Histoire des pêches : la surexploitation entre rhétorique et réalités

, par  LE SANN Alain

Il y a 6 ans, j’avais été marqué par la lecture du livre d’Andrée Corvol « L’homme aux bois », basé sur sa thèse, qui décrivait le processus d’exclusion et de marginalisation des éleveurs des zones de montagnes, accusés d’être responsables de la déforestation et des inondations. J’avais souligné à l’époque dans un article (https://peche-dev.org/spip.php?rubrique6 ) la similitude avec la mise en cause des pêcheurs, seuls responsables de la dégradation des océans (depuis peu, le plastique est plus à la mode). Je ne savais pas qu’à cette date (2013) paraissait l’ouvrage de Marc Pavé sur l’histoire de la pêche côtière en France , préfacé par Andrée Corvol. Dans sa thèse, Marc Pavé fondait son analyse des pêches côtières de 1715 à 1850 sur la même approche sociale et environnementale qu’Andrée Corvol, confirmant ma propre intuition.

L’universelle rhétorique de la surexploitation

A la rhétorique sur la déforestation correspond celle de la surexploitation des ressources halieutiques, la surpêche [1]. Cette rhétorique est issue des milieux scientifiques, en lien avec l’État, qui considèrent que les éleveurs ou les pêcheurs sont incapables de gérer leurs ressources. Ainsi en 1832, un rapport du quartier maritime de la Ciotat affirmait avec assurance : « La pêche va toujours en diminuant, et la misère devient extrême parmi les patrons pêcheurs : la cause doit en être attribuée au grand nombre de marins qui exercent cette profession et à la multiplicité des filets à mailles serrées et étroites qui détruisent tous les poissons du Golfe. Il serait bien essentiel que l’attention de l’autorité supérieure se portât sur cette classe de la population maritime qui, par sa rapacité et son imprévoyance augmente tous les jours la somme de ses maux, malgré les remontrances et les sages observations qui leur sont faites par les administrateurs des quartiers » [2]. Comme pour la déforestation, Marc Pavé rappelle que « la rhétorique n’a pas forcément tort, il est très possible qu’un excès de pêche ou que certaines pratiques nuisent à la survie de la ressource, mais à condition de préciser espèces, lieux et moments ». Mais, « la rhétorique de la surexploitation semble impuissante à rendre compte des réalités du secteur et de son évolution, même s’il peut arriver qu’elle ait incidemment raison ». La surpêche existe donc bien, mais ce n’est qu’un aspect des problèmes que vivent les pêcheurs. Marc Pavé parle de l’évolution des pêches de 1715 à 1850. La pêche a connu depuis cette date une croissance et une industrialisation qui ont aggravé les risques et les phénomènes de surpêche jusqu’à la crise des années 1990-2000, en Europe et ailleurs. Il n’en reste pas moins que la permanence et la récurrence de la rhétorique de la surpêche ne manquent pas d’interroger sur les origines et les racines de cette rhétorique. Le regard des historiens peut nous éclairer.

La surpêche explique tout

En s’appuyant sur les documents officiels, les enquêtes ( Duhamel du Monceau) et toutes les sources disponibles, Marc Pavé constate la permanence de la rhétorique de la surpêche durant toute la période étudiée et même avant. On constate pourtant une croissance continue de la pêche jusqu’en 1850, ce qui semble paradoxal. En fait tous les problèmes de la pêche sont ramenés « quelles que soient leur durée et leur étendue géographique aux conséquences supposées néfastes de certaines pêches sur les populations de poissons ». On focalise aussi l’attention « sur les objets techniques plus que sur ceux qui en vivent ». La pêche est en permanence menacée par les pêcheurs eux-mêmes considérés comme « imprévoyants, routiniers, parfois menteurs et rebelles ». Pour les administrateurs, selon Marc Pavé, « comme tous les groupes aux franges de la société, les pêcheurs auraient toujours tort. Leur activité devrait être régulée par d’autres », car il s’agit « d’une population jugée irresponsable et irrationnelle ».

Règlementer au nom du poisson

Les administrateurs ne connaissent pas réellement les pêcheurs, ils se contentent donc de « règlementer au nom du poisson ». Ils ne parlent jamais de soutenir ou d’aménager, le seul discours est celui de la contrainte et de l’interdiction. « L’utilisation des engins suspects doit être limitée parce que leurs utilisateurs mal connus doivent être encadrés vu leur avidité et leur imprévoyance ». Les engins visés sont les dragues et les filets traînants qui sont perçus comme ravageurs des fonds et des populations de poissons ; pourtant, ces interdictions réitérées n’empêchent pas l’utilisation de ces engins. Il existe cependant une pratique de pêche qui sera éradiquée au nom de la protection de la ressource, ce sont les pêcheries fixes qui occupaient les estrans de Dunkerque à La Rochelle. L’État tenait absolument à affirmer son contrôle sur ces espaces littoraux, au moment même où il détruisait massivement des marais littoraux pour favoriser le développement portuaire ou l’agriculture, affaiblissant ainsi la productivité des systèmes littoraux. Il s’agissait aussi de favoriser la pêche avec des bateaux pour disposer de marins qualifiés pour la marine de guerre. Mais il faudra pour cela lutter pendant des années contre des masses de pauvres qui comptaient sur les ressources de ces pêcheries pour survivre. La guerre des pêcheries dura des années mais l’État finit par triompher [3].
Pourtant, au début du 19ème siècle, les observateurs constatent que l’autorégulation et la gestion territoriale pratiquée par les prud’homies de Méditerranée fonctionnent bien. Marc Pavé remarque d’ailleurs que « la rhétorique de la surexploitation est absente des communautés de pêcheurs lorsque l’activité est organisée par eux-mêmes ». Il y aura même des velléités d’exporter ce modèle en Manche et en Atlantique. Projet vite abandonné car le contexte socio-économique est très différent avec des pêcheurs dépendants d’armateurs sur les façades occidentales.

