Refonder la relation homme/milieu : Impératif d’une vie équilibrée dans les îles

, par  LEBAHY, Yves

Yves Lebahy a été enseignant en géographie au master Aménagement littoral (actuel AUTELI). Son intervention en 2010, à l’île d’Yeu, lors de la Journée Mondiale des Pêcheurs, donne un cadre théorique à la table ronde du 17 janvier à l’UBS sur les activités primaires en milieu littoral. Réfléchir au géosystème en pas seulement à l’écosystème, constitue une approche pertinente recentrée sur les rapports hommes-milieux.

Depuis 50 ans, les mutations qui s’opèrent sur les littoraux les affectent plus que jamais, transformant inéluctablement leurs sociétés. La mer est désormais un espace convoité, véritable champ d’affrontement d’intérêts divers, transformant au passage les rivages qui les bordent. Aux avant-postes, les îles sont le théâtre de profondes ruptures préfigurant souvent celles qui s’opèrent ultérieurement mais plus massivement sur les rivages continentaux. En cela elles sont intéressantes à observer, même si elles présentent des spécificités qui leur sont propres.

Un monde littoral en mutation :

La première de ces ruptures, entamée il y a 40 ans sur les littoraux atlantiques européens, se traduit par le passage des activités primaires (agriculture et pêche, souvent associées), militaires et portuaires qui ont longtemps organisé ces espaces, à l’actuelle économie dite de « villégiature ». Ce glissement d’une économie productive vers une économie redistributive, instable par nature, est lourd de conséquences. Les territoires littoraux s’en trouvent bousculés : spéculation immobilière, pression de l’habitat, ségrégations sociales et générationnelles, éviction des activités primaires et volonté inverse de sanctuariser, sont le lot de cette mutation et reportent leurs effets à l’intérieur des territoires quand cela s’avère possible. Dans les îles, un tel palliatif n’est pas concevable : là, les contradictions d’usages se télescopent.

Mais au-delà de cette rupture en pleine dynamique s’en profile une autre, encore plus brutale qui risque de combiner les effets de la transformation des milieux en raison des changements climatiques et les intérêts nouveaux résultant de la mise en valeur de ce milieu marin dont on commence à mieux cerner les intérêts en termes de potentialités économiques dans les domaines halieutiques, énergétiques, miniers et industrialo-portuaires. Elle s’accompagne d’une volonté d’appropriation de ce dernier bien commun de l’humanité au non d’intérêts marchands revendiqués par les grandes multinationales ou les États. Le littoral, les mers bordières et leurs îles, aux premières loges de ces appétits, auront alors à en supporter les fonctionnalités matérielles et les externalités négatives.
Face à de telles évolutions destructrices des équilibres, l’enjeu est donc de redéfinir des « projets de vie » pour ces territoires, spécifiques et courageux, adaptés aux contraintes de ces milieux pour mieux mettre en valeur leurs potentialités dans un cadre soutenable tout en préservant l’équilibre de leurs sociétés. Les textes internationaux l’imposent : Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer (1982), Sommet de Rio (1992), politiques de Gestion Intégrée des Zones Côtières (2004 en France). Ces orientations ne sont en rien anodines même si leur mise en application semble bien timide et paraît fort lente en dépit des échéances proches en terme d’application (2015,2025). Mais cela doit rester avant tout une question de bon sens.

Le cas particulier des îles dans un tel contexte :

