La pathologie de la gestion de la ressource naturelle Intervention du sociologue Rob Van Ginkel. Journée Mondiale des Pêcheurs Lorient, 23 Novembre 2012

, par  VAN GINKEL, Rob

En 2012, le Collectif Pêche et développement avait invité le sociologue néerlandais Rob van Ginkel, auteur d’un livre sur l’histoire des pêcheurs d’une île des Pays-Bas. Il évoquait le problème et les réactions des pêcheurs face à la mise en place des règles de la PCP. Ces réflexions restent pertinentes dans le contexte actuel de remise en cause de la pêche.

Dès son origine, la Politique commune des Pêches s’est attachée principalement à assurer le suivi et la gestion des stocks de poisson par des mesures de contrôle de l’effort et des captures. Les conséquences de telles mesures pour les pêcheurs et les communautés de pêcheurs importaient moins : Visiblement, les objectifs sociaux explicites brillent par leur absence (Symes et Hoefnagel 2010). Traditionnellement, les biologistes et les économistes fournissent la majeure partie des contributions scientifiques pour le processus d’élaboration de la politique des pêches. Les premiers mettent l’accent sur les facteurs d’origine humaine pour essayer d’expliquer les problèmes de ressources. Ils proposent souvent de réduire l’effort de pêche. Ils ne peuvent guère se tromper en donnant ce conseil : si les stocks se reconstituent, ils prétendent que c’est dû à la réduction de l’effort de pêche. S’ils ne se reconstituent pas, ils disent que la réduction de l’effort n’a pas été suffisante du fait des arrangements politiques qui ont abouti à des TAC trop élevés.

Les pêcheurs reconnaissent que sans aucune réglementation d’aucune sorte, la tragédie est imminente. Cependant, ils ont du mal à se débattre avec les incertitudes que les autorités extérieures à la pêche ont créées pour son avenir. Ils se sont toujours adaptés aux vicissitudes de l’écosystème et des marchés, mais actuellement beaucoup s’opposent aux pouvoirs fantasques qui vont bien au-delà de leurs capacités d’adaptation. Habituellement, les pêcheurs ont des horizons à court terme. Du fait des niveaux élevés d’incertitude, ils préfèrent un planning à court terme. Les incitations à adopter un nouveau mode de production sont inextricablement liées aux occasions de changement et aux coûts et bénéfices perçus. A première vue, les pêcheurs semblent être très conservateurs. Souvent, ils s’opposent obstinément à tout changement du système de gestion des stocks, et au fil du temps, il leur est arrivé de laisser cours à leur mécontentement à travers des grèves, des manifestations, des blocus, des refus d’obtempérer et des affrontements avec des concurrents étrangers et des autorités. Du point de vue des pêcheurs eux-mêmes, ils ont en général de bonnes raisons d’agir ainsi. Les nouveaux systèmes de gestion vont souvent à l’encontre des stratégies de pêche consacrées par l’usage, des capacités d’adaptation, de la flexibilité et des comportements de détournement. Revendiquant culturellement une indépendance et un individualisme inhérents à leur métier, les pêcheurs sont souvent méfiants et n’acceptent pas l’ingérence des responsables chargés de la pêche et des réglementations, surtout lorsqu’ils considèrent que les mesures sont inadéquates et injustes.

Au mieux, ils sont partagés face aux interventions extérieures. Cependant, il serait faux d’affirmer que les pêcheurs ne sont que des victimes fragiles de l’intervention de l’État. Ils essaient de faire pour le mieux dans un monde plein de restrictions et de structures, et ils naviguent sur des mers dangereuses au sens propre et figuré. Indépendamment du fait qu’on ne peut pas dire que les pêcheurs sont des acteurs autonomes – insérés comme ils le sont dans des configurations sociales plus larges – ils sont acteurs. Ils planifient, combinent, complotent et adaptent leur vie aux nouvelles réalités des systèmes de gestion, à l’affût des failles, enfreignant les règles s’ils estiment que c’est ce qu’il convient de faire et coopérant s’ils y trouvent un avantage. Tous les pêcheurs ne se contentent pas de réagir aux « règles du jeu », il y en a aussi qui sont des innovateurs actifs, qui essaient d’anticiper sur les contraintes imposées par l’État, afin de conserver le contrôle. Dans les deux cas, les pêcheurs confrontent les gouvernements nationaux et supranationaux à des situations auxquelles les autorités doivent répondre ultérieurement. Cette dynamique à double sens a profondément affecté la nature du processus de mise en place d’une politique des pêches. Dans l’Union Européenne, « Les acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux n’ont plus le monopole sur l’agenda politique. Ils définissent les politiques publiques par des interactions, des négociations et des compromis permanents » (Lequesne 2000). Bien que les pêcheurs n’acceptent pas les innombrables règlements que Bruxelles leur impose, il est ironique de remarquer que, pour une grande part, ils ont été à l’origine de demandes de dispenses, de clarifications et de spécifications qui ont conduit en retour à la multiplication des procédures bureaucratiques et des règlements. Ceci, parce que les changements dans les réglementations et les droits de propriété ont souvent de profonds effets distributifs et peuvent ainsi rencontrer une violente opposition. De tels changements n’émergent pas dans un vide institutionnel, mais impliquent des marchandages politiques et des magouilles de la part d’individus et de groupes jouissant de diverses formes de pouvoir qui cherchent à influencer la règle du jeu et essaient de contrôler, négocier ou contester la définition, la légitimation et l’application du système. Les processus de médiation de groupes d’intérêts interfèrent souvent avec les objectifs politiques et les résultats de la définition des politiques sont susceptibles d’être manipulés par des intérêts puissants. Du fait de ces processus politiques, cette approche assez directe du moyen d’arriver à ses fins, engendre ses propres complexités. Au lieu d’être appliquées, les politiques de l’UE sont « traduites » par tout un éventail d’acteurs locaux qui restent contraints au niveau de l’État par des arrangements spécifiques entre sociétés, marchés et gouvernements. (Lequesne 2000). Ainsi, n’importe quel projet de système de gestion crée inexorablement des contradictions et des résultats imprévus.

