Scientifiques et pêcheurs : L’exemple de la pêcherie de langoustine du Golfe

, par  CHEVER, René Pierre

René-Pierre Chever a été pendant près de 40 ans secrétaire général du comité des pêches du Guilvinec, au cœur des combats et débats de la pêche bigoudène, de son apogée jusqu’à la crise et jusqu’à la stabilisation relative vers 2010. C’était donc un observatoire idéal de l’évolution des pêches et des pêcheurs. Il a réalisé un bilan de son travail auprès des pêcheurs de langoustines dans le cadre du collège coopératif de Bretagne, avec un mémoire présenté en octobre 2007. « L’innovation et l’adaptation en matière de gestion de la ressource dans la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne : contribution de la commission langoustine du comité local des pêches maritimes du Guilvinec » 350 p. Coopérateur de recherche : Annie Gouzien.

Il y montre la complexité des rapports entre les pêcheurs, entre les scientifiques et les pêcheurs, la nécessité d’une reconnaissance du rôle des pêcheurs dans la construction de la connaissance scientifique, et de ce que le sociologue Michel Callon appelle la traduction, pour permettre l’appropriation par les pêcheurs mais aussi par les scientifiques, des savoirs des uns et des autres. On est loin d’une gestion fondée sur les diktats et une approche purement biologique. La question des relations humaines, des valeurs, face à une réalité changeante et incertaine, est au coeur du processus de gestion collective. Depuis ce temps, le travail commun des scientifiques et des pêcheurs s’est poursuivi avec le comptage visuel des terriers de langoustines pour l’évaluation du stock, l’étude sur la survie des petites langoustines qui a permis d’éviter de les intégrer dans les rejets à ramener à terre. Ces recherches ont permis de sauver une fois de plus la pêcherie de langoustine. Maintenant se profilent des mesures d’interdiction de pêche dans les zones Natura 2000, avec des offensives coordonnées de biologistes du haut de leur « science confinée » pour interdire à terme les dragues et les chaluts. Autre combat auquel René-Pierre Chever a participé, c’est le programme de restauration de la langouste rouge.
Son témoignage et ses analyses sont importantes pour comprendre les enjeux et les objectifs du colloque du 28 novembre à l’Université de Bretagne-Sud de Lorient.

Le passage d’un état du monde à un autre est une opération qui n’est pas dénuée de violence : violence au moment de la phase 1 lorsque les spécialistes prennent congé des profanes, violence au moment de la phase 2 lorsqu’ils s’enferment dans leurs collectifs de recherche, violence au moment de la phase 3, quand ils essayent de dupliquer leurs laboratoires et d’imposer les résultats au grand monde. On peut l’observer dans la façon dont la science halieutique s’occupe de la pêcherie de langoustine. Le passage de la pêcherie au laboratoire se fait par quatre moyens différents : les enquêteurs sur le terrain, le réseau inter-criées, les logbooks et le Gwen Drez.

Passage du grand monde de la pêcherie au laboratoire

Les trois enquêteurs de l’Ifremer qui mesurent la langoustine commerciale sous les criées bigoudènes, participent aussi à la quantification de tous les rejets effectués par les langoustiniers. Un certain flou entoure leur mission : sont-ils à bord d’un bateau pour examiner les rejets de petites langoustines et donc contribuer à prédire le futur recrutement pour cette espèce ou sont-ils à bord pour une autre étude stratégique sur les rejets globaux à grande portée symbolique et politique ? Il semblerait que leurs travaux concernent parfois les deux missions. Cela introduit un quiproquo entre les pêcheurs de langoustine et ces enquêteurs, surtout lorsque la Commission européenne produit une communication prônant le zéro rejet à la mer. Ce manque de transparence est confusément ressenti par les pêcheurs, alors que clairement expliqué, il pourrait compléter la connaissance imparfaite de la flottille bigoudène. En effet, les pêcheurs peuvent se sentir moralement condamnables lorsqu’ils ont des rejets trop importants d’espèces commerciales comme le merlu et la langoustine, mais beaucoup moins lorsqu’il s’agit de poissons qu’ils auraient de toute façon rejetés à la mer en raison d’un marché inexistant. Par ailleurs, s’ils ramenaient une partie des « faux poissons » pêchés avec les cibles qu’ils poursuivent, leur taux de rejet à la mer descendrait considérablement (chinchards, maquereaux) et deviendrait tout à fait honorable. Cette « réduction » de la pêcherie par les enquêteurs n’est pas acceptée et provoque des réactions négatives de la part des pêcheurs qui refusent, parfois, d’embarquer ces enquêteurs ou qui n’acceptent même plus de discuter avec eux. (Voir le samedi 8 avril 2006 : « M. Spyros Fifas de l’Ifremer Brest, déjà le responsable des ressources en coquille St Jacques, vient de remplacer Catherine Talidec en ce qui concerne la ressource de langoustine. Il souhaite présenter les projets de son équipe à la Commission locale du Guilvinec. Il veut poursuivre les échantillonnages sous les criées, participer aux journées de pêche à bord de bateaux professionnels et faire des campagnes d’abondances de langoustines dans le Golfe de Gascogne avec le Gwen Drez du 7 au 23 avril. Selon lui le bateau opère dans des zones à langoustines parfaitement connues. Cette présentation à peine terminée une dizaine de patrons pêcheurs sortent de la salle au motif que les problèmes de pénurie de quota, proviennent de leurs erreurs des années passées »). Par ailleurs, il semblerait que l’échantillon des bateaux de pêche qui sert, entre autres données, à l’Ifremer pour prédire l’avenir du stock global du Golfe de Gascogne provient quasi uniquement du secteur Ouest de la pêcherie. Sans doute par commodité, 90 % de l’échantillon est composé de navires bigoudens qui rentrent tous les soirs. C’est beaucoup d’honneur et de responsabilité pour une seule partie de la pêcherie, mais la vraie question est de savoir si cette façon de réduire le grand monde de la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne est acceptable ? Les pêcheurs sont sceptiques, très souvent il peut y avoir des disparités très importantes dans le Golfe et ils le savent, communiquant par radio avec tous les secteurs de la pêcherie. Enfin, les différentes sources d’information posent deux problèmes : le nombre réduit de navires à bord desquels les enquêteurs embarquent pour échantillonner les rejets toute l’année et le fait que seule la flottille qui débarque dans les ports bigoudens est concernée par l’analyse de son rendement. Peut-on considérer que ces réductions du grand monde valent pour toute l’année et pour toute la pêcherie ? (voir le 3 juin 2005 : « Thierry Guigue présente un document qui analyse les facteurs de variation de la production de langoustine entre 2003 et 2004 pour les adhérents des trois principales OP concernées par cette pêche : PROMA, FROM, OPOB. C’est particulièrement important car l’Ifremer utilise comme échantillon principal la pêche du deuxième trimestre de la flottille bigoudène. Les résultats sont extrapolés sur l’ensemble du Golfe. Cette méthode connaît vite ses limites. Il suffit que la flottille bigoudène, pour une raison ou une autre, pêche moins à cette période pour que l’ensemble de la pêcherie du Golfe soit malade. Il serait judicieux de faire la même analyse à partir d’autres ports du Golfe, comme le Croisic et la Cotinière »).
Le réseau inter-criées (RIC) semble donner de bons résultats, du moins pour la langoustine passant en criée. Par chance, bon an mal an, on considère que plus de 95 % de la production passe sous les criées bigoudènes. Par contre, il peut y avoir des confusions entre les deux pêcheries de langoustines, celle de du Golfe de Gascogne et celle de la mer Celtique.
Les logbooks posaient de gros problème voici encore deux ou trois ans, mais depuis la prise en main de ce problème par la Commission locale langoustine on admet aujourd’hui que 100 % des logbooks sont correctement remplis. (voir le 8 avril 2006 : « Philippe Le Moigne, appelé gentiment « professeur » par ses collègues pêcheurs, va passer une heure à expliquer à ses pairs, devant un projecteur, comment remplir le log book, selon toutes les règles en vigueur. Les travaux d’écriture ne sont pas difficiles, encore faut-il en connaître toutes les subtilités. Tout le monde a pris des notes et le modèle certifié sera présent dans les passerelles. On peut raisonnablement imaginer que les problèmes de Log Book vont être réglés, pourvu que l’Administration ait distribué le même modèle à tous ses services de contrôle. Une réunion de coordination doit se tenir au CROSS Etel le 12 avril prochain »). La vraie question est de savoir s’ils sont statistiquement exploités aujourd’hui, et combien d’entre eux le sont, pour passer du grand monde de la pêcherie à celui du laboratoire ? Il semblerait qu’il n’y en ait pas beaucoup, faute de moyens.
Le Gwen Drez, ancien chalutier de 24 m du Guilvinec, reconverti en navire océanographique par l’Ifremer voici quelques années, est utilisé par les chercheurs pour effectuer des pêches expérimentales et mesurer l’abondance de langoustine sur le fond. Il fait ce travail sur la pêcherie depuis deux années. Les résultats seront probablement exploitables dans le futur, mais la question qui vient immédiatement à l’esprit des pêcheurs concerne la compétence non pas des chercheurs mais de l’équipage chargé de la pêche à bord de ce bateau pour la capture de la langoustine.