Un passé idéalisé

Paradoxalement, alors que le discours sur la surexploitation est récurrent depuis des siècles, il s’appuie sur une idéalisation des ressources du passé tout aussi récurrente, alors que l’état primitif est totalement inconnu. Machiavel écrivait dans « Discours sur la première décade de Tite-Live » : « Tous les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison ». Les pouvoirs publics espèrent retrouver un âge d’or grâce à leur règlementation. Dans la réalité, l’état des ressources dans le passé est méconnu. Il était sans doute globalement meilleur avant l’accroissement de la pression de pêche, mais on ne tient pas compte des fluctuations naturelles qui peuvent faire qu’une ressource peut d’effondrer localement. Ces fluctuations peuvent être indépendantes des pressions des pêcheurs.

Pourquoi cette rhétorique de la surexploitation ?

Marc Pavé avance quatre raisons pour expliquer le succès et la pérennité de cette rhétorique ; la première est l’aléa extrême qui caractérise l’activité de pêche. Les captures sont toujours variables même si les pêcheurs s’efforcent de limiter l’incertitude. Il n’est pas facile de percevoir rapidement ce qui relève d’une variation naturelle et ce qui est lié à une surexploitation. La seconde est liée à l’exercice d’une activité sur un espace toujours en mouvement, où l’incertitude et l’instabilité est permanente. La troisième est celle de la limite des savoirs ; les pêcheurs et leurs pratiques sont mal connus comme la biologie des espèces marines. Actuellement, même si de gros progrès ont été réalisés dans la connaissance de la biologie des espèces et du fonctionnement des écosystèmes marins, il reste encore beaucoup à découvrir et il est impossible de tout maîtriser dans un environnement marin en évolution permanente. Enfin, il y a dans la pêche des intérêts contradictoires. Pour Marc Pavé, « la rhétorique de la surexploitation est le langage commun des pêcheurs en conflit et des pouvoirs publics  ». Pour l’État, ce discours permet d’affirmer son rôle de règlementation sur la base d’arguments simples et certains pêcheurs assurent ainsi leur droit de pêcher contre d’autres. Aujourd’hui, on pourrait y ajouter une cinquième raison que le sociologue néerlandais Rob Van Ginkel appelle « la pathologie de la gestion d’une ressource naturelle fluctuante » qui « implicitement assure que le problème est bien délimité, clairement défini, relativement simple et généralement linéaire avec cause à effet » [4].
Oui, la surexploitation existe, mais la rhétorique mise en cause par Marc Pavé, sert avant tout à justifier des mesures simplistes et autoritaires qui satisfont les observateurs et donneurs de leçons extérieurs mais ne répondent pas toujours à la complexité de la réalité et des aléas auxquels sont confrontés les pêcheurs. C’est ce que rappelait le sociologue américain Arthur Mac Evoy en 1986 dans son étude sur l’évolution souvent catastrophique des pêches en Californie :« les pêcheurs ne gaspillent pas le poisson par ignorance ou perversité, mais parce qu’ils travaillent sous les contraintes du monde réel telles que les taux d’intérêt, les prix établis et la mobilité imparfaite des techniques et du capital » [5].
La pêche est un monde où règnent à la fois la compétition et la coopération dans un contexte de grandes fluctuations, encore plus aujourd’hui sous l’effet du réchauffement climatique. Réguler et gérer l’activité c’est donc d’abord faire cohabiter des pratiques très diversifiées dans ce contexte d’aléas permanents, c’est gérer des rapports humains, comme l’illustre remarquablement Robert Bouguéon dans son interview sur l’introduction de la maille carrée dans la pêcherie de langoustines en Sud Bretagne [6]. Les prudhommies évoquées par Marc Pavé réussissent généralement à le faire. Mais c’est également un rôle que jouent souvent les comités des pêches pour la gestion de la bande côtière. Marc Pavé nous rappelle qu’on ne gère pas seulement au nom du poisson.
Alain le Sann, Juillet 2019

[1Définition par Marc Pavé : « La « rhétorique » désigne l’art de bien parler et écrire pour persuader et convaincre. Elle décrit une réalité et elle préconise aussi une marche à suivre. Or l’État trouve dans la surexploitation les arguments de ses mesures, d’autant plus qu’il vise à s’imposer sur les autres acteurs de l’activité. L’universalité du propos lui donne valeur d’évidence dans les débats sur la pêche côtière ». Op.cit, p 211.

[2Cité par Marc Pavé, p 143.

[3Robert SINSOILLIEZ, La bataille des pêcheries, éditions l’Ancre de marine, 1994.

[4Rob Van Ginkel, intervention à Lorient le 23 novembre 2013, lors de la Journée Mondiale des pêcheurs.

[5Cité par Marc Pavé, op cit, p 2019.

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