Au-delà des clichés Consommer local : oui mais...

, par  LE SANN Alain

Chaque crise est l’occasion de réfléchir à l’avenir, de remettre en question ce qui paraissait immuable, mais c’est aussi le moment où l’on voit s’imposer de nouvelles certitudes qui méritent pourtant des approches nuancées. On peut pour cela s’appuyer sur des références qui ont le mérite de sortir des clichés.

La crise actuelle a permis dans beaucoup de ports de renforcer les liens entre les pêcheurs et les consommateurs locaux. La vente directe permet aux pêcheurs de mieux valoriser leurs captures. Toutes les initiatives qui visent à renforcer ces liens sont à soutenir et à développer. Cependant il ne faut pas oublier les caractéristiques de la pêche qui la distingue fortement de l’agriculture. La pêche est une activité de cueillette dépendante de la productivité des milieux marins. La production maximale, en dehors de certaines zones côtières tempérées, est liée aux grands upwellings des zones tropicales souvent associés à des zones désertiques ou peu peuplées, avec de faibles marchés. Il est logique que la pêche importante de ces zones alimente des échanges parfois lointains. Les autres zones fortement productives sont les eaux froides subarctiques, avec des captures qui se chiffrent parfois en millions de tonnes sans marchés proches (colin d’Alaska, morue). Il est donc naturel que ces captures alimentent des exportations massives. Depuis des siècles de véritables civilisations se sont bâties sur le développement de ces échanges, qu’il s’agisse de harengs, de morues, de sardines, de poissons séchés, salés, de conserves, etc. Par ailleurs, il ne faut pas oublier l’importance des exportations pour de nombreux pêcheurs artisans, notamment dans les pays du Sud, qui ne réalisent plus simplement des pêches de subsistance.
John Kurien le rappelle dans une étude de 2006 [1] sur les subventions à la pêche, réalisée pour ICSF, dans le contexte du débat sur les subventions engagé à l’OMC, débat qui devrait aboutir en début 2021. C’est en effet à l’OMC que se discute l’ODD 14 sur la pêche durable, ce qui constitue une incongruité, car la FAO serait certainement mieux adaptée pour mener un tel débat.
"De nombreux pays en développement, en particulier les plus pauvres d’entre eux, ont la chance de disposer d’un stock important de poissons dans leurs eaux marines et intérieures. En outre, dans nombre de ces pays, notamment en Amérique centrale et du Sud et dans des pays africains comme la Namibie et la Mauritanie, le poisson ne constitue pas une composante majeure du régime alimentaire de la population en général. Cette combinaison de l’abondance des ressources et de la faible consommation intérieure fait du poisson une ressource naturelle attrayante dont on peut tirer des devises précieuses de manière durable si la ressource est bien gérée. Cet avantage comparatif n’existe pas seulement dans le domaine de la pêche de capture. La production aquacole dans les pays en développement a connu des augmentations remarquables. Si la majeure partie de cette production est parfois consommée sur les marchés intérieurs (comme en Asie), elle est très demandée sur les marchés des pays développés."
"Les arguments en faveur de l’avancement des réformes des subventions sont très forts. Les arguments en faveur de leur interdiction sont à la fois injustes et injustifiés. Nous acceptons le principe selon lequel le commerce international est un moyen de parvenir au progrès économique et social. Nous avons également affirmé que c’est dans le secteur de la pêche que cette relation est la plus valable puisque le développement durable, dans ses dimensions tant humaines que de ressources, ne peut être envisagé sans le commerce international. Le commerce s’inscrit dans le développement de la pêche et la prospérité des pêcheurs. Toutefois, la promotion d’un commerce débridé peut avoir des conséquences néfastes pour les ressources halieutiques, les pêcheurs et les consommateurs de poisson nationaux, avec ou sans subventions. Il est essentiel de trouver un équilibre, tant pour le commerce que pour les subventions. [...] (A l’OMC) Les intérêts des entreprises façonnent les positions des Etats. Sur les questions où l’environnement est impliqué, le rôle joué par les grandes organisations environnementales internationales pour influencer les positions des pays, en particulier des États-Unis et de la CE - sont bien connus.
Les intérêts les moins représentés aux négociations de l’OMC, sous quelque forme organisée que ce soit, sont ceux des millions de petits producteurs de biens et de services des pays en développement et des consommateurs du monde entier."