Chaque pêcheur professionnel avant d’aller en mer fait fonctionner son réseau personnel d’informateurs qui lui précisera l’état des pêches dans les différentes zones de langoustine. Le patron du Gwen Drez, quelles que soit ses qualités par ailleurs, ne dispose pas de ces informations capitales avant de partir, les chercheurs vont-ils conclure qu’il n’y a pas de langoustine parce qu’ils ne la pêchent pas ? Le patron du Marc’h Dal résume parfaitement cet état d’esprit « tu mets le même bateau sur la même zone mais à des heures différentes, le rapport n’est pas le même, ça s’apprend, la pêche peut aller du simple au double, voir plus. L’Ifremer me fait doucement rigoler avec son bateau, à travailler comme des fonctionnaires. La langoustine ne travaille pas à heure fixe, s’ils ne savent pas ça ou plutôt s’ils ne tiennent pas compte de ça, ce n’est pas la peine. Tu peux pêcher dans le même secteur 5 kilos en journée et pêcher 120 kilos à 10 heures du soir. Le gars de l’Ifremer à cette heure là, il dort ! Mais il va écrire qu’il n’y a plus de langoustines, alors que moi je peux certifier 120 kilos à chaque traits. Il va tirer une seule conclusion : la langoustine est en danger, alors que moi je vais tirer la seule conclusion valable : il ne sait pas la pêcher ».
Ces remarques de la part des pêcheurs sur la mise en question des données modélisables sont fréquentes et difficilement contestables. La « capturabilité » des langoustines est très variable d’un moment à l’autre, d’un secteur à l’autre, peut-on envisager sereinement de réduire le grand monde de la pêcherie aux résultats enregistrés à bord du Gwen Drez ?