J’ai fait des recherches sur ces processus dans la pêche aux Pays-Bas, en particulier sur l’Ile de Texel. Pendant des siècles, les pêcheurs ont été capables de faire face à ces vicissitudes écologiques et économiques en adoptant des stratégies de court terme par la polyvalence. Face à une ressource en déclin ou à des marchés fluctuants, les pêcheurs ont été capables pendant des siècles de s’en sortir, à travers les vicissitudes écologiques et économiques, en ciblant des espèces différentes, en se diversifiant ou se spécialisant, multipliant leurs activités ou cessant temporairement la pêche. Cependant, avec l’attribution de quotas individuels transférables, leur liberté de pouvoir agir ainsi a été considérablement réduite, ce qui les a obligés à développer leur activité dans une perspective à long terme. Il en résulte qu’ils se trouvent dans une situation où la spécialisation et l’intensification ont pris une importance primordiale pour leur survie économique. L’investissement dans les droits aux quotas ne peut que conduire à un engagement à exploiter des ressources spécifiques sans qu’il y ait possibilité de revenir en arrière. En même temps, cela a rendu les propriétaires de quotas profondément sensibles aux directives autoritaires. Le procédé bureaucratique qui visait à trouver des solutions aux problèmes de surcapacité et de surexploitation est au contraire devenu une partie du problème. Imposer aux Pays-Bas une pêche basée sur les droits a abouti à plus de rigidité et à une perte de résilience. D’une manière plus générale, c’est un résultat inhérent à cette approche commande-et-contrôle de la gestion de la ressource naturelle. Les conséquences non prévues et indésirables qui apparaissent à la suite d’interventions venant d’en haut, visant une diminution de la variabilité et la standardisation, sont « des écosystèmes moins résistants et plus vulnérables, des institutions plus myopes et rigides et des intérêts économiques plus égoïstes et plus dépendants, essayant tous de maintenir une réussite à court terme. C’est ce que Holling et Meffe appellent « la pathologie de la gestion de la ressource naturelle », une pathologie qui s’aggrave si les États répondent aux échecs du modèle autoritaire par des règles encore plus drastiques et des interdictions. La PCP souffre toujours de cette pathologie. Elle continue de se faire du sommet vers la base. Elle ne tient pas compte des motivations des pêcheurs, de leurs intérêts, de leur opinion et de leurs valeurs. De plus les droits sont parfois non garantis. « Les droits de débarquer » ont donc tendance à se transformer en « obligation de capturer », ce qui peut avoir des conséquences écologiques préjudiciables. Le problème est que des simplifications génériques et uniformisantes par les États (J.C Scott 1998) visant une gestion technocratique d’environnements sociaux et naturels échouent la plupart du temps parce qu’elles sont en contradiction avec les connaissances pratiques locales et les savoir-faire contextuels qui ne peuvent être acquis que sur le terrain et par l’expérience.

Dans ce contexte, ce pourrait être une stratégie raisonnable pour atteindre les objectifs de gestion de porter une plus grande attention aux savoirs des pêcheurs pour assurer la flexibilité qui permet la résilience face aux problèmes écologiques et économiques. C’est dans ce domaine que les anthropologues pourraient contribuer en étudiant les adaptations socio-culturelles aux environnements marins, les désirs et les besoins des pêcheurs et de leurs familles et l’impact social des mesures de gestion- intentionnelles ou non, anticipées ou pas, désirables ou non. Précisément du fait de leur sensibilité aux contextes locaux, ils sont aptes à traduire et transmettre les souhaits et les intérêts issus de la base ainsi que proposer les règles et règlements qui ont plus de chance d’être acceptés et respectés que les systèmes de gestion autoritaires. Mais le plus important, c’est qu’ils peuvent mettre le doigt sur ce qui fait bondir les pêcheurs.

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