Quand la terre nourrit la mer... ou l’empoisonne.

, par  LE SANN Alain

L’interdiction de commercialisation qui vient de frapper des centaines d’exploitations ostréicoles du Morbihan et d’ailleurs, en pleine période de fêtes, suite à la pollution par le norovirus, menace des centaines d’emplois et l’avenir de l’activité. Cette pollution provient presque certainement de la terre et ce n’est pas l’agriculture qui est en cause, mais le développement rapide de l’urbanisation et de l’habitat alors que l’assainissement et son contrôle ne suivent pas toujours.
Si la terre est la principale source de pollutions diverses, elle est aussi la source principale de la vie marine par ses apports de nutriments. La vie marine réagit à tous les changements dans ces apports et on peut maintenant en mesurer précisément les effets en étudiant les coquillages. Deux ouvrages récents, passionnants, viennent nous le rappeler.

La coquille Saint-Jacques : sentinelle de l’océan

C’est le titre bienvenu d’un livre [1] de Laurent Chauvaud, directeur de recherche au CNRS, spécialiste mondialement reconnu de la coquille Saint-Jacques. Il l’a étudiée en rade de Brest, mais aussi en Norvège, en Terre Adélie, en Arctique, en Californie et ailleurs… Il a étudié d’autres coquillages partout dans le monde. Il a découvert comment la coquille Saint-Jacques est une machine à remonter le temps, comment en analysant ses stries produites quotidiennement, on peut analyser l’évolution au jour le jour de la température de l’eau et des apports nutritifs. On peut aussi découvrir comment la coquille conserve les traces de tous les apports polluants comme les rejets des produits utilisés pour les IRM dans les hôpitaux. Mais Laurent Chauvaud ne se contente pas de vulgariser avec humour, poésie et brio ses découvertes, il remet en cause des idées reçues comme celle de la mer comme un « monde du silence ». Il s’émerveille de la musique des océans, des craquements de la banquise, de la magie de la plongée sous les glaces de l’Antarctique et du souffle discret de la coquille Saint-Jacques, qu’il a enregistré. Il nous rappelle combien la vie marine est liée aux continents par l’eau mais aussi par les apports éoliens venant du Sahara, par exemple, qui fournissent une bonne part de la silice nécessaire au développement des coquilles et bien d’autres éléments nutritifs. Il décortique avec simplicité la mécanique qui relie la mer à la terre, nous alertant bien sûr sur les menaces liées au réchauffement climatique. Il compte plus sur la poésie et la beauté du monde que sur la valorisation économique du capital naturel pour mobiliser en faveur de la protection des milieux. « Je prends donc le parti de sublimer la nature plutôt que de chercher quels liens et services elle doit, devait ou devrait nous rendre. Respectons la nature et protégeons-la des convaincus qui auront forcément tort demain », car « on ne sait rien ou trop peu pour estimer la valeur de la nature ». Il sait de quoi il parle.

La forêt amante de la mer

Cet ouvrage, déjà ancien [2] (1994), de Hatakeyama Shigeatsu rejoint l’approche scientifique mais aussi culturelle et poétique de Laurent Chauvaud. L’auteur, pêcheur et ostréiculteur est célèbre au Japon ; il nous plonge au cœur d’une petite baie, analysant sa richesse qu’il met en rapport avec la forêt voisine drainée par un modeste fleuve côtier. Il rappelle avec émotion et sensibilité combien le pêcheur est en lien avec la mer mais aussi la forêt. Pendant des siècles, les pêcheurs dépendaient tout autant de la mer que de la forêt qui leur fournissait le bois des bateaux, des mâts, des avirons et aujourd’hui encore le bois des radeaux d’élevage, sans oublier le chauffage de la maison. Hatakeyama s’est demandé pourquoi ses huîtres étaient si grasses, pourquoi elles poussaient si vite. Il savait que c’était dû à la richesse en phytoplancton.