Traduction au laboratoire

La conception de la science et de la démarche scientifique évoluent dans le temps. Les scientifiques ont longtemps été conscients de ces problèmes et il faut distinguer les sciences dures des sciences humaines. Remarqué à l’époque de sa sortie au début des années 80," La nouvelle alliance" des physiciens Prigogine et Stengers, montrait les rapports entre sciences humaines et sciences dites exactes. Ils parlaient de l’entropie et du fait que l’observation modifie le phénomène observé, ce qui remettait en cause la notion d’exactitude dans les résultats scientifiques et rapprochait les sciences dures des sciences humaines. Une des thèses essentielles du livre est que les sciences et la culture sont en interaction. Les auteurs s’opposent aux philosophies qui parlent des sciences en rupture avec la culture, ou aux préjugés selon lesquels la science doit être protégée de la politique, de l’économie, de la philosophie.
En économie, il est entendu que la modélisation n’est qu’une approximation de la réalité, faute de pouvoir faire mieux. Les premiers à avoir introduit la modélisation, Cournot notamment, étaient très précautionneux sur son usage. Les suivants, Walras par exemple, ont eu moins de scrupules. C’est un sujet très riche et important, peut-être peut-on poser la question, aux scientifiques, acceptent-t-ils de dire qu’ils travaillent sur une « approximation » de ce qu’ils observent dans la pêcherie de langoustine ?
Les mathématiques, qui sont l’outil de l’ensemble des sciences hypothético-déductives ayant pour objet les nombres, les figures géométriques, les structures algébriques et topologiques, les fonctions, le calcul intégral et le calcul des probabilités, se distinguent des sciences naturelles par le fait que leurs objets sont, a priori, indépendants de l’expérience sensible. La vérité, elle, concerne l’ordre du discours et il faut en cela la distinguer de la réalité. Elle se définit traditionnellement comme l’adéquation entre le réel et le discours. La vérité formelle, en logique, en mathématiques, c’est l’accord de l’esprit avec ses propres conventions. La vérité expérimentale c’est la non-contradiction des jugements, l’accord et l’identification des énoncés à propos d’une donnée matérielle. On distinguera soigneusement la réalité qui concerne un objet (cette langoustine, ce bateau sont réels) et la vérité qui est une valeur qui concerne un jugement. Ainsi le jugement : « cette langoustine est trop petite » est un jugement vrai ou bien un jugement faux. La vérité ou la fausseté qualifient donc non l’objet lui-même mais la valeur de l’assertion. La philosophie, parce qu’elle recherche la vérité, pose le problème de ses conditions d’accès et des critères du jugement vrai. Le modèle recouvre des réalités et des utilisations différentes selon les disciplines dans lesquelles il intervient. Au sens courant, il est ce qu’on imite (modèle de comportement, de vêtement, etc.) ; au sens scientifique, il est plutôt ce qui imite, ou évoque. Il désigne alors la représentation simplifiée, qui recourt fréquemment au symbolisme mathématique, des relations et des fonctions intervenant entre les éléments d’un ensemble ou d’un système. De ce point de vue, on peut affirmer que l’élaboration de modèles est devenue une pratique présente dans toutes les disciplines scientifiques. Au XXe siècle, la modélisation se déploie particulièrement dans les recherches relevant du structuralisme. Parce qu’il schématise, le modèle autorise une compréhension plus précise ou efficace. Mais, dans la mesure où il laisse de côté les qualités propres des éléments constituant l’ensemble auquel il correspond, il ne peut être confondu avec la réalité.
Ce blocage entre, d’une part, la théorie normative et les modèles réducteurs employés, et d’autre part l’empirisme de la gestion par les pêcheurs, découpage arbitraire de ce qui est observé et de la manière dont c’est observé, peuvent conduire à des oppositions violentes, mais également à des expériences constructives et communes, plus proches des enjeux socio-économiques sous-jacents.
La science halieutique à propos de l’estimation d’un stock ou de son évolution, nécessite de connaître l’âge des espèces. Les poissons offrent aux chercheurs leurs otolithes, concrétion calcaire dans l’oreille interne, qui permettent une lecture aussi aisée que les cercles qui se rajoutent chaque année à l’intérieur des troncs d’arbres. Un exemple qui illustre la complexité des questions posées aux scientifiques tourne autour de la détermination de l’âge de la langoustine, car elle mue une fois par an, abandonnant toutes les pièces dures de son corps. Il faut trouver une autre solution pour lire son âge. Les chercheurs ont estimé pouvoir le faire en établissant une relation entre la taille et l’âge de la langoustine : toutes celles qui ont telle taille de carapace doivent avoir tel âge moyen. C’est un modèle mathématique qui permet cette décomposition logicielle des classes d’âge du stock de langoustine. On sent bien que cette méthode, il n’y en a probablement pas d’autre, n’est pas aussi parfaite que celle de l’examen des otolithes, le CIEM en 2006 a d’ailleurs émis des doutes sur les résultats obtenus par le groupe de travail CIEM WGHMM qui prépare l’évaluation du stock de langoustine de la zone VIII. En l’occurrence, c’est donc moins l’Ifremer qui est formellement désavoué qu’une autocritique du CIEM sur l’option choisie par un de ses groupes de travail.
Les chercheurs disposant de cet outil imparfait pratiquent néanmoins un premier exercice qui vise à faire une analyse rétrospective du stock de langoustine. Où en est-on cette année par rapport à la série historique que l’on connaît ? Les données recueillies par les chercheurs dans le grand monde permettent d’y arriver sans trop de problème. On va connaître les débarquements et grâce aux logiciels on aura la biomasse globale disponible sur le fond. Le second exercice est plus périlleux. Il s’agit d’essayer de pronostiquer une biomasse en N+1 et N+2 et donc un quota de pêche en fonction du niveau de mortalité par pêche que l’on développera ces années-là. Cette précision est importante car en fait les chercheurs établissent tout un lot de scenarii en faisant varier la mortalité par pêche, c’est-à-dire l’effort de pêche, et ils calculent à chaque fois la biomasse qui en résulte et les captures prévisionnelles associées. Pour cela, il est impératif d’approcher le recrutement des années N-2 et N-1, puisque la langoustine arrive à la taille commerciale au bout de deux à trois ans. Bien que les recrutements 2004 et 2005 aient été exceptionnels dans la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne, le CIEM n’a pas considéré que les données proposées par le laboratoire de l’Ifremer, fussent suffisamment fiables et a donc décidé par précaution, d’utiliser la moyenne des recrutements des années passés. L’ensemble des incertitudes, sur la méthode (décomposition en classes d’âge) et sur les données récentes (recrutement 2005), ont conduit le CIEM à proposer un TAC (donc des quotas) très inférieur à la réalité biologique observée par les pêcheurs. Cet avis scientifique ne sera pas suivi par les instances décisionnelles politiques (Conseil des ministres) qui rétablira au final un TAC raisonnable et plus élevé que celui proposé par les scientifiques. Après bien des péripéties, le quota de pêche pour 2007 est donc resté stable, pourtant les pêcheurs constatent de visu une augmentation des langoustines disponibles sur le fond, au point que le respect du quota posa problème en 2006 et qu’il risque d’être également dépassé en 2007. On peut légitimement se poser la question de la pertinence des résultats obtenus en laboratoire par le collectif de recherche qui sacrifie à un exercice imposé par le système de décision européen, plus qu’il ne prédit l’avenir avec une certitude acceptable. Pour les pêcheurs, l’Europe et la Commission européenne, font une erreur en voulant déterminer les droits de pêche d’une année donnée sur des données aussi aléatoires.

