles que je ne l’imaginais…

Minuit : dernière remontée des chaluts ; dernière séance de tri et d’étripage… C’est quand même fastidieux et il y a peu de temps de pause entre deux. Ça doit faire 5 dans la journée… Et il faudra encore débarquer les caisses, celles qui sont dans la cale et celles qui sont dans les viviers et les présenter correctement pour la criée… Les matelots restent de bonne humeur, plaisantent et vont picorer à la cuisine, chacun à son rythme et à son goût. Mais les bonnes cerises des Pâtrières que Bernard avait apportées mercredi n’ont pas de succès !

Maintenant on fait « route maison » ! Je vais me coucher dans la cabine et, cette fois, je dors profondément… sans réaliser que le bateau finit par aborder au quai à Lorient ! Bernard est venu m’attendre et descend dans la cabine pour me réveiller, puis ramasser mes affaires et faire les adieux et remerciements à cet équipage si patient et bienveillant avec les vieux ignorants que nous sommes ! Il est 3h30, samedi 15 juin 2019.

Navigation