Les îles ont été confrontées à ces mutations brutales, plus intensément que tout rivage et souvent plus tôt. Leur isolement, longtemps subi, les a conduites à rechercher un lien plus aisé au continent. Cette « continuité territoriale » revendiquée a été obtenue ces dernières décennies par amélioration des liaisons maritimes, de leurs rotations, du confort et de la taille des navires voire, expression extrême, par la construction d’un pont les reliant « à la terre » quand cela a été possible et délibérément souhaité. L’approvisionnement en énergie et en eau tend à suivre le même schéma. Du coup, les relations plus aisés ont accéléré ces processus de transformation, confrontant les populations insulaires aux dynamiques économiques et sociales du continent, rendant les îles plus accessibles et en conformité avec les normes de la vie continentale. Il en résulte des conséquences spécifiques à ce type de milieu.
Sur un plan structurel, les activités primaires, militaires ou maritimes, limitées et souvent dures et mal payées, qui permettaient aux populations de vivre ont peu à peu été abandonnées, à l’image des évolutions ambiantes de la société. Faute d’un travail qualifié et rémunérateur sur l’île, les jeunes sont partis sur le continent. Il en résulte une structure par âge déséquilibrée. Faiblesse du pouvoir d’achat, émigration et vieillissement de la population ont eu comme conséquence l’abandon des terres agricoles et la mise en vente d’un nombre important de biens immobiliers.
A l’inverse, les îles ne cessent de faire fantasmer les amateurs de nature, de « liberté », d’originalité. Espace sauvage littoral, elles sont l’objet de nombreuses mesures de protection, au nom d’un vision idéale de la nature qui limite du coup les possibilités de mise en valeur. La surfréquentation estivale, les acquisitions opérées par les continentaux à des fins de villégiature, ont transformé profondément la vie économique de ces îles. Vécue dans un premier temps comme une manne économique, cette mutation sociologique et territoriale se retourne aujourd’hui contre les populations autochtones, incapables de rivaliser avec ces néo résidents en termes de pouvoir d’achat. Les prix du foncier et de l’immobilier s’emballent (de 108 à 240 €/m2 le terrain à Groix, Houat, Hoëdic, Bréhat). La pression est devenue d’autant plus forte que l’offre est inférieure à la demande, que la faiblesse d’espace limite les possibilités de construire. Les résidences secondaires, aussi coûteuses soient-elles, supplantent les principales (70% à Bréhat, 50% à Batz, 40% à Ouessant par ex.). Ces nouveaux acquéreurs constituent par ailleurs une population sans rapport avec les indigènes : les 2/3 de ces néo-résidents sont des cadres supérieurs à fort pouvoir d’achat venus des grandes villes du continent. Ainsi, peu à peu, les îles se transforment en véritables conservatoires pour nantis, évacuant du même coup ce qui fait le sens de toute vie : la mise en valeur d’un territoire. Un tel développement n’est plus du tout soutenable puisqu’il est conjoncturel. Il y a nécessité à retrouver un équilibre de vie.

Pour un autre « projet de vie »

Seule une approche holistique permettrait d’atteindre cet équilibre souhaité car elle seule prend en compte la complexité des enjeux en associant l’homme à l’indivisibilité des composantes naturelles. Cela ne peut se faire qu’en reposant d’une manière globale les relations homme/milieu dans une démarche responsable, qualifiée par les géographes de « géosophique ». Il en va ainsi des équilibres élémentaires des écosystèmes, du maintien de la biodiversité la plus riche et la plus équilibrée possible des milieux, mais surtout de l’harmonie entre écosystèmes et anthroposystèmes lesquels intègrent naturellement aspects sociaux et dimensions culturelles, au sein d’un système plus global, le géosystème [1]. C’est la condition essentielle d’une gestion équilibrée des territoires où l’homme pour vivre, c’est-à-dire travailler, habiter, consommer, doit utiliser au maximum les potentialités offertes par le milieu où il s’installe, tout en ayant l’empreinte écologique la plus faible sur ce dernier.
C’est-à-dire tout le contraire de cette logique marchande ultra libérale qui développe aujourd’hui à l’égard des ressources et des hommes de simples logique minières s’appliquant à court terme, fractionnant et spécialisant au gré de ses intérêts les espaces, le temps et les sociétés et impliquant du même coup concurrences, mobilité vibrionnante, inutile et coûteuse à tout point de vue.
C’est-à-dire aussi tout le contraire de la logique écologiste actuelle qui, en réaction, s’impose dans un intégrisme naturaliste (voire environnementaliste à l’anglo-saxonne) qui tend à exclure l’homme et les sociétés humaines des enjeux en cours et fait le jeu de la précédente.
Nous ne pouvons continuer à fonctionner sur de tels comportements simplistes et manichéens. Seule cette approche globale jouant sur l’unité des composantes est gage d’équilibre et d’harmonie dans cette relation élémentaire homme/milieu. Cependant, compte tenu de la complexité des éléments à mettre en œuvre (naturels, sociaux, culturels, techniques, organisationnels), cette démarche n’est réalisable qu’à l’échelle locale, la seule à la portée des sociétés et des hommes comme nous le démontrent les expérimentations de Gestion Intégrée des Zones Côtières (GIZC). Car elle suppose une remise en cause profonde de nos choix de vie. C’est donc bien un « nouveau contrat social » que nous avons à élaborer et mettre en place.