Retour dans le grand monde

Le laboratoire de l’Ifremer est au centre d’un collectif de recherche qui organise des expérimentations. Celles-ci par traductions et réductions successives substituent au macrocosme de la pêcherie de langoustine le microcosme du laboratoire. C’est là que le collectif de recherche fabrique des inscriptions, et les traduit en propositions. Mais comment les faire revenir dans le grand monde, comment les faire sortir du laboratoire ? Cette question taraude la recherche confinée, ne risque t-elle pas de tout perdre, ce retour est-il seulement possible, comment faire sortir les propositions des mondes envisagés dans le laboratoire de l’Ifremer ? Une fois les expérimentations conduites par le collectif de recherche, il reste en effet à organiser le retour dans le grand monde pour mieux le décrire, pour mieux le comprendre, pour mieux interagir sur lui, éventuellement avec lui. Le laboratoire de l’Ifremer va d’abord et avant tout rendre compte de ses travaux au CIEM. C’est une obligation administrative pour l’Etat français de pouvoir discuter deux fois par an au niveau européen, avec un maximum de certitudes, de l’état du stock de langoustine. On a vu que l’ACFM, commission du CIEM, n’hésitait pas à remettre en question les travaux réalisés en cours d’année. Le CIEM, dans le grand monde est devenu un véritable juge de la pertinence des travaux réalisés par le collectif de recherche. Les chercheurs essayent de passer cet examen annuel, qui devient une obsession aussi stressante qu’un examen de fin d’année à la faculté. La science se fait de plus en plus pour la science, pour ne pas être remise en question par les experts de renommée mondiale qui se trouvent au CIEM. C’est un passage obligé auquel l’Ifremer ne peut se soustraire, mais qu’en est-il du retour vers le monde professionnel, celui des pêcheurs, celui de la véritable cogestion. Dans ce domaine il y a une réelle inaptitude de communication entre le monde du laboratoire et celui des pêcheurs. L’examen des comptes-rendus de la Commission langoustine du Guilvinec est émaillé de problèmes graves. Les pêcheurs ont même décidé de se lancer dans les contre-expertises et la co-expertise à partir de 2003 avec des programmes comme OCIPESCA. (Voir le 26 avril 2002 : « les représentants des pêcheurs remarquent qu’aucune ligne budgétaire n’est prévue pour permettre à des experts externes de discuter les travaux en cours sur la sélectivité, ce qui permettrait de les orienter dans de meilleures directions. Ceci est révélateur de la fermeture du système de gestion des pêches français qui s’autoalimente, sans jamais confronter ses méthodes ou ses résultats avec les autres. Ce point, plus politique, sera une des pierres angulaires des propositions du CLPMEM GV. Personne n’a oublié que la nécessité des contre-expertises professionnelles a éclaté au grand jour lorsque les pêcheurs ont pris connaissance le 6 octobre 2001 du rapport de l’Ifremer proposant de diminuer par deux le quota de langoustines en 2002. Les pêcheurs et leurs représentants ne doivent pas se contenter de vociférer, il faut mettre en oeuvre le changement des pratiques scientifiques. Tout le monde doit progresser : les pêcheurs, les scientifiques et les structures. L’apparition d’experts externes dans une étude pilotée par les professionnels, serait nouvelle et formatrice »).
Ce qui est peut-être le plus frappant dans le cas de la langoustine, c’est que les biologistes sont chargés d’estimer l’état de stocks de poissons pour que les instances administratives et professionnelles gèrent une pêcherie. A aucun moment les sciences humaines ne sont concernées, pourtant la véritable gestion sur le terrain est d’abord faite par les hommes.
Leurs estimations, discutables au demeurant, acquièrent une force politique contraignante dans la mesure où elles vont se traduire ipso facto par une réduction de l’activité de pêche. Les politiques décident au final ; pour autant dans la société actuelle, le poids de l’avis scientifique est devenu très important car ils ne veulent plus prendre le risque d’une décision non fondée, qu’on viendrait leur reprocher plus tard. Ce qui est choquant, dans le fond, ce n’est pas tant la prétention de la science à "dire et refaire le monde", personne n’est dupe, c’est la décision politique d’utiliser des données sur l’estimation des stocks pour contraindre, immédiatement et globalement, l’activité de pêche. Cela se fait comme si les pêcheurs n’étaient que de simples robots destinés à actionner des machines pour prélever des poissons sur les stocks, indépendamment de toutes considérations sociales, humaines, économiques et environnementales.
Alors vient une question inévitable : est-ce que ces quotas n’étaient pas destinés au début à fixer un seuil maximal, un indicateur, une façon d’informer le secteur sur l’opportunité (ou non) d’investir et sur quelles espèces investir ? N’y a-t-il pas eu une sorte de glissement dans lequel ces quotas sont devenus de véritables enjeux stratégiques de plus en plus difficiles à négocier dans le cadre de la PCP ? Sous la pression de la PCP, l’Etat agit de manière autoritaire, sur ce sujet, avec l’idée sous-jacente et productiviste, que les unités les plus compétitives s’en sortent et que les autres soient éliminées. Ce qui est très différent d’une gestion collective par une communauté de pêcheurs que proposent collectivement les pêcheurs de langoustine du Golfe de Gascogne.
Dans l’hypothèse d’un changement de forme d’administration, multi-sectoriel et territorialisé, où l’ensemble des acteurs coopèrent pour une meilleure gestion des pêches et de l’environnement, les pêcheurs prennent une place de partenaire en lien avec les scientifiques, l’administration, les politiques, les environnementalistes... Alors, les pêcheurs en tant que producteurs sont amenés à faire des propositions : à participer à l’estimation des stocks, voire à demander des contre-expertises. Ils ont également leur mot à dire sur la façon de gérer l’activité, nombre et taille des bateaux, durée des sorties, utilisation des techniques sélectives, encadrement de la flottille, formes de commercialisation, projet de formation, orientation des prochains investissements, installation des jeunes, modernisation et renouvellement des navires... En bref, comment la communauté assume la gestion de la pêcherie en tenant compte des indicateurs qui sont à sa disposition ?
Les meilleurs partenaires politiques devraient être les régions pour lesquelles la pêcherie de langoustine représente un secteur territorial emblématique.

A spécialiste, spécialiste et demi

Comment les profanes, les non spécialistes, parviennent-ils à dialoguer avec les meilleurs experts et parfois même à leur faire des suggestions et des propositions ? Comment rendre compte de cette irruption dans le monde de la recherche de ceux qui en avait été soigneusement tenus à l’écart ? Apportent-ils vraiment quelque chose ? Sont-ils tolérés pour des raisons diplomatiques ? Peut-on considérer que la manière de formuler les problèmes, de constituer le collectif de recherche, puis de diffuser et de mettre en œuvre les résultats, puisse aboutir à une autre forme d’organisation et d’intégration de la recherche dans le tissu social ? Tirant profit de l’expérience de la pêcherie du Golfe de Gascogne de la coopération entre spécialistes et non-spécialistes, nous pouvons constater qu’il existe d’autres manières de faire de la recherche que celles qui se sont imposées au fil du temps. Il faut accepter de reconnaître que profanes et spécialistes sont conjointement engagés dans des activités de recherche et qu’à certains moments ils jugent bon d’unir leurs efforts. Les collaborations peuvent s’installer au moment de la formulation des problèmes et avant que les chercheurs n’aillent s’enfermer dans leurs laboratoires, puis lorsqu’il s’agit d’organiser le collectif de recherche et de gérer son fonctionnement, enfin elles peuvent exister au retour, quand il faut restituer les travaux. Chacune de ces étapes peut donner lieu à des négociations et des conflits violents peuvent survenir, mais de ces discussions naîtront les collaborations entre spécialistes et profanes.