Il a mieux compris la raison lorsqu’il a pris contact avec un chercheur, Matsugana, qui lui a dit : « La croissance du plancton végétal et des algues, qui fondent les chaînes alimentaires marines, comme l’herbe et les arbres sur le continent, ont besoin de composants d’engrais (azote, phosphore, silicium), ainsi que, en quantité infime, d’éléments nutritifs minéraux. Parmi ceux-ci, l’élément fer est insuffisant dans l’eau de mer, et cela même dans les aires de remontées, ce qui fait qu’il y a des secteurs marins où le plancton ne peut proliférer. Si les végétaux ne commencent pas par incorporer du fer, ils ne peuvent structurellement pas assimiler l’azote ». Ce fer est apporté par l’humus issu de la décomposition des feuilles des arbres et transporté par l’eau. C’est pour cette raison que la baie d’Hiroshima est la plus grosse productrice d’huîtres au Japon. Elle fournit notamment du naissain et c’est de là que proviennent les huîtres qui ont permis de relancer l’ostréiculture en France après l’épizootie qui a décimé l’huître portugaise à la fin des années 1960. En échange, les Japonais ont aussi découvert l’huître plate européenne, la belon, qu’ils ont acclimatée au Japon, elle est pour eux « la meilleure espèce d’huître du monde ». Ce n’est pas un hasard si les huîtres se développent bien en Bretagne. Elles se trouvent dans un milieu comparable aux baies du Japon, alimentées par de courts fleuves côtiers, la montagne en moins.
Accompagné d’une chercheuse française, Catherine Mariojouls, Hakateyama va découvrir avec émerveillement les différents bassins ostréicoles français : «  Quelle puissance latente ont donc en France la terre, les bois, les fleuves, la mer. Il y a ici ce que nous avons perdu ». C’était au début des années 1990, quand le Japon voyait ses côtes mourir sous les marées rouges, on ne sait s’il dirait la même chose aujourd’hui.
Avec l’appui des chercheurs, qui montrent que 90 % de la production vivante de la baie est liée aux apports du modeste fleuve drainant la forêt, Hatakeyama se bat contre la construction d’un barrage qui détruirait la base de cet écosystème. Il mobilise ensuite les pêcheurs et les ostréiculteurs pour replanter des feuillus et lutter contre l’enrésinement. Ces actions permettent de resserrer les liens entre les marins et les ruraux (forestiers et paysans) en s’appuyant d’ailleurs sur une fête traditionnelle millénaire au cours de laquelle la forêt est symboliquement honorée par une offrande d’eau de mer [3]. On peut rapprocher cette démarche de celle entreprise par les ostréiculteurs, pêcheurs et agriculteurs de la Ria d’Etel avec leur association Cap 2000 [4]. Ensemble, ils collaborent pour accompagner les paysans dans l’adaptation de leurs pratiques afin de protéger la qualité des eaux.

Revivre après le tsunami

En 2011, le tsunami a totalement détruit les élevages d’huîtres, le port et le village. Hatakeyama a perdu sa mère. Pourtant moins de 10 ans après, la prospérité est revenue, les trois fils de l’auteur sont ostréiculteurs, les maisons ont été reconstruites sur les hauteurs. Les habitants ont refusé la construction de digues pour se protéger. A l’emplacement de l’ancien village, ils replantent des arbres. Paradoxalement, les huîtres poussent beaucoup plus vite qu’avant la catastrophe, signe de la vitalité et de la richesse du milieu. La forêt de feuillus joue son rôle pour enrichir l’écosystème en nutriments et ce dernier semble avoir été rajeuni par les terribles vagues du tsunami qui ont ravagé les fonds et la côte. Juste retour des choses, les ostréiculteurs français ont aidé leurs collègues japonais à relancer leur activité.
Aujourd’hui, nous devons tirer les leçons de ces catastrophes environnementales qui touchent de plus en plus souvent nos milieux côtiers. Au Japon, l’industrialisation avait entraîné la prolifération des marées rouges, elles arrivent aussi chez nous. Le littoral doit rester un milieu vivant, productif et cesser d’être seulement une zone de loisir pour retraités oisifs. Pêcheurs et conchyliculteurs doivent être associés aux projets de protection et à la gestion des aires protégées. La tendance n’est pourtant pas celle-là car on confie de plus en plus ces aires à des ONGE qui ont leur rôle à jouer mais sans mettre les premiers concernés à l’écart. Pêcheurs et conchyliculteurs sont des sentinelles de la mer dont le rôle doit être reconnu. Il faut aussi freiner l’urbanisation comme le permet la loi littoral. Pour y parvenir, il faut une volonté politique mais aussi une politique d’éducation qui plonge nos enfants au cœur des merveilles de la nature, loin des tablettes, pour créer le choc émotionnel qui les motivera par la suite.
C’est la belle leçon d’Hatakeyama Shigeatsu.

Alain Le Sann
Janvier 2020

[1Laurent CHAUVAUD, La coquille Saint-Jacques, sentinelle de l’océan, éd Equateurs, 2019, 140 p.

[2HATAKEYAMA Shigeatsu, La forêt amante de la mer, éd Wildproject, 2019, 200 p.

[3voir le film de NHK The fisherman and the forest, 50 mn, 2018, sur Dailymotion, sous-titré en anglais.

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