Historique d’une participation au Collectif International de Soutien aux Pêcheurs (ICSF-CIAPA)

, par  MORALES Hector Luis

Ce témoignage du sociologue chilien Hector-Luis Morales permet de comprendre les origines de l’organisation internationale des pêcheurs telle qu’elle a été impulsée à partir de 1984, avec la création d’ICSF-CIAPA, le collectif international d’appui aux pêcheurs artisans. ICSF est bien une véritable ONG internationale avec un fonctionnement associatif, mais qui s’est volontairement maintenue dans un rôle d’appui aux organisations de pêcheurs.

1-Contexte

La grande rencontre de Rome en 1984 a été le résultat du travail d’un grand nombre de réseaux sociaux dans le monde entier. Grâce à l’initiative des gens de Trivandrum, en Inde, en particulier John Kurien et Nalini Nayak, avec l’aide de Pierre Gillet, un prêtre belge qui vivait à l’époque dans le sud de l’Inde, il a été possible d’articuler un effort pour localiser et inviter un nombre important de personnes dans le monde, qu’il s’agisse de pêcheurs ou de personnes ou d’organisations liées à la pêche. À l’époque, j’étais chercheur à l’Institut national de recherche sur les ressources vivantes, à Xalapa Veracruz, au Mexique, et j’ai été invité parce que j’étais connu des professeurs de l’Université Notre Dame de la Paix, à Namur, en Belgique. J’avais fait mon doctorat en sociologie à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, entre 1974 et 1978, sur l’origine de l’aquaculture et les façons dont la chasse, la pêche et l’élevage étaient liés.
Dans ce cas, c’est Jean Philippe PLATTEAU qui a donné mon nom. JP Platteau avait passé un long moment à Trivandrum, en Inde, dans le cadre d’un accord entre son université et les organisations de Trivandrum. À Rome, l’aide des ONG liées à un sénateur socialiste (Henri Claireaux, de St Pierre et Miquelon) était très importante, mais c’est Gloria Belleza, une dame exubérante et autonome, qui a fait le travail localement. Les réunions ont eu lieu dans une grande maison, Regina Pacis, qui était quelque temps auparavant le siège du Collegio Pio Latinoamericano, où se sont formés les futurs évêques de cette région du monde. J’ai invité deux personnes du Mexique, Melecio Pérez Chan, de San Pedro Tabasco et un autre de Mazatlán, sur la côte nord, dont je ne me souviens pas du nom. Du Chili sont venus Hugo Arancibia, un pêcheur de Talcahuano et un dirigeant de coopératives de Puerto Montt, Ivan Arismendi, qui est décédé. Arancibia a été un leader important au sein de CONAPACH, puis de CONFEPACH, une nouvelle organisation distincte de CONAPACH. Melecio était un dirigeant national des pêcheurs mexicains, mais il est mort dans un accident de la route il y a plus de 15 ans.

Photo Alain Le Sann

La session était un événement parallèle à une conférence internationale de la FAO, avec des représentants des gouvernements et des employeurs, mais pas des travailleurs. Ce fut une grande expérience de rencontre entre des pêcheurs d’Afrique, d’Asie, d’Amérique et d’Europe.
Je me souviens que le grand groupe de personnes du Sénégal et surtout Dao Gaye, qui s’inquiétait aussi de retrouver sa quatrième femme, s’intéressait beaucoup à une jeune Chilienne qui jouait le rôle d’interprète. Une autre activité importante a été la visite au Vatican lors d’une audience spéciale avec le pape Jean-Paul II, qui venait d’entrer en fonction. L’architecte de cette interview spéciale était Pierre Gillet, avec de bons "contacts" au Palais. Un groupe de pêcheurs de Papouasie-Guinée a participé à la visite, et le Pape les a accueillis avec une attention particulière, puisqu’il s’était lui-même rendu récemment dans ce pays.
Une autre activité dont je me souviens très bien est la soirée publique sur la Piazza Navona et le grand discours d’un pêcheur péruvien qui a harangué les "pêcheurs du monde". Je crois que la rencontre de Rome a fait germer, à moyen terme, l’idée d’un collectif, qui a débuté à Trivandrum, en Inde, en 1986. Elle a également contribué à sensibiliser à l’importance d’une présence dans le contexte des organisations des Nations Unies. Les pêcheurs n’étaient pas considérés dans cet environnement. Plus tard, le Collectif a contribué à établir une présence dans les forums internationaux.

