Les pêcheurs indiens ont été écrasés par le COVID-19

, par  VOHRA, Suprya

De la pêche hauturière à la petite pêche, la pêche dans le pays, déjà en difficulté, a été mise à mal par un brusque confinement, mettant en péril des vies, des moyens de subsistance et la sécurité alimentaire.

Cet article a été traduit et reproduit avec l’aimable autorisation de la rédaction d’HAKAÏ magazine
https://www.hakaimagazine.com/news/indias-fishers-have-been-crushed-by-covid-19/

Le mardi 24 mars à 20 heures, le premier ministre indien, Narendra Modi, a annoncé qu’un confinement national commencerait dans les quatre heures suivantes. Soudain, toutes les industries publiques et privées ont été fermées pour endiguer la propagation du COVID-19. Les voyages nationaux et internationaux par avion, par route et par rail ont été suspendus. Ainsi, lorsque les pêcheurs sont revenus à terre, ils ont trouvé des ports vides, sans commerçants, sans moyens de transport, et des usines à glace et de transformation fermées ainsi que les marchés.

"Nous n’avions pas la moindre idée qu’un confinement allait avoir lieu", dit Siddharth Chamudiya, propriétaire de chalutier qui est rentré au port dans le Gujarat, en Inde, le 24 après une marée de 15 jours. Avec difficulté, il a réussi à vendre son stock de poissons au quart du prix initial.

De nombreux pêcheurs n’ont pas eu autant de chance, et ceux qui n’ont pas pu trouver d’acheteur n’ont eu d’autre choix que de jeter leurs précieuses captures.

"L’ensemble du système de la chaîne d’approvisionnement a été touché par l’impact du confinement", explique Ramachandra Bhatta, économiste de la pêche et consultant scientifique principal à l’Académie nationale indienne de gestion de la recherche agricole. "Il y a une pénurie d’approvisionnement sur le marché de gros des centres de débarquement et le commerce habituel a été affecté. De plus, il y a des pertes dans la chaîne de valeur, les marchés de détail, la transformation, les restaurants, les acheteurs nationaux et les exportateurs".

Les 7 516 kilomètres de côtes indiennes couvrent neuf États et cinq territoires de l’Union, où 16 millions de pêcheurs opèrent sur un large spectre, allant des flottes mécanisées, orientées vers l’exportation et consommant beaucoup de carburant, aux bateaux de petite et moyenne taille desservant les marchés régionaux et locaux. La production de poisson de l’Inde est passée de moins d’un million de tonnes en 1950 à plus de 11 millions en 2016. L’industrie contribue à hauteur de 1,03 % au produit intérieur brut de l’Inde. Mais même avant le confinement dû au COVID-19, de nombreux pêcheurs étaient déjà en difficulté. Les données des débarquements montrent une baisse de 9 % des captures totales en 2018 par rapport à 2017, et 2019 a été une mauvaise année également : un nombre sans précédent de cyclones sur la côte ouest a réduit le nombre de jours de pêche.

D’une manière générale, le secteur de la pêche contribue de deux façons principales à la sécurité alimentaire et nutritionnelle de l’Inde. Premièrement, le poisson est une source primaire de protéines pour une grande partie de la population, bien que les experts affirment qu’au fil des ans, le poisson ait été de plus en plus détourné vers l’exportation et l’industrie des farines de poisson, réduisant ainsi la disponibilité de cette source nutritionnelle abordable pour les pauvres. Deuxièmement, le secteur de la pêche assure des revenus et beaucoup d’emplois directs de pêcheurs, ainsi que dans les secteurs connexes. La pandémie a perturbé ces deux secteurs.

À la mi-avril, le gouvernement indien a publié un ensemble de directives révisées permettant au secteur de la pêche de fonctionner en dépit du confinement. Mais pour beaucoup, il était trop tard. Une grande partie du secteur est incapable de fonctionner, sous le choc des pertes d’argent et de personnel. Un récent rapport publié par l’Institut central indien des technologies de la pêche au Kerala estime que le secteur de la pêche maritime a subi en un mois une perte de 896 millions de dollars US.

"Même si le confinement est levé, je ne vois pas l’activité reprendre avant la mousson", déclare Krishna Pawle, un commerçant basé dans le Maharashtra sur la côte ouest de l’Inde.

Le manque de travailleurs entrave les tentatives de réouverture de l’activité. La plupart des employés du secteur de la pêche mécanisée viennent des États de l’intérieur et de la côte est pour travailler à l’ouest, souvent sans contrat. Étant donné la précarité de leur emploi, ces travailleurs migrants sont les plus touchés par les mesures imprévues telles que le confinement actuel. Lorsqu’il a été annoncé, ceux qui le pouvaient sont partis chez eux avant que les transports soient annulés. Beaucoup d’autres sont restés bloqués.

Récemment, on a signalé la mort d’au moins deux pêcheurs migrants en détresse. L’un d’entre eux serait mort d’une crise cardiaque après avoir appris que certains travailleurs de la pêche du district voisin avaient été testés positifs au COVID-19.

"Et si la pêche avait repris ? Mon équipage ne veut pas travailler, ils veulent rentrer chez eux", explique Shashi Kumar, propriétaire d’un chalutier à Mangalore. "Nous ne pouvons pas repartir en mer sans eux", dit-il.

