Reconnaître la singularité de la vie et de la culture des pêcheurs

, par  JEGOU Alain, LE SANN Alain , MORALES Hector Luis

" Des simplifications génériques et uniformisantes par les États, visant une gestion technocratique d’environnements sociaux et naturels échouent la plupart du temps parce qu’elles sont en contradiction avec les connaissances pratiques locales et les savoir-faire contextuels qui ne peuvent être acquis que sur le terrain et par l’expérience."
Rob Van Ginkel. in "La Pathologie de la gestion de la ressource naturelle"

A l’ONU, à l’OMC, à l’UICN, à la Convention sur la biodiversité se discutent en ce moment des propositions qui vont bouleverser la vie et l’activité des pêcheurs. Bien sûr ces mesures drastiques sont conçues en fonction d’un avenir meilleur...mais en l’absence totale de la participation des premiers concernés, les pêcheurs, comme ce fut le cas en 1984 à Rome à la FAO, qui a reconnu depuis l’importance de la représentation des pêcheurs artisans. On ne peut concevoir un avenir juste et résilient pour la pêche sans tenir compte de la spécificité du milieu marin et de la culture propre des marins pêcheurs qui seront toujours plus qualifiés que le prince de Monaco pour concevoir des mesures de transition et répondre aux attentes de sociétés coupées des réalités du monde maritime.
Nous reprenons ici un extrait d’article d’un sociologue chilien, engagé auprès d’une organisation de pêcheurs artisans, qui définit bien la spécificité de la culture des pêcheurs, que les terriens doivent reconnaître s’ils veulent engager un dialogue fructueux. En complément, le témoignage d’un écrivain et poète lorientais, multiprimé, Alain Jégou, qui était aussi à plein temps pêcheur artisan. Amoureux de la mer et des mots, indigène de la mer, il s’identifiait aussi aux Indiens des Etats-Unis dont il fut l’ami, il apprit même la langue Lakota ! Peu d’autres que lui ont su décrire avec autant de force la réalité et la singularité du vécu quotidien des pêcheurs. Avant de mourir en 2013, il avait fondé avec nous, le Festival pêcheurs du monde.
Alain Le Sann

La culture maritime des gens de la mer : marins et pêcheurs

Hector Luis Morales, sociologue chilien
Extrait d’un article de la revue "People on the move", septembre 1997, qui rend compte d’une enquête réalisée pour l"Apostolat de la Mer".

La vie des gens de mer

La culture des gens de mer se présente comme distincte de la culture qu’ont d’habitude les communautés habitant la terre ferme, ceci en relation avec la vie "flottante" de ceux qui naviguent. Il faut préciser que cette culture a des expressions distinctes selon que l’on parle de marins de commerce, de pêche industrielle ou de pêche artisanale...
Ce travail en milieu maritime (ou aquatique, en général, puisqu’on y inclut ceux qui travaillent sur lacs et rivières), comporte des caractéristiques spéciales qui façonnent la configuration des traits culturels de la vie des personnes qui y travaillent. Voici ce que l’on peut en dire.

a- Ils ont une relation étroite et permanente avec l’océan et avec le milieu aquatique, avec ses variations et ses mouvements de caractère physico-chimique, ses courants, températures, sa houle, ses profondeurs ou climats distincts, selon les diverses espèces de créatures vivantes qu’ils gèrent ou capturent, ce qui exige un niveau spécial d’adaptation et de préparation, qui n’ont rien de commun avec celles de la terre ferme.

b- Ils vivent en état d’alerte permanent et de risque, ce qui fait qu’ils développent des mécanismes psychologiques et culturels spéciaux de survie dans ce milieu et qui les conditionne pour des attitudes de grand dynamisme, de vivacité et de capacité d’innovation ou d’adaptation aux changements.

c- Dans leurs activités professionnelles ils sont pour de longues périodes éloignés de leurs familles et de la vie sociale en général, sans pouvoir maintenir de contacts permanents avec elles, mais seulement des relations intermittentes, ce qui les oblige à entretenir des liens étroits de solidarité et de communication avec les compagnons de travail embarqués, et créer une communauté de vie intense bien que temporaire.

d- Ils développent et pratiquent un système particulier d’apprentissage et de transmission des connaissances et des savoirs, qui se fonde principalement sur l’expérience vécue, agissant comme source de formes culturelles d’interéchange et de confiance très particuliers, car il les rend à la fois fermés, défiants et individualistes devant le milieu extérieur des non-initiés.

e- Leur style de vie est marqué, spécialement dans le cas des pêcheurs artisans, d’un sentiment particulier de liberté, qui provient du travail dans la nature, où chaque personne doit assumer à chaque instant des responsabilités et prendre des décisions mettant en jeu leur propre vie ; c’est pourquoi le "style de vie" propre à leur culture, n’est pas compatible d’habitude avec les styles de vie structurés dans d’autres contextes de travail ou d’autres communautés.

f- La vie à bord est itinérante, les déplacements permanents à travers le monde et de vastes régions, leur donne l’expérience d’autres cultures avec d’autres coutumes, symboles, croyances et formes de vivre diverses ; cela occasionne d’habitude en eux un grand relativisme culturel et religieux, qui conserve cependant les références culturelles et religieuses du pays natal
.
g- La perception globale par le groupe de ses expériences de vie s’exprime d’habitude par une vision, dans laquelle ils intègrent les connaissances dérivées de leurs expériences individuelles et collectives, de leurs traditions, les mythes, les légendes et les tabous, et aussi les informations venues de l’extérieur ; cette cosmovision est très profonde et on peut y trouver la source de l’identité et des significations de leurs comportements et de leurs expressions culturelles.

Conclusions : extrait.
La vocation des gens de mer s’exprime dans un haut degré de satisfaction dans le travail, qui appartient à une culture qui a des valeurs prioritaires pas nécessairement matérielles, spécialement marquées par le désir de subvenir à la famille et par un goût de l’aventure, de la connaissance du monde et l’attraction pour une vie de mouvement et de changement.

Les mots d’Alain Jégou

Ils sont rapportés par Mariannig Larc’hantec, dans " La poésie n’aura pas chanté en vain", Groix éditions, 2020, 70 p.

" J’ai sacrément morflé, mais j’ai tenu bon, parce que je voulais faire ça, me prouver que j’étais cap de le faire et que j’aimais ça, me colleter avec cette somptueuse fureur océanique...Nul ne sait comme cette vie peut être passionnante s’il ne l’a pas vécue".
" Etre marin, c’est faire le choix du danger mais aussi d’une certaine forme de liberté".
"C’est sans doute une certaine façon de défier le système en lui tournant le dos, en affirmant... qu’il y a une vie possible ailleurs qu’entre ses rets étrangleurs et principes aliénants"
" Avec la mer, il n’y a pas de demi-mesure. Avec elle, c’est toujours, à la vie, à la mort".
"Lorsqu’on met son sac à bord d’un rafiot de pêche, c’est aussi pour se payer une bonne tranche de dépaysement, une espèce de dinguerie, de folie furieuse, susceptible de nous faire oublier nos emmerdes existentiels".

à voir la notice de Wikipédia sur Alain Jégou.
Un témoignage : http://ressacs.hautetfort.com/archive/2009/03/01/alain-jegou-alias-le-cap-tain.html

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