La première participation à la formulation des problèmes date de 1998 quand André Stephan le patron du Calypso essaya de trouver une solution pour pêcher moins de petites langoustines (voir les premiers pas vers la sélectivité langoustine en 1998 au Guilvinec : « Il explique alors qu’il imagine que la petite langoustine doit pouvoir s’échapper pendant son cheminement sur le ventre du chalut, entre le moment où elle passe le carré et celui où elle arrive dans le cul de chalut. Pour lui, les mailles losanges ne seront jamais assez sélectives, au mieux elles s’ouvrent d’un tiers de leur longueur. Une maille étirée de 72 mm, offre un espace de 24 mm en son milieu. C’est très peu, même pour une petite langoustine dont la morphologie est très accrocheuse. André a donc décidé de mettre un panneau de mailles carrées de deux mètres sur deux dans le ventre de son chalut à partir du carré. Les mailles font 120mm de côté. Cela paraît grand pour la pêche à la langoustine mais, il envisage de procéder par tâtonnements successifs pour arriver à quelque chose d’efficace ».) Cela a été repris tout au long des années suivantes dans une formule simple et forte : « trier sur le fond pas sur le pont ».
La participation au collectif de recherche créé pour la co-expertise professionnelle, a été entière depuis le premier essai en mer sur le chalut sélectif merlu. Cette contribution au laboratoire embarqué continue au travers du programme sélectivité langoustine. La participation s’est concrétisée par l’embarquement de techniciens scientifiques à bord de quarante trois navires dans dix ports de pêche. Cent vingt trois campagnes sur le merlu et cinquante quatre sur la langoustine ont été faites. Cela représente mille cent trente et un jours d’observations partagées en mer, avec deux mille soixante quatorze traits échantillonnés (181 000 merlus et 148 000 langoustines mesurées).
Le retour au monde se fait naturellement au sein des structures professionnelles, comme en témoignent les comptes-rendus de la Commission langoustine du Guilvinec (voir le samedi 18 septembre 2004 : « Thierry Guigue, scientifique chargé de mission sur la sélectivité, de fait scientifique dans lequel les pêcheurs ont confiance, donne les dernières informations sur les études sélectivité en cours »).
Un double enseignement semble pouvoir être tiré quand on compare les travaux sur la sélectivité entrepris par les pêcheurs et ceux sur l’évaluation du stock de langoustine par les scientifiques.
Le premier est que les échanges entre scientifiques et pêcheurs ont pu se mettre en place grâce à une ouverture des technologistes de l’Ifremer qui sont habitués depuis longtemps à côtoyer régulièrement les pêcheurs avec un certain savoir faire et un respect mutuel. Le rôle joué par Thierry Guigue, personne ressource scientifique des pêcheurs, a été fondamental pour favoriser ce travail en commun. Il avait dès le départ un intérêt direct à ce que le discours sur la sélectivité passe bien auprès des pêcheurs et il a donc utilisé d’autres méthodes et d’autres savoir faire en s’immergeant au milieu de la population de pêcheurs, en allant en mer, en utilisant les relais locaux comme la Commission langoustine du Comité des pêches du Guilvinec.
Le second montre que l’ouverture envers les professionnels a paru relativement légitime sur un sujet technologique, comme la sélectivité, ou la compétence des scientifiques est moins absolue. Ce n’est pas tant l’importance de transmettre correctement le message vers la base qui a guidé ce choix, mais bien le fait qu’on reconnaisse un minimum de capacités aux pêcheurs sur ce sujet et qu’ils les ont imposées en la matière. Par contre, l’évaluation du stock reste une chasse gardée. Les professionnels n’ont pas, aux yeux des scientifiques, ni qualité, ni autorité, sur le sujet. De plus, il y a risque de manipulation et d’instrumentalisation de leur part, ce que fuit comme la peste tout scientifique qui se respecte, tellement loin parfois qu’il n’y a plus de lien entre les sujets et l’objet de la recherche… Eternel problème.