Les fondements d’un « nouveau contrat social » :

Sur quoi doit-il reposer ?

- Tout d’abord sur une humilité retrouvée dans nos relations à l’égard des milieux
Elle est nécessaire dans nos relations à l’égard des milieux naturels et de leurs évolutions. Cela suppose de remettre en cause la prépondérance de la seule vision du marché et les spécialisations qu’elle génère, lesquelles guident le fonctionnement actuel de nos sociétés. Cela suppose de reconsidérer parallèlement la technicité croissante qui l’accompagne depuis deux siècles et a perdu le sens de sa fonction, évoluant sans éthique dans une logique du fait accompli qui « réquisitionne la nature et l’homme lui-même pour le pouvoir du rêve et le rêve du pouvoir ».
Il nous faut retrouver au plus tôt la sagesse qui présidait anciennement nos rapports à la Terre, cette « géosophie » sans laquelle toute action humaine est vouée au péril. Car les catastrophes dites « naturelles », conséquences de la rencontre de l’aléa et de la vulnérabilité, ne sont toujours et avant tout que le résultat de l’imprévoyance des hommes. Algues vertes, plancton toxique, concentrations de métaux lourds, d’hydrocarbures, de PCB dans les mers bordières résultent avant tout des déséquilibres engendrés par l’homme, remettant en cause la pérennité de ses activités et sa présence en ces lieux : pêcheurs et ostréiculteurs en paient aujourd’hui un lourd tribut. En cela la mutation climatique avec ses effets particulièrement forts sur les littoraux risque de constituer un superbe révélateur de notre incapacité à respecter ce lien au milieu.

- Une responsabilité recouvrée à l’égard du milieu où l’on vit
Anticiper ces risques, c’est déjà retrouver cette responsabilité à l’égard des milieux qui nous portent. Sur les rivages, zone par définition instable pour l’homme, c’est un impératif de survie. En ces zones littorales et îliennes, cela veut dire écarter des rivages, par nature instables, les installations humaines qui ne dépendent pas directement d’une activité maritime, occuper parcimonieusement les côtes en maintenant des espaces tampon, renouer avec des installations sommaires ou mobiles (cas des ateliers ostréicoles charentais ; exemple hollandais d’habitat récent).
Si nos capacités techniques d’action se sont amplifiées depuis deux siècles, nous conduisant à oublier ce qu’on nommait au XIXème siècle les « contingences naturelles », nous devons désormais apprendre à recomposer avec la nature, avec les milieux dans une adaptation « possibiliste » digne des sociétés antérieures nées de la révolution néolithique.

- Un usage plus endogène de notre territoire
Dans le cadre d’une économie soutenable vers laquelle nous devrions inéluctablement évoluer, c’est un usage plus endogène qu’il nous faut promouvoir. Car avec cette mondialisation qui lie et rend dépendant tout lieu de la planète, toute société à l’égard d’une autre, nous sommes bien aujourd’hui face à une dérive perverse de cet affranchissement à l’égard de ces « contingences naturelles ». Pendant des siècles, les sociétés européennes ont lutté pour favoriser la libre circulation des personnes et des biens, alimentaires principalement, seul moyen d’éviter famines et pénuries. Offrant réseaux, moyens de transport, organisation des États, la Révolution industrielle a levé cette hypothèque permanente de la dépendance des sociétés à l’égard de leur environnement. Aujourd’hui la situation s’est inversée. Cette mobilité, devenue trop aisée et trop bon marché, met en péril l’équilibre même des territoires, rompant leur autonomie économique interne, déstabilisant du coup leur société (constat précédent de l’évolution des îles). Nous sommes donc là face à une perversion qui brise toute harmonie sociale, tout lien ténu entre l’homme et son milieu de vie. Il nous faut au plus tôt retrouver cette dépendance intime à l’égard du lieu qui nous porte et lier davantage spatialement nos comportements d’habitants, de producteurs, de consommateurs aux potentialités directes de nos milieux de vie. En cela le maintien d’activités primaires (agriculture, pêche, aquaculture) en tout lieu est essentiel pour l’équilibre de toute société, assurant autonomie alimentaire et grand nombre d’emplois. Ce droit vital des peuples à se nourrir eux-mêmes est un signe du respect élémentaire de toute dignité humaine. Il est aussi gage d’un aménagement harmonieux des territoires. Mais loin d’un repli sur soi, il n’empêche pas les ajustements nécessaires offerts par le commerce international et l’ouverture des excédents locaux au marché. Car les multiples crises actuelles qui minent la planète (alimentaire, énergétique, environnementale, financière) ne sont que la traduction de cette rupture élémentaire de la relation fondamentale homme/milieu, celle qui définit les « genres de vie ». Cette mutation qui s’impose à nous, est donc cruciale et d’une importance équivalente aux grandes mutations de l’histoire de l’humanité.