Photo Alain Le Sann

Actuellement, ce sont les pêcheurs eux-mêmes, par l’intermédiaire de leurs organisations, qui participent aux forums et réunions nationaux et internationaux. Je crois aussi que de nombreuses agences de coopération ont réalisé l’importance de ce secteur, elles étaient à Rome ou du moins elles étaient bien informées : Norwegian People’s Aid, Bread for the World, MISEREOR, d’Allemagne, des agences françaises comme le CCFD, d’autres du Royaume-Uni, de Belgique et d’Italie, qui plus tard aideront à la constitution et au développement d’ICSF jusqu’à aujourd’hui. Autre chose importante : Rome a été une scène où différents acteurs se sont positionnés : d’une part, les pêcheurs et les personnes qui soutiennent la pêche, et d’autre part, les personnes et les organisations de différentes régions du monde. Parmi ces zones figuraient l’Asie, fortement représentée par des personnes originaires des Philippines et de l’Inde, et l’Europe, en particulier la France. D’une manière ou d’une autre, ces secteurs montreront des tendances diverses par la suite.

2- Quand et comment êtes-vous devenu membre de l’ICSF-CIAPA ? Vous pouvez raconter toute anecdote ou épisode que vous trouvez mémorable, qui vous semble digne d’être souligné, de vos années d’appartenance au Collectif ?

J’ai été invité à la réunion de fin 1986 à Trivandrum, en Inde. Depuis 1984, un groupe de soutien avait été mis au point et la réunion de Trivandrum a été l’occasion de le lancer. J’étais de retour au Chili depuis février 1986 et, cette année-là, j’avais participé activement à la préparation d’un grand congrès de pêcheurs chiliens. Pinochet était toujours le dictateur, mais il y avait plus d’espaces de rencontre. Le Conseil national des pêcheurs du Chili a été créé, avec son siège à Valparaiso, où j’ai régulièrement assisté en tant que conseiller, notamment le président du Conseil, Humberto Chamorro.
Lors de la réunion de Trivandrum, on m’a proposé de faire partie de l’équipe d’animation, aux côtés de Nalini Nayak d’Inde, Ampor de Thaïlande, Pierre Gillet de Belgique, Michael Belliveau du Canada et Aliou Sall du Sénégal.
Lors de la réunion de Trivandrum, j’ai établi des liens avec James Smith du Programme Mer, CCFD France. Cette organisation avait collaboré à l’organisation de l’événement et allait plus tard apporter son aide à la CONAPACH. Le réseau de contacts initié à Rome a été renforcé et surtout orienté vers la recherche de moyens pour soutenir les organisations de pêcheurs. ICSF s’est défini comme une organisation de soutien, à laquelle les pêcheurs ne participeraient pas en tant que tels. Pour cette raison, aucun partenaire n’a été accepté comme représentant d’une organisation. Le partenaire est défini comme une personne, en son nom propre et non comme un représentant de quelque chose, bien qu’en pratique il ait été lié à des organisations. Je pense que cette décision a servi à donner à l’ICSF son propre cachet, dans lequel les jeux de pouvoir n’ont pas lieu, comme ce sera le cas plus tard avec la mauvaise expérience de la création du Forum international des pêcheurs et ses luttes de pouvoir basées sur la représentativité et la démocratie.

3- A quelles activités du Collectif avez-vous consacré une partie de votre temps ? Décrivez brièvement votre participation et vos réflexions à leur sujet.