A la recherche d’un monde commun

A travers ce conflit sur les connaissances, c’est aussi un conflit sur les identités qui se joue. Le sentiment des pêcheurs à ce sujet s’exprime très fortement pendant les réunions, en mer, ou au cours d’action de protestation dans les locaux même de l’Ifremer (Lorient en 2002). Claquemurés dans leurs laboratoires, dans leurs plans de collecte et de traitement de données, les scientifiques ignorent les groupes de pêcheurs concernés. Ils donnent l’impression de nier leur identité, tout ce qui fait leur richesse, leur sentiment d’exister et provoquent les soubresauts que l’on connaît. Cette réification de la communauté des pêcheurs ne peut être acceptée sous peine pour cette dernière de disparaître, au moins symboliquement, elle est donc intolérable. D’un autre côté il y a aussi un manque d’effort chez les pêcheurs pour communiquer avec les scientifiques. On oublie souvent cette responsabilité car il semble plus légitime de demander aux scientifiques de venir se mettre à la portée ou à l’écoute des pêcheurs. Malgré tout, que se passerait-il si les CLPMEM et les CRPMEM recrutaient tout à coup des scientifiques ? Le dialogue ne se passerait-il pas mieux ? Enfin, comme on commence à mixter les compétences au niveau des structures professionnelles, les compétences ne devraient-elles pas être également plurielles au niveau de l’Ifremer ? Les spécialistes en biologie sont recrutés pour leurs aptitudes de spécialistes. Communiquer avec les pêcheurs est un autre métier. Dans les années 80, une expérience dans ce sens avait été rentée par l’Ifremer Brest. L’ancien secrétaire du Comité local des pêches maritimes, Henri Didou, avait été embauché pour servir de « médiateur », mais cette expérience n’a pas été renouvelée. Il serait intéressant de savoir pourquoi ?
En trois occasions, avons-nous vu, des conflits ou des incompréhensions sont susceptibles de se produire. D’abord lorsque les problèmes soulevés par les pêcheurs ne retiennent pas l’attention des spécialistes ; ensuite lorsque le collectif de recherche se referme sur lui-même et limite tout débat sur l’objet de recherche et les méthodes ; enfin lorsque les savoirs confinés ne parviennent pas à répondre à la complexité du monde. Ces trois sources de difficultés sont autant de points d’entrée possibles des profanes dans la dynamique de fabrication et de diffusion des savoirs.
L’intensité des coopérations augmente de gauche à droite. A une recherche coupée du milieu des pêcheurs se substituent, par paliers progressifs, des formes d’organisation qui associent de manière de plus en plus étroite et à des stades de plus en plus précoces, les chercheurs de plein air ou de pleine mer aux chercheurs confinés.
Les chercheurs dans leurs laboratoires peuvent de leur côté souhaiter un meilleur retour dans le monde professionnel. Spyros Fifas responsable à l’Ifremer du stock de coquille Saint-Jacques et de la langoustine n’hésite pas à faire des parallèles instructifs entre les deux pêcheries, qui devraient pousser les pêcheurs de langoustines à prendre rapidement des mesures de gestion. « La sélectivité pour les coquilles Saint-Jacques et plus facile à mettre en œuvre, les dragues sont en métal et la coquille est rigide. On peut adapter l’engin pour qu’il produise une sélectivité donnée, alors qu’avec le chalut et la langoustine qui sont toujours flexibles, c’est beaucoup plus difficile. D’autres facteurs jouent pour faciliter la gestion de la coquille : la dimension des dragues est limitée à deux mètres et leur nombre à deux, l’effort de pêche est de trois quart d’heure par jour et les structures ont une politique de fer depuis 1973. Dans la pêcherie de langoustine tout cela se met en place, mais aujourd’hui, force est de constater que les rejets de petites langoustines se montent, en nombre d’individus, à plus de 70%. Il est urgent que les professionnels prennent cette affaire en main en prenant des mesures techniques comme la standardisation des chaluts et l’obligation d’emport des dispositifs sélectifs ». Voilà un excellent sujet de travail commun entre le laboratoire et le monde professionnel pour les mois à venir.
Cette coopération sera d’autant plus inévitable et d’autant plus féconde que l’on se rapproche de domaines qui touchent directement l’environnement, l’économie, l’avenir des communautés de pêcheurs, la gestion des territoires. La recherche confinée ne doit pas être disqualifiée, son efficacité est évidente. Son enrichissement est possible en montrant qu’elle rencontre des limites de plus en plus manifestes, qui peuvent être surmontées, à condition de donner toute sa mesure à la recherche de plein air, plus exactement ici de pleine mer.

Conclusions provisoires

La science confinée est à ce point allergique aux parasites en général et aux intrusions des non-experts en particulier, qu’elle sous-estime leurs apports. Ce qui participe au confinement, c’est aussi le fonctionnement autarcique. Si les financements ne sont pas soumis à la condition de s’ouvrir sur l’extérieur, la facilité est de se glisser dans une routine confortable, c’est la « fonctionnarisation » qui créé aussi ce confinement. Lorsque les premiers grincements de dents se sont faits entendre entre les pêcheurs et l’Ifremer, un vent de panique a soufflé sur les instances dirigeantes de la pêche française (voir le 6 octobre 2001 : « les responsables du Comité sont prêts à exiger une contre-expertise qu’il faudrait confier à un organisme indépendant autre que l’Ifremer. La décision est prise de ne pas ménager les auteurs du rapport, ni la politique qui les soutient »). Vite, il a fallu prouver, fusse artificiellement, que la Direction des pêches, le Comité national représentant (officiel) des marins de la pêcherie de langoustine et l’Ifremer étaient en accord parfait. Cela s’est soldé par la signature d’une charte en 2004 à grands renforts de publicité « Pour une meilleure coordination de leurs actions dans le domaine des pêches maritimes ». Lors de l’assemblée générale du CNPMEM du 29 juin 2007, le président Dachicourt rappelait encore que l’on ne pouvait que « se féliciter de l’excellente collaboration entre les professionnels et l’Ifremer ». La techno-structure croyait la confiance rétablie, alors que c’était seulement le droit à la parole qui avait été retiré aux pêcheurs. Chassez les profanes, ils reviennent au galop, nous abordons une nouvelle époque, « où la question n’est plus le partage du savoir - proposé par ceux qui revendiquent en être les producteurs et les détenteurs -, mais la reconnaissance, exigée par ceux qui n’en sont pas reconnus producteurs, de la part prise par tous à la production ».
L’organisation d’une recherche hybride doit s’appuyer sur la recherche de pleine mer et la recherche confinée, qui doivent s’ajuster l’une à l’autre, elles sont faites pour coopérer. Si l’on compare le coût relatif de l’une et de l’autre, à la fois en termes de moyens à investir et d’efforts à consentir, on comprend la tendance naturelle à glisser vers la recherche confinée et dans la modélisation au détriment des embarquements. Dans la pêcherie de langoustine, ces deux formes de recherche sont prêtes à collaborer dans la complémentarité, l’enrichissement technique, le respect mutuel des personnes et non l’opposition stérile. Elles l’ont déjà fait par le passé (voir Louis Le Roux : « dans les années 70-80 beaucoup de scientifiques travaillaient avec nous. Deux d’entre eux étaient très motivés : Anatole Charuault et Gérard Conan. On utilise encore leurs travaux de l’époque, pour déterminer, par exemple, le taux de survie des langoustines après le tri. Je me rappelle qu’Anatole avait travaillé sur ce sujet à mon bord, peut-être avec d’autres bateaux, comme le Calypso de Lesconil. Les langoustines qu’on rejetait, on les voyait partir vers le fond, mais comme il y a 100 m peut-être qu’elles pouvaient être victimes de prédateurs comme le merlu, avant d’arriver en bas, je ne sais pas. Peut-être qu’elles étaient aveuglées par le soleil et qu’ensuite elles ne pouvaient plus se nourrir ? Le fait d’avoir survécu sur le moment ne veut pas toujours dire qu’elles puissent survivre après. Quand on parle de mortalité à cause de la pêche il est important d’avoir cela en tête »). Ce qui a beaucoup changé depuis cette époque outre les hommes et les méthodes, c’est l’addition de plusieurs facteurs qui aggravent la situation : prise de conscience écologiste de la société, rôle croissant de l’avis scientifique, mutation d’une activité productiviste vers la gestion d’une ressource généralement en diminution, mécanismes européens redoutables. Tout cela contribue à établir une tension grandissante dans la gestion des pêcheries. C’est sans doute un peu plus compliqué que de laisser imaginer qu’il y avait les bons scientifiques des « good old days » et les méchants maintenant. L’attitude des pêcheurs est ambivalente (mais très humaine) : la science qui les accompagne dans leur travail quotidien sans provoquer de contraintes incompréhensibles, est bien vécue, dès qu’elle devient à leurs yeux le vecteur des règlements contraignants, parfois inapplicables, elle devient hostile. Il faut simplement se souvenir que la situation n’a pas toujours été aussi tendue qu’aujourd’hui et que l’on peut œuvrer pour ramener de la sérénité dans la gestion des pêches. Les avantages de chacune des deux formes de recherche peuvent se combiner et gommer leurs faiblesses respectives. La recherche de pleine mer apporte une formidable force en s’identifiant aux problèmes posés et les pêcheurs peuvent être extraordinairement actifs dans la recherche de solutions. La recherche confinée fournit sa puissance de frappe en trouvant dans son laboratoire des solutions improbables. Exprimé simplement, on peut dire que la recherche spécialisée de l’Ifremer devrait être vascularisée par la recherche profane des pêcheurs de langoustine. Le collectif de recherche, sans jamais cesser d’exister serait plongé dans le monde social et les pêcheurs comprendraient les impératifs du laboratoire. C’est ainsi que les affrontements peuvent être réduit au moment même où ils se produisent, les solutions durables élaborées tout en devenant immédiatement opérationnelles. Se pose alors la question des moyens, en particulier financiers. Pour le moment Ifremer a pour mission de faire de la recherche confinée, rien n’est prévu pour financer la traduction du grand monde au laboratoire, rien n’est envisagé non plus pour le retour dans le monde professionnel.
En définitive, quoi qu’on en pense, la langoustine est une des espèces les plus suivies en France et en Europe. La recherche confinée pourrait valablement s’appuyer sur la recherche de pleine mer, d’autant que la science halieutique ne sera jamais exacte, il n’y a pas de données absolues, dans la mer on ne comptera jamais les poissons ou les crustacés un par un, l’incertitude et la modestie doivent être partagées par les scientifiques autant que par les pêcheurs.