"Ils ne veulent pas reprendre le travail", déclare Marianne Manuel, directrice adjointe de la Fondation Dakshin, organisation à but non lucratif de conservation marine qui coordonne les secours aux travailleurs migrants abandonnés. "Ils ont un niveau de confort et d’hygiène très bas, la nourriture qui leur est fournie varie quotidiennement en qualité et en quantité, tout comme la disponibilité en eau potable. Beaucoup ne se sont pas lavés depuis des semaines, leur santé mentale se détériore de jour en jour, certains tombent même malades. Ils ne sont vraiment pas en état de retourner pêcher, et il est clair qu’ils veulent rentrer chez eux dès que possible", dit-elle.

L’organisation suit actuellement 41 sites dans huit États où environ 14 500 travailleurs migrants du secteur de la pêche ont besoin d’aide. Cette semaine, le gouvernement de l’État d’Andhra Pradesh a commencé à organiser le retour chez eux de plusieurs milliers de pêcheurs migrants bloqués dans l’État du Gujarat, dans l’ouest du pays.

"C’est un soulagement de voir les travailleurs migrants de la pêche commencer leur voyage", dit Manuel. "Mais le fait que cela ait pris une semaine à se mettre en place depuis le deuxième décès à Veraval, montre que ce n’est pas facile en période de confinement. Il y a encore des milliers de travailleurs migrants de la pêche à Goa, dans le Maharashtra et dans le Karnataka qui ont désespérément envie de rentrer chez eux et nous espérons que c’est le début du rapatriement pour tous".

Le marché intérieur, qui n’est pas aussi organisé que le marché d’exportation, a connu une réaction mitigée. Le manque de transport a empêché les pêcheurs d’envoyer leurs prises sur les marchés urbains, de sorte que davantage de poisson frais est devenu disponible sur les marchés locaux, ainsi que pour les pêcheurs eux-mêmes. Sur plusieurs marchés urbains, les détaillants utilisent leurs stocks de poisson congelé, qui auraient normalement été vendus pendant l’interdiction de pêche annuelle de deux mois, imposée par la mousson, pour compenser les pertes.

Les inquiétudes concernant la propagation du virus signifient également qu’il y a moins de clients sur les marchés, alors que certaines régions, comme le Tamil Nadu, ont complètement interdit la pêche.

Pour certains vendeurs, la vente du poisson est un combat quotidien. À Goa, Sujata Sahu dit qu’elle est harcelée par les habitants de la région. "Ils pensent que la vente de poisson va propager la maladie du Corona", dit-elle.

"Dans certains endroits, la pandémie a fait resurgir des préjugés profondément ancrés contre la consommation de poisson et de viande", explique Aarthi Sridhar, doctorante à l’université d’Amsterdam aux Pays-Bas, qui étudie l’histoire sociale de la science halieutique en Inde. "Les préjugés ont tendance à s’étendre aux personnes travaillant dans le secteur, comme les vendeurs de porte-à-porte".

Le poisson séché est une source importante de protéines pour les groupes à faibles revenus, les travailleurs des plantations et les communautés tribales de l’intérieur. "En raison du manque de transport et de logistique [le poisson] n’a pas atteint ces régions, ce qui affecte la sécurité alimentaire des communautés", explique Bhatta.

Comme les changements soudains dans la disponibilité des denrées alimentaires, la crise économique frappe les gens de manière inégale.

"L’économie indienne de la pêche est essentiellement basée sur les transactions en espèces", explique M. Sridhar. De nombreux pêcheurs vivent dans un état de "pauvreté monétaire", dans lequel l’argent leur est prêté quotidiennement par d’autres pêcheurs, des commerçants ou des prêteurs. La plupart des pêcheurs n’ont aucun recours. Selon Sridhar, si les pêcheurs "ne peuvent pas attraper de poisson pour le consommer, ou l’échanger contre de l’argent pour acheter de la nourriture, ils doivent presque immédiatement dépendre de disponibilités extérieures comme le prêteur d’argent ou les rations du système de distribution publique de l’État".

Mais de nombreux pêcheurs, en particulier ceux qui pratiquent la petite pêche de subsistance, ne disposent pas des documents requis pour demander une aide de l’État. "Nous comprenons que de nombreux groupes, en particulier les femmes, n’ont pas encore reçu cette ration de base depuis le confinement, et dépendent de la générosité des voisins qui partagent des rations", dit-elle.

"C’est une période de grande détresse pour nous", déclare T. Peter, secrétaire général du National Fishworkers Forum (NFF), fédération de syndicats de pêcheurs indépendants et de petits pêcheurs. "Nous avons été cohérents dans nos demandes d’aide financière. Nous, les pêcheurs, nous assurons la sécurité alimentaire du pays et, en plus, nous rapportons des devises étrangères grâce aux exportations. Le gouvernement doit prendre soin de nous. Il ne suffit pas de nous exempter du confinement. C’est une erreur de penser que puisque la pêche est désormais autorisée, ce secteur n’a pas pour autant besoin d’une intervention du gouvernement", dit-il.

Suprya Vohra, 30 avril 2020

Traduction Danièle Le Sann

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