De décembre 1986 à 1994, j’ai été membre de l’Animation Team. C’est à cette époque que l’organisation du Collectif a été initiée, notamment en Belgique, grâce aux efforts de Pierre Gillet, qui en a assuré le secrétariat et la trésorerie, a mobilisé les agences et a organisé les réunions. La première session a eu lieu à Dakar, au Sénégal, en octobre 1987. Elle a commencé par un séminaire public avec les organisations de pêcheurs et les organismes officiels, dans un hôtel de Dakar. En tant que Chilien, je ne pouvais pas entrer au Sénégal, j’ai été emprisonné 24 heures à l’aéroport en attendant d’entrer ou d’être renvoyé dans mon pays, finalement grâce aux contacts d’un fonctionnaire international j’ai été admis. Plus tard, la réunion de l’AT s’est tenue dans un petit village de pêcheurs de Kafountine, dans le sud du Sénégal, dans un village touristique initié par des gens qui avaient été à Rome en 1984 et qui s’étaient bien occupés de nous, bien que les sessions se soient déroulées sous les arbres, les lits étaient de pisé et les pêcheurs, qui vivaient dans un village voisin, ne passaient pas par une forêt sur le chemin parce qu’ils étaient animistes. Des Européens blancs, pâles et presque nus sont également venus au village, contrastant avec les robes colorées et abondantes des hommes et des femmes noirs et sénégalais ; ce furent les modestes débuts de l’ICSF.
Les réunions suivantes ont eu lieu en 1988, près de Bruxelles, sans session technique. Une série de réunions a été prévue en 1989 et 1990, au Portugal puis à Bangkok, en Thaïlande. La première a eu lieu à Lisbonne, au Portugal, où des pêcheurs et des personnes de soutien de nombreux pays sont arrivés, visitant des villages de pêcheurs, mais surtout renforçant les relations et les liens tant entre les organisations de pêcheurs qu’entre les agences et les organisations. Je cite l’exemple de CONAPACH, qui a établi à cette occasion une bonne relation avec Pain pour le Monde d’Allemagne.
Un autre exemple est le lien entre la Conapach du Chili et le Mouvement des pêcheurs du Brésil, une relation qui s’est ensuite traduite par un soutien à des séminaires et à la formulation de projets par les dirigeants chiliens au Brésil.
Après la réunion de Lisbonne, un groupe de 15 personnes, dont des membres de l’AT, a été invité à se rendre en Norvège pendant 15 jours. Il est arrivé à Oslo et s’est rendu directement à Trömso le lendemain pour participer à une session de deux jours avec des pêcheurs et des universitaires norvégiens sur l’anthropologie de la pêche. Le voyage s’est poursuivi par des visites aux pêcheurs sur des îles du nord de la Norvège et dans divers villages. Il semble que derrière l’invitation officielle, il y avait un intérêt à montrer que les Norvégiens n’avaient pas de préjugés contre le racisme et qu’ils acceptaient les personnes d’autres peuples et races. Dans le groupe se trouvait Dao Gaye, qui a été photographiée avec 4 femmes blondes assises sur ses jambes, avec des visages de satisfaction non dissimulée, une photo qui a été diffusée dans la presse norvégienne. Le groupe s’est ensuite rendu sur l’île de Vega, dans le centre de la Norvège, pendant deux jours, participant également à un séminaire sur la pêche. En général, les pêcheurs norvégiens vivent dans des maisons très bien équipées, dans des villages avec toutes sortes de services et travaillent dans des bateaux modernes et équipés. Enfin, deux autres réunions ont eu lieu, l’une à Bergen et l’autre à Oslo, notamment avec des experts de la zone de pêche, qui ont montré aux participants plusieurs sujets scientifiques et technologiques. Je me souviens aussi qu’il y avait un groupe de vendeurs de bateaux de pêche et de moteurs qui était derrière 2 dirigeants péruviens de la pêche industrielle, à l’époque il a été envisagé que les équipages de pêche de ce pays pourraient avoir accès à leurs propres bateaux, la négociation n’a pas abouti parce que le gouvernement de l’époque (Alan Garcia et APRA) ne voulait pas donner l’aval de l’État péruvien aux acquisitions.
