On peut en effet constater une tendance à l’exclusion et à la marginalisation des pêcheurs, comme l’a souligné la déclaration adressée au Commissaire européen en charge des océans : « La pêche...est absente de la stratégie de la Commission européenne visant à assurer la croissance de l’économie bleue [1] », « la pêche durable et les communautés de pêche seront probablement les perdants ». Comme l’a précisé Djoumah Ali, étudiante en master : « Il ne s’agit pas de remettre en cause toutes les mesures ou activités liées à l’économie bleue mais de prendre en compte l’avis des pêcheurs. Cela n’est pas vraiment le cas aujourd’hui au niveau international dans les débats sur l’avenir des océans. »
La formation et l’expérience
Le colloque a permis de développer un échange riche et parfois vif entre les pêcheurs et les étudiants, avec des questionnements sur les savoirs et les pratiques de deux pêcheurs retraités. Les pêcheurs ont manifesté la richesse de leurs savoirs et de leur expérience, leurs réflexions sur leurs propres dérives dans un cadre sans régulation jusque dans les années 1980. Ils ont insisté sur l’importance des rencontres avec des « tuteurs » qui les ont inspirés ; c’est sur cette base qu’on peut aujourd’hui motiver des jeunes à devenir pêcheurs. Le débat a été vif sur le rôle de l’école. Pour les pêcheurs qui s’exprimaient à la tribune, seule l’expérience permet de devenir pêcheur, la formation scolaire ne représente que 10 % des savoirs. Devenir patron pêcheur, ce n’est pas non plus donné à tous ceux qui possèdent les diplômes, il faut développer une capacité permanente d’adaptation dans un monde marin en perpétuel mouvement. Les enseignants présents ont reconnu la faiblesse de l’expérience en mer dans les lycées maritimes ; ils souhaitent que les pêcheurs s’investissent plus dans le pilotage des centres de formation. D’autres, dont une femme de pêcheur, a rappelé qu’aujourd’hui un pêcheur devait maîtriser des savoirs comme les langues, le droit, l’écologie, la sécurité, etc. Un patron pêcheur doit enfin savoir gérer les rapports humains, pour maintenir un équipage performant et stable. Une femme de pêcheur a aussi rappelé en aparté que, pour être performant, un pêcheur doit aller en mer sans être troublé par des soucis personnels et familiaux. Pierre Vuarin, de l’UITC (Université internationale terre citoyenne), a conclu en insistant sur l’importance de la construction commune des savoirs dans un processus d’échanges interpersonnels permanents entre pêcheurs, avec les scientifiques et la société.
Scientifiques et pêcheurs, des rapports de confiance indispensables
L’après-midi, a été consacré à des films (dont Océans 2, de Mathilde Jounot) montrant la capacité des pêcheurs d’aujourd’hui à innover pour protéger la biodiversité, gérer et restaurer des stocks comme la langouste ou la coquille Saint Jacques en créant au besoin des cantonnements ou des réserves sous leur contrôle. Enfin une table-ronde, menée par René-Pierre Chever, a réuni scientifiques et représentants des pêcheurs, témoignant de la richesse des échanges entre pêcheurs et scientifiques pour améliorer les pratiques et mieux gérer les ressources. Les scientifiques ont reconnu la nécessité de s’appuyer sur les connaissances des pêcheurs pour gérer la pêche. Les points de vue peuvent diverger, mais sans remettre en question les rapports de confiance. Marie Savina-Rolland de l’Ifremer a montré la complexité de l’évaluation de stocks à partir de son expérience sur la sole en Manche-Est. Curieusement, les scientifiques jugent aujourd’hui le stock en cours de redressement et proposent d’augmenter le quota quand les pêcheurs constatent pour leur part un stock en grave déclin, ce qui les rend incapables de capturer le quota attribué. Les pêcheurs présents ont lancé un appel à une présence accrue des chercheurs sur leurs bateaux, ce qui est impossible pour les chercheurs du fait de leurs moyens humains. On voit donc que les problèmes ne sont plus tant entre les pêcheurs et les scientifiques qu’ils côtoient mais plutôt avec d’autres chercheurs centrés sur l’approche biologique des océans, déconnectés des liens avec les pêcheurs.
Savoirs et pouvoirs
Ce sont ces biologistes qui font aujourd’hui la loi dans les grandes conférences internationales et dans les organisations des Nations Unies, à l’exception de la FAO. Un jeune chercheur irlandais, Edward J. Hind, qui a consacré sa thèse aux rapports entre les savoirs des pêcheurs et la gestion des pêches [2] , constate avec d’autres chercheurs qu’ « avec la montée du néopositivisme, l’idéal démocratique a commencé à disparaître. Dans le domaine de l’environnement en particulier, les experts technocrates sont devenus de facto les conseillers des gouvernements occidentaux sur les questions d’intérêt public ». Ces communautés d’experts constituent des élites du savoir qui jouent un rôle politique. Aujourd’hui, le débat porte moins sur l’état des stocks que sur l’état de la biodiversité. Les pêcheurs figurent parmi les principaux accusés face aux menaces sur la biodiversité. Or les pêcheurs ont intérêt au maintien de la biodiversité et s’ils sont capables de la prendre en compte, une vision intégriste de la défense de cette biodiversité ne peut les satisfaire. Les pêcheurs sont aujourd’hui confrontés à des marsouins et dauphins plus nombreux, sans doute du fait de ressources en nourriture plus importantes au large, ils essaient de trouver les moyens de les éviter, mais ce n’est pas facile. On sait aussi les difficultés liées à la prolifération des phoques dans certains secteurs. Enfin, les pêcheurs de coquilles St Jacques doivent se débarrasser des étoiles de mer, sans oublier que leurs dragues modifient les fonds, ce qui scandalise nombre de biologistes. Les pêcheurs constatent aussi les effets catastrophiques des pollutions et ils sont les premiers à les dénoncer. Ali Djoumah, l’étudiante, a bien situé le problème dans sa présentation : « Pour les pêcheurs, le respect de leurs droits et la reconnaissance de leur parole implique aussi de répondre aux questions de la société sur la protection des océans et de prendre en compte la biodiversité marine. C’est donc à chacun d’être ouvert au débat, aux questionnements et ainsi être partie prenante dans la préparation de l’avenir des océans ». Ils peuvent devenir les artisans d’une halio-écologie, une pêche fondée sur le respect et la protection de l’écologie.
Alain Le Sann, décembre 2019.