Au Festival Pêcheurs du Monde de Lorient, des films pour changer le monde

, par  CHEREL, Jacques

Comme tant d’autres manifestations, la 12e édition du Festival de films Pêcheurs du monde de Lorient a été arrêtée net par la crise du Covid 19. Pourtant elle avait bien débuté avec des expositions et des animations dans le milieu scolaire. Son programme prometteur venait d’être présenté lors de la conférence de presse, le 12 mars 2020.

De la Crise du Covid 19 à la défense du Commun

Le drame sanitaire a provoqué un tsunami culturel, avec les mesures de confinement et de « distanciation sociale ». Les salles de spectacles ont été réduites au silence et au noir. Dans le même temps, la crise révélait les incohérences d’un système, pointées souvent sur l’écran des différentes éditions du Festival de films Pêcheurs du monde. Cette crise s’avérait globale, à la fois sanitaire, sociale, économique, culturelle et écologique, comme une résultante des dégradations en cours.

Réinventer la vie collective pour créer un futur à notre monde

Il y a maintenant urgence à libérer la culture du bâillonnement imposé par ce choc. Aider les intermittents, ouvrir des salles, c’est un début. Mais la culture repose aussi sur des projets, des réalisations qu’il faut soutenir avec détermination. On peut craindre que le coût des mesures sanitaires menace d’amputer les moyens alloués à la culture. Le danger est d’autant plus réel avec l’essor de plateformes commerciales, type Netflix, qui tentent d’imposer un monopole face aux salles de spectacles et aux festivals. Heureusement se sont développées des initiatives collectives de résistance et de solidarité, ainsi à l’égard des soignants. La finalité de la culture est de développer la vie collective, de repenser la vie commune et de créer du futur dans un environnement viable.

Dénoncer l’intolérable.

Le Festival Pêcheurs du monde de Lorient répond à cette double vocation de réenchantement et d’interrogation. Sans ambages, ses sélections de films ont reflété la beauté du monde tout en décryptant ce qui l’érode. Elles ont interpellé sur les effets dévastateurs du système capitaliste tant pour les hommes que pour l’océan.
En 2016 par exemple, Salmonopoly de W.Huismann et A.Schumann faisait prendre conscience des impacts de l’aquaculture du saumon. Établi dans les paysages sublimes de Norvège et du Chili, cet élevage intensif est porteur d’effets destructeurs : détournement des ressources halieutiques pour produire la farine de poisson, utilisation massive d’antibiotiques et de pesticides, conditions sociales dangereuses, pollution (poux, déjections…), contamination des espèces sauvages, utilisation à grande échelle des transports aériens pour les aliments des poissons puis pour la commercialisation des produits... Sous cette dénomination de « seafoods », les produits de la mer deviennent une source de spéculation enrichissant des sociétés intermédiaires au mépris de la planète, du vivant et des hommes.
Or l’épidémie a remis en cause tout ce système avec un nombre important de malades, la fermeture des aéroports et des lieux de restauration. Au Ghana l’usine pour le thon du groupe thaïlandais Thaï-Union a dû fermer. En Grande-Bretagne ou au Brésil, les capacités de stockage par le froid ont été dépassées. Dans les pêcheries saisonnières - saumon en Alaska, goberge en Russie, anchois au Pérou - les risques sanitaires sont élevés pour les populations et les travailleurs saisonniers. Salmonopoly avait alerté sur les impacts négatifs et la fragilité de cette économie artificielle de l’alimentation.
Mais, l’épidémie à peine en recul, les habitudes de la mondialisation du marché réapparaissent jusque dans notre assiette. Les distributeurs importent du poisson à bas prix tout en revendant à des prix élevés aux consommateurs, dénoncent les pêcheurs bretons. Si le commerce international est nécessaire, il doit répondre à des règles. En particulier il faut rompre avec la politique du plus bas-prix possible aux producteurs pris à la gorge. Cette logique peut même conduire à la mise en esclavage d’hommes et de femmes, comme en témoigne Ghost Fleet de S. Service et J. Waldron dans des pêcheries au large de l’Indonésie.

Choisir entre l’économie réelle ou l’économie spéculative ?