Conclusion générale

Que sait-on du mariage de la sociologie de traduction, de l’analyse socio-technique et de l’action des profanes et des experts dans un monde en mouvement ?
Du point de vue du praticien-chercheur, ce qu’est par excellence un étudiant du DHEPS, il faut placer l’aspect opératif au même niveau que la démarche spéculative. Le praticien-chercheur est la plupart du temps une personne ressource impliquée dans une communauté de professionnels, ici de pêcheurs et par le fait même dans la gestion à long terme de ses mandants. Il cherchera, parfois toute sa vie, des solutions pour faire avancer cette communauté vers des pratiques durables, qui assureront la vie quotidienne de ses membres et sa survie à long terme dans un environnement local et international qui évolue. La sociologie de la traduction, l’analyse socio-technique avec le concept des passeurs d’innovations et la recherche hybride, paraissent indissociables si l’on veut prendre une part active dans le processus de transformation décrit par la sociologie de la traduction. C’est l’intégration, dans un même ensemble, d’une méthode de traduction et d’instruments pour la mettre en oeuvre. Leur mariage constitue probablement un bon outil que le praticien-chercheur pourrait utiliser pour remplir sa mission, où qu’il se trouve dans le monde. On peut s’interroger assez paradoxalement sur le fait que la sociologie de la traduction, « inventée » par Michel Callon sur la coquille Saint-Jacques au début des années quatre-vingt, ne soit pas devenue un outil banal de gestion des pêcheries et des pêcheurs. Sans doute, là aussi, les passeurs d’innovations ont-ils fait défaut… Côté savoirs, la remise en cause de la coupure entre spécialistes et profanes ne conduit pas, loin de là, à une dissolution de la recherche en laboratoire, mais plutôt à son inscription dans un continent plus vaste, où trouve place la recherche confinée et la recherche de pleine mer, chacune se nourrissant de l’autre. La profondeur de ces coopérations, peut être plus ou moins intense selon qu’elles s’appliquent aux trois phases de la recherche ou à un seul. La forme minimale de coopération concerne le retour vers le terrain de la recherche confinée, il est évident que les pêcheurs doivent s’investir dans les deux autres phases de la recherche. Ils doivent faire en sorte que le collectif de recherche soit fort de toutes les compétences qui permettent l’enrichissement des connaissances produites, tout en favorisent les débats et les controverses permettant aux connaissances produites d’acquérir leur robustesse. En amont de la recherche, ils doivent s’investir pour obtenir que l’identification, la formulation et la négociation des problèmes sur lesquels vont porter le travail d’investigation commun aient été réalisées entre les représentants de la recherche confinée, l’Ifremer et ceux de la recherche de pleine mer, les pêcheurs et leurs organisations.