Cette question de la relance des activités primaires apparaît donc essentielle dans le contexte actuel de mondialisation de nos économies. Pourquoi ?
Tout d’abord, parce qu’elle refonde ce lien ténu de l’homme-habitant avec son territoire, le liant aux potentialités de vie que ce terrain lui offre. Il s’oppose en cela à la mobilité ambiante, voire au nomadisme de nos sociétés contemporaines, lesquelles déconnectent les individus de l’espace où ils vivent et leur fait perdre le sens de cette relation sacrée homme/milieu. Nous avons tous besoin, à un moment de notre existence, de sédentarité, d’ancrage à un territoire. Nous en dépendons.
Ensuite, parce que nous devons envisager à l’avenir la capacité de nous nourrir de la manière la plus autonome qui soit. La question alimentaire constitue un enjeu essentiel dans un monde qui, dans un demi-siècle, portera une population de plus de 9 milliards d’habitants. Toutes les ressources potentielles de nourriture sont à mobiliser dans le périmètre le plus proche de notre lieu de vie de manière à limiter au maximum notre dépendance alimentaire et éviter la pénurie. L’agriculture dans les îles doit redevenir un enjeu de premier plan, l’usage des circuits courts de commercialisation aussi. Certains l’ont compris et on assiste à des politiques de relance de cette activité dans certaines îles du Ponant (Groix, Arz). La ressource halieutique pour sa part constitue aussi un enjeu fort en matière de fourniture en protéines animales pouvant s’appuyer sur une tradition et un savoir-faire inégalés. Longtemps les îles ont constitué les bases avancées de l’activité de la pêche, ce qu’elles ne sont plus aujourd’hui. Un véritable travail de reconquête de cette activité est à y opérer, allant à l’inverse des dynamiques actuelles dominées par les intérêts économiques et écologiques qui, au contraire, visent à l’éliminer.
D’autre part, la transformation de ces ressources primaires peut redevenir source d’emplois sur place, sous forme d’artisanat ou d’industrie alimentaire offrant ainsi à la population des possibilités de rester sur place. A un moment où les emplois ne pourront indéfiniment être issus des secteurs tertiaires et de services, celles-ci offrent donc l’opportunité d’un réancrage des activités de transformation au sein des territoires et au service de marchés d’abord de proximité. Il passe aussi par la labellisation des productions, leur lien à un territoire (charte de qualité, labellisation, produits de terroir y compris maritime). Cela peut paraître aller à l’encontre des logiques actuelles de la répartition du travail au sein d’un espace mondialisé. Mais un tel choix doit revêtir la forme d’une résistance.
Enfin, leur présence en un lieu offre de nombreux autres intérêts, environnementaux, sociaux, d’aménagement, utiles à la collectivité toute entière :
Dépendantes de l’état du milieu, elles sont plus que d’autres sensibles à la qualité de leur environnement et en deviennent ainsi les garantes si elles veulent survivre : les vrais « écolos » sont aujourd’hui ces professionnels qui par leur présence et la nécessité de produire, constituent un formidable réseau d’observation et d’alerte sur l’état des milieux.
Parce que de ces activités localisées naîtra inéluctablement une société plurielle sur le plan social, donc équilibrée, capable de maintenir ou générer une culture originale s’opposant à l’uniformisation en cours en puisant dans les traditions un dynamisme retrouvé.
Par leur présence enfin sur le territoire, elles constituent aussi un formidable rempart contre l’urbanisation qui grignote désormais l’espace littoral et îlien.
Si la mondialisation s’impose à nous, par ce biais la territorialisation qui doit lui répondre constitue alors le fondement d’un projet de société qui ne dépend que de nous.