Consommer du poisson s’inscrit dans une culture

Promouvoir la consommation locale suppose le développement d’habitudes culinaires qui prennent du temps. On peut rappeler ici qu’une expérience d’AMAP poisson à Lorient s’est achevée après le refus de plusieurs membres de recevoir un panier de 10 kg d’anchois. Une première distribution avait été accompagnée d’ateliers pour échanger des recettes de conserves mais cela n’avait pas suffi. Il faudrait prendre beaucoup de temps pour faire consommer aux Bretons tous les congres pêchés à la nasse ou à la palangre. Heureusement que les Espagnols en raffolent. Il faut donc prendre en compte cette réalité pour valoriser localement des espèces qui n’entrent pas, ou plus, dans les habitudes.

Manger du poisson de saison ?
Par imitation des slogans faisant la promotion de l’agriculture durable, on entend aussi très souvent promouvoir le poisson de saison. Là encore, il est difficile de comparer aux légumes et un pêcheur de Méditerranée, Christian Décugis, rappelait que le poisson de saison est souvent celui que l’on capture en abondance parce qu’il se concentre en période de reproduction, ce n’est donc pas obligatoirement le poisson à conseiller... même s’il est moins cher. Il n’est pas non plus au meilleur de sa qualité pour le consommateur.

Maîtriser la consommation.

La consommation française s’élève à 35 kg par habitant, c’est une moyenne élevée, bien au-dessus des disponibilités moyennes mondiales de 20 kg, du fait de la croissance de l’aquaculture. Il est difficile de fixer un objectif idéal, même si l’on sait qu’il faut réduire cette consommation, essentiellement celle qui provient de l’aquaculture intensive industrielle (saumon, crevette, etc.) qui utilise une forte proportion de poissons sauvages souvent parfaitement consommables directement. On ne peut fixer le même objectif de consommation en Bretagne et en Suisse, mais chacun doit pouvoir accéder à la consommation de poissons sous des formes diverses et à des prix très divers. La consommation de conserves de maquereaux et sardines a connu un grand succès durant cette période de confinement, ce ne sont pas des ressources en péril, et leurs prix sont accessibles. La vente de poissons dont les prix sont élevés (bars, soles, turbots, St Pierre, etc.) permet aux pêcheurs d’assurer une activité rentable avec des captures limitées, la fermeture des débouchés des restaurants a aggravé leur situation. Difficile donc de parler du poisson comme d’une marchandise unique. Il y a quantité de marchés et de consommateurs bien différents.
La crise actuelle permet de mettre à l’ordre du jour la reconquête des marchés locaux. Elle permet aussi de rappeler l’importance des ressources locales et de renforcer les liens entre les pêcheurs et les consommateurs. Les pêcheurs anglais en ont découvert tout l’intérêt, mais l’intégration des échanges dans les modèles de consommation reste une approche indispensable. Pour que cela se fasse dans le respect des droits de chacun, le rôle des réseaux internationaux de pêcheurs est essentiel. Comment comprendre autrement les réactions des pêcheurs du lac Victoria quand le film "Le cauchemar de Darwin" avait entraîné des réflexions sur le boycott de la perche du Nil ? ils considéraient que c’était les condamner à une misère encore plus grande. Malheureusement, ce n’est pas à l’OMC que ces pêcheurs pourront se faire entendre.

Alain Le Sann
Mai 2020

[1John KURIEN . Untangling Subsidies, Supporting Fisheries : The WTO Fisheries Subsidies Debate and Developing-country Priorities, ICSF, 2006, 80 p.

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