Nouvelles orientations dans la gestion des pêches

Le 31 mars 2007, une conférence de Pêche & Développement sur les aires marines protégées tenue à Brest, mettait en lumière un changement de paradigme. Alain Le Sann posait parfaitement le problème : « Jusqu’à la crise des années 93-94, la pêche était gérée par un système centré sur la ressource ciblée, sur un secteur donné, avec un objectif d’extraction maximale. Les pêcheurs avaient un rôle important dans la prise de décision. Les références en matière d’institutions étaient les organismes nationaux ou européens et au plan international, la FAO. Les principales mesures prises concernaient la régulation de l’effort de pêche, des captures et des échanges. A présent, nous sommes en train de passer d’un système de gestion des pêches à un système de gestion des écosystèmes, centré sur les habitats, sur un territoire, visant la santé de l’écosystème dans son intégralité. Les processus de décisions ne dépendent plus des pêcheurs, mais sont variables et peuvent concerner des ONG, les médias, l’opinion publique, les tribunaux. Au niveau international la FAO perd de son influence en faveur du PNUE et se sont des conventions internationales qui viennent s’appliquer sur des mers régionales. La société civile, principalement par l’intermédiaire des ONG, des consommateurs, des pêcheurs amateurs pèsent de plus en plus, notamment en raison de leur poids économique, financier et politique, sur les prises de décisions locales. Des mesures de protection de zones et d’habitats entraînent des limitations ou des interdictions de pêche qui perturbent gravement les activités de pêche et l’économie d’une région. C’est ainsi que dix à quinze parcs naturels marins pourraient voir le jour en France d’ici 2020. » L’aire marine protégée a été définie sur le plan international au début des années 90. On la retrouve nommément dans la convention sur la biodiversité biologique en 1992, où elle recouvre « toute zone géographiquement délimitée qui est désignée ou réglementée et gérée en vue d’atteindre des objectifs spécifiques de conservation ». Cette définition a été précisée par l’Union Internationale pour la Protection de la Nature qui après bien des débats adopta la définition suivante « une portion de terre ou de milieu marin, voué spécialement à la protection et au maintien de la diversité biologique, aux ressources naturelles et culturelles associées ; pour ces fins elle est administrée par des moyens efficaces, juridiques ou autres ». L’UICN définit une série de catégories de gestion des aires marines protégées en fonction des objectifs de gestion. La définition de ces catégories ainsi que des exemples pour chaque catégorie sont présentés dans un document intitulé « Guidelines for protected area management categories ». Des commentaires sur le mode de définition des catégories permettent d’évaluer la position d’une zone donnée. Le Parc National d’Iroise rentre dans la catégorie six : aire protégée de ressources naturelles gérées, principalement aux fins d’utilisation durable des écosystèmes naturels. On peut se demander quel serait le statut de la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne au regard de ces catégories ? Nous avons bien une aire contenant des systèmes naturels, en grande partie non modifiés, gérés de façon à garantir la protection et le maintien à long terme de la diversité biologique, tout en assurant la durabilité des fonctions et des produits naturels nécessaires au bien-être de la communauté. Le WWF France ne s’est pas trompé en proposant une gestion des pêches par UEGCC. Ces aires marines ressemblent beaucoup à ce que pourrait être une aire marine protégée au sens de la catégorie six proposée par l’UICN. Les pêcheurs eux-mêmes, sans connaître la réflexion en cours sur le plan international, mettent en œuvre quelque chose de similaire, même si c’est présenté différemment. La Commission nationale langoustine exige bien un encadrement de la flottille, des dispositifs sélectifs, une meilleure valorisation des produits débarqués par une future éco-labellisation, un renouvellement des navires adapté au niveau des ressources disponibles et un maintien durable de l’activité par la conservation de la ressource et de la biodiversité de l’ensemble de la zone. La présentation du travail de gestion de la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne, sous cet angle, aurait l’énorme avantage de mettre les pêcheurs au centre du jeu, ce n’est plus une initiative externe qui s’impose à l’intérieur d’une activité traditionnelle de pêche, mais tout un secteur qui prend son destin en main, sans y être forcé, en s’accordant avec les dernières réflexions internationales en matière de bonne gestion des ressources marines. Cette concomitance inespérée entre les initiatives professionnelles et celles de la société civile internationale en matière de gestion des ressources marines serait, sans doute, un gage de réussite et de durabilité de l’activité de la pêche, dans la pêcherie de langoustine du Golfe de Gascogne et les autres, toutes aussi importantes pour le Pays Bigouden.

Amorce d’un nouveau paradigme

Le modèle de l’équilibre général, tel qu’il est introduit par l’approche néoclassique conduit à une politique productiviste dans un contexte libéral. Les entreprises sont conçues pour produire massivement (capter des quantités de poissons dans le cas de la pêche) tout en jouant sur leur mobilité (mobilité des capitaux, des techniques, des zones, des ressources, de la main d’œuvre…) et la relative liberté de leurs investissements pour être les plus compétitives en un temps donné. Les pouvoirs publics favorisent cette mobilité de multiples façons : recherche technologique, détection des bancs, aide à la modernisation, formation de la main d’œuvre, financement des infrastructures, mesures financières favorisant la concentration des capitaux…
Dans une telle dynamique, la recherche biologique en économie des pêches conduit à la mise en place d’indicateurs pour informer les industriels sur l’opportunité à investir (ou non) et sur quelles espèces investir ? Ce soutien scientifique apporté au secteur est justifié par le fait que la ressource marine est commune à plusieurs entrepreneurs et que ces derniers, ne connaissant pas l’impact des concurrents sur les stocks travaillés, ne peuvent isolément appréhender l’état de ces stocks et prévoir la courbe des rendements à venir. De cette conception économique est né le paradigme de la gestion de la ressource marine vue au travers de stocks biologiques modélisables sur lesquels les entreprises de pêche prélèvent annuellement des quantités. A charge pour les biologistes de fixer des quotas, ou seuils maximum à ne pas dépasser sous peine de mettre en cause le renouvellement de l’espèce.
Tant que la ressource était abondante, les marchés porteurs, les aides financières facilement accordables et peu limitées pour la construction et la modernisation des flottilles, les pêcheurs de langoustines ne pouvaient que se réjouir de l’appui des technologistes de l’Ifremer pour améliorer leur train de pêche, et des indications des biologistes sur l’état des stocks. Avec la raréfaction des espèces et la négociation des pays membres pour l’accès aux stocks dans le cadre de la Politique Commune des Pêches, ces quotas, ainsi que certaines mesures techniques, sont devenus de véritables enjeux politiques de plus en plus difficiles à négocier. Sous la pression communautaire, l’Etat va agir de manière autoritaire, avec l’idée sous-jacente et toujours productiviste, que les unités les plus compétitives s’en sortiront et que les autres seront éliminées.
Pour les flottilles qui ne rentrent pas le cadre réglementaire imposé, elles se voient contraintes de se reconvertir ou de disparaître, sans que ne soit jamais remis en cause, ni la dynamique économique sous-jacente, ni les outils scientifiques construits pour sa mise en œuvre. A aucun moment les sciences humaines ne sont interrogées pour recadrer les enjeux économiques, sociaux et environnementaux, concevoir les formes de gestion des pêches, construire les outils scientifiques adéquats. Les premiers concernés, à savoir les pêcheurs, sont exclus de la réflexion, pourtant la véritable gestion sur le terrain est d’abord faite par les communautés de pêcheurs.
Dans le cas de la pêche dans le Golfe, la taille minimale de la maille du chalut destinée à protéger les merluchons condamnait du jour au lendemain, et irrévocablement, la pêche langoustinière qui était depuis quelques décennies un des fleurons de la pêche bigoudène. Se sentant menacés, les pêcheurs ont commencé par contester les mesures préconisées par l’Union Européenne, par remettre en cause les diagnostics des scientifiques qui d’appui à la décision prenaient la forme violente de diktats, enfin ils ont amorcé une gestion collective autour d’une communauté professionnelle qui se restructure dans une dynamique de développement régional. C’est une voie à consolider de toute urgence, en repensant l’objet social de la recherche scientifique et en interrogeant sa démarche dans le cadre des sciences sociales avant d’imaginer et de construire les outils de gestion les plus appropriés.

René-Pierre Chever. Septembre 2007. Loctudy

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