La tournée du groupe de personnes s’est poursuivie d’Oslo en France, pour participer à un séminaire de 3 jours à Lorient, en France, sur les coopératives de pêche, organisé conjointement par Pêche et Développement et une fédération de coopératives de pêche, avec la participation de dirigeants de pêcheurs des Philippines, du Chili, du Pérou, du Sri Lanka et de quelques pays européens.
De cette réunion, ainsi que de la visite aux organisations de pêche norvégiennes, on a pu constater, à l’époque, le fossé social, technologique et de gestion d’entreprise existant entre les coopératives et d’importants groupes de pêcheurs artisanaux. S’il est vrai que les coopératives doivent être au service des coopérateurs, il n’en reste pas moins que de nombreux espaces d’autonomie, beaucoup de pouvoir et des procédures imposantes ont été créés, ce qui a généré d’une certaine manière de graves conflits avec les organisations professionnelles de pêche. Cette question devrait faire l’objet d’une étude, déjà initiée par Johan Galtung dans les années 70 avec un article dans le magazine CERES de la FAO, concernant les coopératives créées dans les années 50 avec des fonds norvégiens dans l’État du Kerala, en Inde.
Les sessions de l’AT ont eu lieu pendant le voyage en bateau de Trömso au centre, sur 3 jours de navigation. Une attention particulière a été accordée à l’examen des programmes actuels et à la préparation de la réunion prévue pour janvier 1990 à Bangkok, en Thaïlande. Cette réunion a marqué une plus grande ouverture de l’ICSF vers les organisations des pays asiatiques : Inde, Indonésie, Bangladesh, Philippines... Une discussion sur le rôle des Européens dans le collectif a également été soulevée, provoquant le départ de 2 partenaires : Jean Philippe Platteau et Rolf Willman, un Allemand, fonctionnaire de la FAO, collaborateurs importants dans les années précédentes. Un signal a également été donné que les grandes réunions de type Lisbonne ou Bangkok ne seraient plus organisées, car elles sont très coûteuses en termes de déplacement et de logement, se tiennent dans de grands hôtels et sont à l’origine de divers conflits.
En tant que membre de l’AT, j’ai également participé aux sessions de Namur, en Belgique, en 1991, et de Manille, aux Philippines, en 1992, cette dernière étant associée à une réunion sur les conditions de travail des membres d’équipage des bateaux de pêche en haute mer. Enfin, en 1994, lors de la réunion internationale des 10 ans de ROME 1984, qui s’est tenue à Cebu, aux Philippines, j’ai cessé de participer en tant que membre de l’AT.
À l’occasion du Sommet mondial de la Terre, tenu à Rio de Janeiro, au Brésil, en 1992, j’ai participé, avec Sebastian Matthew et Aliou Sall, à la session préparatoire à New York, aux États-Unis, en janvier 1992, en faisant des propositions sur les droits des pêcheurs artisanaux proposés à la Commission qui a rédigé le chapitre 17 de l’Agenda 21, marquant ainsi une première action de présence de l’ICSF dans les forums internationaux. Certains dirigeants d’ICSF ne voulaient pas suivre cette voie, mais finalement Sebastian a ouvert les contacts, a acquis de l’expérience et maintenant ICSF est officiellement reconnu et participe à de nombreuses organisations des Nations Unies.