Poisson d’or, poisson africain (2018) de T. Grand décrit avec une grande force cinématographique le rapt des ressources halieutiques en Afrique pour la fabrication et l’exportation de la farine de poisson. Les populations locales se trouvent pénalisées tant du point de vue alimentaire que de l’emploi. Ce film révélé par le Festival en 2018 poursuit une carrière internationale extraordinaire avec plus de 40 prix et d’une centaine de sélections. Fishing Wars de N. Kadyrova (2018) se fait l’écho des cris d’alarme des pêcheurs. Ils réclament des mesures de contrôle de leurs ressources contre le pillage et la pêche illégale menés par des chalutiers étrangers qui surpêchent sans vergogne. A bord du fileyeur les Océanes (2019) de C. Hoyet rappelle que la vocation première des pêcheurs est de nourrir les populations en respectant la biodiversité. Démailler de M. Le Meur et A. Berg témoigne du choix de reconversion d’un juriste pour ce métier, animé du même état esprit.
La situation créée par le Covid a souligné le rôle vital de l’« économie du réel ». La pêche artisanale nourricière a résisté tant en Amérique qu’en Bretagne : la demande de produit alimentaire a modifié la donne. Les consommateurs ont été contraints de manger à la maison, aussi les pêcheurs ont essayé de s’adapter au marché et ont géré les stocks de poissons. Des entreprises ont fourni du poisson sous forme de barquettes de filets comme la Scapêche à Lorient. Les conserves de sardines ont été très demandées. Les liens de proximité ont été privilégiés, avec des achats par internet (allolamer.bzh, association Pleine Mer, etc…). La crise sanitaire a révélé la possibilité d’une autre voie que le modèle marchand mondialisé et spéculatif. Elle a mis en évidence l’urgence de répondre à la fragilité alimentaire du monde pour un nombre croissant d’hommes, de femmes et d’enfants victimes de mal et sous-nutrition. Cette pêche, qui fait vivre plus de 10% de la population mondiale selon la FAO, a un rôle important à remplir.

La voix des invisibles, la vocation du Festival

L’épidémie a remis à l’honneur les « petits métiers dans l’ombre ». Avec des films, comme Océans, la voix des invisibles de M. Jounot (2016), le Festival a rappelé combien les pêcheurs et les travailleuses de la mer sont ignorés. Les peuples autochtones, autres victimes, sont souvent sacrifiés au profit d’activités industrielles ou de nouvelles routes maritimes. En Patagonie des peuples ancestraux sont menacés par des réglementations qui visent à les éliminer, dénonce G. Lefeuvre dans Tant qu’il y aura la mer . Au nord de la Sibérie, les Tchouktches disparaissent, rapporte Northern Traveloques de K. Jäskeläinen. Ces situations font écho à celles des peuples d’Amazonie.
Face au drame des migrants, les pêcheurs sont en première ligne. A. Messana filme le traumatisme de ces hommes contraints de retirer de la mer des corps en Sicile, Rosso . L’étudiant en médecine S. Peters choisit d’être cinéaste pour rendre compte de cette solidarité envers les réfugiés-prisonniers sur l’île de Lesbos en tournant Azadi (la liberté).

Changer le lien avec la nature

La Planète va mal, les eaux des mers sont polluées, les côtes reculent... Quand la mer avance , de F. Hlomador, elle engloutit les villages au Togo. L’indonésien A. Sabran est horrifié par la masse des déchets de plastiques sur le littoral de Makassar dans Silent blues of the ocean. Dans les Charentes, la santé des huîtres dépend de la qualité des eaux venues du continent analyse Apocalypse eau de P. Colin et P. Desenne. Terre, mer, climat, faune et flore fonctionnent en interdépendance en Irlande comme partout, The Sea and the Land d’I. Reinisch. Les pêcheurs sont précieux car ils exercent un des seuls métiers en constante symbiose avec le milieu naturel. Ne font-ils pas corps avec la nature, interroge avec émotion et poésie M. Jhöaner dans Les Vivants, les Morts et les Marins ?
Le lien entre professionnels de la pêche et la nature n’est plus le même : dans la baie de Quiberon, la gestion de la coquille Saint Jacques est un nouveau modèle qui assure la vitalité du gisement, l’équilibre de la nature et les revenus, montre A bord du Cassiopée de C. Hoyet. Langouste rouge, histoire d’un sauvetage de C. Roche évoque le travail de repeuplement de l’espèce en mer d’Iroise. Dans Océans 2, la voix des invisibles (2019), Mathilde Jounot enquête sur les pratiques nouvelles des pêcheurs dans le monde. Il n’est plus question de se servir, d’exploiter les ressources, mais de gérer le vivant. C’est une réponse au problème du rapport entre l’homme et le vivant dont la pandémie a rappelé l’importance. Dans le cadre d’une pêche durable, on fixe des capacités et la pression sur le milieu pour chaque bateau en jours de pêche afin de faire vivre le maximum d’équipages et de ports tout en préservant l’équilibre de la biodiversité. Dans l’Atlantique Nord les stocks halieutiques sont désormais préservés. Observateurs des écosystèmes et des milieux maritimes, cette compétence des pêcheurs ne pourrait-elle pas leur être reconnue et devenir une obligation rémunérée ?