- La nécessité d’un environnement préservé

Composante essentielle du maintien de ces équilibres, la question environnementale constitue un volet majeur de cette manière de vivre sur les littoraux et les îles.
Cela signifie, avant toute chose, opérer la reconquête de la qualité des eaux, élément primordial des équilibres naturels. Or les scientifiques ne font que découvrir la complexité des relations qui s’établissent entre les eaux continentales et marines bordières et leur rôle dans l’élaboration de la vie marine. Une pêche côtière artisanale dépend essentiellement de la pureté des eaux actuellement malmenées par les pollutions de tous ordres et la surpression démographique littorale. Les rejets d’une urbanisation dense et croissante implantée sur le littoral, les extractions de tout genre par faible profondeur ne sont pas sans effet sur la raréfaction de certaines espèces très dépendantes, pour leur reproduction et leur croissance, de la qualité des milieux côtiers (bancs de sables, estrans, rias, estuaires, lagunes et marais côtiers). Les prélèvements des pêcheurs, qualifiés d’abusifs, ont alors « bon dos » pour expliquer la diminution des stocks et permettent d’esquiver des questions autrement dérangeantes sur le comportement de nos sociétés, leurs activités et leurs choix d’aménagement.
Cet enjeu essentiel pose également la question de la multiplication sans fin et souvent contradictoire des fonctions et activités sur le littoral et les îles et surtout celle de la capacité de ces territoires à porter une population sans mettre en péril les équilibres des milieux proches. Mais une telle question suppose, au-delà d’une réelle prise de conscience, un courage politique réel visant à limiter les flux sans cesse croissants de populations désireuses de s’installer sur le littoral, à faire des choix dans les activités qui s’y multiplient au regard des impacts qu’elles produisent sur le milieu, à opérer les compensations sociales nécessaires. La qualité de notre vie future se joue aujourd’hui sur cette question et pose celle, plus fondamentale, du projet de vie, celle aussi de la nature et de l’autonomie des instances de décision en charge de la gestion du territoire, seules habilitées en fait à définir de tels choix.

- Une maîtrise plus directe des territoires de vie
Le retour à cette interdépendance à l’égard du local suppose en effet une maîtrise plus directe de son propre territoire de vie. Sur un territoire approprié telle une île cette question est en partie résolue, encore faut-il que les instances qui la gouvernent, le désirent. En mer cela paraît moins évident car c’est par définition un espace commun où ne s’appliquent que les règles de domination étatiques ou celles du droit international des océans, souvent sans lien avec les intérêts des populations maritimes qui en vivent directement.
Pourtant, il n’y a de société que si elle détient et contrôle son territoire : c’est une règle élémentaire des sciences humaines et politiques.
Se trouve ainsi posée la question du droit de propriété, ou tout au moins d’usage prioritaire, des populations maritimes sur les territoires de pêche qui, ancestralement, leur ont permis de vivre. Une zone de pêche est comme un territoire de chasse ou un champ. Il n’y aura de gestion équilibrée de la ressource en ce lieu que s’il y a dépendance directe de la communauté qui y opère les prélèvements nécessaires à sa survie. Certes la mer appartient en théorie à tous. Mais dès lors qu’une communauté en a fait son territoire de vie, n’a-t-elle pas priorité sur les autres ? La question mérite d’être posée en zones maritimes bordières surtout et parfois même jusqu’aux limites du talus continental, car on sait que des pêcheries particulières sont les « inventions » de certaines d’entre elles (zones de lottes par exemple). Longtemps chasse gardée vitale pour ces sociétés, pourquoi tomberaient-elles dans le « pot commun » au risque de perdre cette notion de responsabilité de la ressource. La politique européenne des pêches constitue par exemple un déni à ce sujet, imposant une gestion scientifique aléatoire pour maintenir l’état des stocks sur les pêcheries ouvertes à tous et soumises aux logiques concurrentielles ultra libérales, au lieu d’encourager une gestion pragmatique mais responsable des zones de pêche par quelques-uns. Ce qui souligne les défaillances juridiques actuelles en matière de gestion sur l’espace marin et le maintien d’un res nullius en mer favorisant la loi du plus fort, économique aujourd’hui si ce n’est écologique.
Ainsi, une appropriation ou tout au moins une mise en gérance directe de ces territoires de pêche offerte aux communautés dont la survie en dépend, en particulier dans les îles, et abordée sous une forme responsable, est la garantie d’une pérennité des milieux et de leurs équilibres. C’est ainsi que certaines communautés de la mer, à l’image des prud’homies méditerranéennes ou d’autres structures ancestrales, revendiquent ce contrôle et cette gestion de leurs territoires de pêche pour mieux en préserver la ressource et la biodiversité, garanties de leur survie. A l’instar des professionnels du Guilvinec ou du parc marin d’Iroise qui revendiquent la responsabilité de cette gestion sur quelques espaces en mer bien particuliers, cette démarche devrait être généralisée. La gestion bien public/bien communautaire, devient désormais un enjeu essentiel sur les espaces maritimes bordiers pour maintenir cette pêche artisanale essentielle dans la survie des communautés îliennes et littorales.
Cela suppose d’adapter les outils de gestion territoriale à ce contexte maritime spécifique. Pour le moment, il n’en est rien, aucun outil institutionnel n’existant en ce sens. Car une telle gestion responsable et globale n’est concevable que sur des territoires spatialement limités, comme l’ont démontré les expérimentations de GIZC opérées dans l’UE entre 1995 et 1999. Les îles en cela peuvent constituer, avec leur littoral proche des entités qui correspondent à cette dimension de gestion. La proposition en 1999 du concept de « Pays maritime et côtier » répondait à ce besoin. Un temps retenu comme digne d’intérêt par les instances gouvernementales, il est aujourd’hui oublié. Pourtant une telle institution, gérant de manière exclusive un territoire où interfèrent la terre et la mer, est la seule en mesure d’offrir cette instance autonome nécessaire à la gestion complexe et responsable des milieux, en s’appuyant sur une démocratie participative plus directe. Elle seule serait en mesure d’opérer les choix locaux utiles en matière d’aménagement et de gestion prenant en compte les spécificités locales. Nous sommes là fort loin des mesures préconisées par le Grenelle de la Mer sous un angle essentiellement écologiste, préférant opter pour une gestion de ces espaces littoraux par les agences de bassins (approche continentale et sectorisée) et les métropoles situées à proximité… complètement déconnectées de tels enjeux (projet Baylimer).
Cette question d’un outil d’élaboration d’une institution territoriale locale et unique, spécifique à la gestion de ce territoire de vie si particulier reste ouverte et pour le moment sans réponse. Aux populations concernées de le revendiquer.

Tous ces points élémentaires, indispensables à la constitution d’un équilibre de vie sur la frange côtière, supposent donc un courage politique de la part des populations et de leurs représentants. C’est bien un « nouveau contrat social » que ces sociétés doivent élaborer et respecter. Dans les îles, plus directement en prise avec ces problèmes, où l’unité territoriale, tout au moins à terre, est circonscrite, la démarche peut être plus aisée à conduire que sur le littoral car il y va de leur survie. Aux populations de s’en saisir. Par contre la question de l’appropriation du territoire en mer reste une question problématique, essentielle, elle aussi, à la survie de ces communautés au sein d’un espace littoral en plein bouleversement. Mais en ce domaine il faut faire preuve à la fois de détermination et d’inventivité. Le projet est mobilisateur et passe par un combat.

Ile d’Yeu, le 27 novembre 2010

Bibliographie
Philippe et Geneviève PINCHEMEL, La face de la Terre, éditions Armand Colin, 1987.
Jean Pierre QUINIOU, sociologue, intervention sur le thème « La mer », Institut de Locarn, 20 Mars 2009.
Yves LEBAHY(sous la direction), Le Pays maritime : un espace projet original, Presses universitaires de Rennes, Février 2001.
Conseil National à l’Aménagement Du Territoire (CNADT) /DATAR, Le littoral français : Pour un nouveau contrat social, Paris , 08 Juillet 2003.

[1Concept élaboré dans les années 60 par le géographe soviétique V. SOTCHAVA et introduit en France en 1968 par G. Bertrand.

Navigation