Nouveau rôle de l’Etat, mais au service de quel modèle ?

L’Etat et l’Europe, jusqu’ici vilipendés par les tenants du libéralisme à tout crin, sont appelés au secours. En France, un plan d’aide avec des prêts est annoncé pour le milieu de la pêche. Le Canada crée un fonds de stabilisation pour la transformation et le Québec complète pour soutenir les pêcheurs avec la Fish Harvester Benefit. L’état s’y engage à soutenir le système alimentaire pour réagir aux effets du COVID 19. Aux Etats- Unis, Trump signe un décret pour relancer l’aquaculture industrielle en mer (!), stimuler l’autosuffisance en « fruits de mer ». Mais attention à qui ces aides vont-elles aller ? Seront-elles accaparées par les groupes internationaux en difficulté ou soutenir en priorité les pêcheurs artisanaux, les petits armateurs et les territoires ?

La dynamique territoriale du monde des pêcheurs

Les peuples de la mer, qui ont pêché durant des siècles en sauvegardant leur environnement, sont porteurs de connaissances et de savoirs faire. De nombreux films comme La Chambre de l’armateur de M. Leyrahoux, exposent l’ampleur de leur patrimoine. Ils contribuent à la fabrique de l’identité et de la vitalité des territoires maritimes. La disparition de la pêche avait désertifié les régions côtières du Québec. Au contraire à Lorient elle fait vivre plus de 3000 emplois, donnant son identité au pays.
Demander comme certains la suppression de la pêche est aussi peu pertinent que de vouloir interdire l’agriculture pour sauver la nature. Par contre promouvoir une pêche durable, n’est-ce pas contribuer au bien-être humain, à la vie d’une culture en lien avec la nature ? Faire vivre les pêcheurs aujourd’hui c’est défendre une manière de voir le monde, les territoires littoraux, les hommes et les océans.
Mais ne serait-il pas aussi urgent de créer à Lorient un véritable espace dédié aux hommes et femmes qui vivent de la pêche dans le monde. Ils ont contribué et ils continuent de contribuer à la fabrique de Lorient. La force de leur patrimoine est un gage d’avenir, un marqueur de l’identité du pays. Recréer un axe urbain de vie entre le centre, le port de Pêche et cet espace renforcerait la « maritimité » de la ville, le lien des habitants avec la mer.

Les pêcheurs interpellent sur la gestion de l’océan, bien commun de l’humanité

Au nom de la « Croissance bleue », des politiques d’accaparement des mers remettent en cause la notion d’Océan, bien commun de l’Humanité. Les pêcheurs ont fort à combattre, car ils sont de plus en plus évincés des mers par des activités touristiques, énergétiques, minières, pétrolières… Le cinéma documentaire rend compte des combats contre des projets industriels ou touristiques qui ruinent la nature : en Alaska, Red Gold de T. Rummel et B. Knight montre la mobilisation contre des projets d’industries minières et de barrage qui mettrait en danger un des derniers gisements de saumons sauvages. Sous le prétexte de préserver la Planète, les champs d’éoliennes poussent sur les côtes, trop souvent sans concertation avec les professionnels de la mer. La situation est criante sur les côtes anglaises, en Afrique…et même en Bretagne. La mainmise sur des espaces maritimes sont analysées par Wait and sea : dans les eaux troubles du Brexit d’A. Tracou et S. Coss. On est loin de la mer comme bien commun de l’humanité.

Sauver le pêcheur, c’est sauver la planète.

Par le choix de ses films, le Festival met en évidence le rôle des pêcheurs face aux dérives d’un système sans futur pour la Planète. Il participe à la culture du réel en donnant la parole aux hommes et femmes de la mer, car aujourd’hui, « Sauver le pêcheur, c’est sauver la planète ». Dans cet esprit seront proposées en septembre des projections dans le cadre des « Reflets de la 12e édition », à Lorient (18 et 19 septembre), puis dans les communes voisines.
Le cinéma libéré, le Festival Pêcheurs du Monde prépare sa 13e édition pour un monde d’après meilleur, avec les peuples de la mer et l’océan, comme bien commun de l’humanité.

Jacques Chérel,
Président du Festival de films Pêcheurs du monde de Lorient.

Les films cités sont accompagnés de la date de l’édition de leur projection, les films sans date correspondent à la 12e édition . Cf le site www.pecheursdumonde.org

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