Au sein d’ICSF, j’ai eu l’occasion de créer un programme pour l’étude des impacts de l’aquaculture dans le monde. En effet, ayant écrit ma thèse de sociologie sur l’origine et le développement des cultures marines dans le monde (UC Louvain 1978), j’avais les éléments pour faire quelque chose d’important sur le sujet. Cependant, je dois admettre que le programme n’a pas fonctionné correctement en raison de l’excès de travail au CEDIPAC, au Chili. Un séminaire s’est tenu à Guayaquil, en Équateur, pour rendre compte des progrès de l’aquaculture en Amérique latine, mais les documents n’ont pas pu être publiés et cela n’a pas plu aux membres de l’AT.
La participation à l’équipe d’animation est une occasion d’acquérir une expérience internationale dans le domaine de la pêche artisanale et des problèmes sociaux, techniques et culturels qui la caractérisent. Mais elle a aussi des coûts personnels et familiaux en raison de l’intensité des voyages et des changements qu’ils impliquent. Surtout au moment où une organisation est en train de naître et à la recherche de sa propre identité. Il y a toujours une tension entre la dynamique d’un réseau, qui est une forme de mouvement social, et les urgences croissantes d’une organisation, qui doit être autonome, en fonction à la fois des exigences administratives et culturelles internes et des demandes des agences qui la financent. ICSF est de nature internationale, avec un fort contrôle informel et discret par les partenaires indiens, qui ont su le consolider et le maintenir dans le temps. La culture organisationnelle d’ICSF, tant en termes d’administration que de valeur, a été façonnée par eux et est appréciée, sinon elle aurait été perdue en temps, ou impossible à financer en raison des coûts élevés généralement engagés par les fonctionnaires occidentaux.
Il convient de mentionner qu’entre 1987 et 1994, j’ai pu exercer d’autres activités liées à la pêche artisanale. Il était important de travailler comme coordinateur d’un centre appelé CEDIPAC, créé par la CONAPACH, au Chili, qui a contribué à consolider les organisations de base des pêcheurs, en créant des unions et des fédérations dans tout le Chili. Grâce à ce centre, des congrès, des cours et des sessions de formation ont été organisés dans tout le Chili, et divers projets ont été formulés qui impliquaient la gestion de milliers de dollars obtenus auprès d’organismes privés pour mener à bien des activités éducatives et l’acquisition de sièges et d’équipements de transport. Actuellement, le CEDIPAC obtient ses ressources de fonds nationaux par le biais de concours et d’appels d’offres.
Grâce au CEDIPAC-CONAPACH, deux réunions latino-américaines de dirigeants d’organisations de pêcheurs ont eu lieu. La première en octobre 1990, à Valparaiso, au Chili, avec la participation de 35 dirigeants du Canada, du Costa Rica, du Pérou, de la Bolivie, de l’Équateur, de la Colombie, du Venezuela, de l’Uruguay, du Brésil, du Mexique et du Guatemala. Ces dirigeants, ainsi que des délégués du Chili, ont participé à un congrès national de la CONAPACH et ont fait une tournée dans le pays. La réunion a été financée par des fonds d’ICSF. La seconde a eu lieu en 1994, avec le soutien de la Fédération des pêcheurs japonais, ZEN GYOREN, et de l’Alliance coopérative internationale, basée en Suisse. Environ 35 dirigeants de divers pays d’Amérique latine et des techniciens de Zen Gyoren et de l’Alliance coopérative y ont également participé.
Le CEDIPAC et le CONAPACH ont collaboré à des sessions de formation au Brésil, avec le MONAPE, pendant 10 jours à Recife, Pernambouc, avec la présence de Miguel Leiva et Héctor Luis Morales. Un soutien a également été accordé au FENACOPEC en Équateur, avec deux visites de cours et un congrès, auquel ont participé Humberto Mella, Carlos Toro et Héctor Luis Morales du Chili.
Ces séminaires ont été l’occasion de transmettre les expériences des dirigeants chiliens aux dirigeants d’autres pays. À l’heure actuelle, des réseaux latino-américains ont été créés qui donnent une forte impulsion à l’internationalisme de la pêche. Mais les actions menées entre 1990 et 1994 ont été une première impulsion et ne peuvent être ignorées.

4- Que pensez-vous de l’influence qu’ICSF-CIAPA exerce sur le discours mondial sur la pêche, notamment en ce qui concerne le rôle des communautés de pêche artisanale dans le secteur à l’échelle mondiale ? Selon vous, quels programmes ou activités du Collectif ont le plus d’influence sur ce discours ?

L’impact d’ICSF a été très important dans les aspects suivants :
Dans la création d’un espace non technologique d’analyse et d’observation, qui considère les acteurs de l’activité de pêche comme des personnes et des communautés et non pas seulement comme des acteurs économiques ou dans des rôles productifs. Cette vision avait marqué les manières de voir des organisations des Nations Unies (la FAO notamment) et des agences privées de développement, ou de l’intérieur des pays eux-mêmes. Depuis 25 ans, ICSF transmet en permanence la vision sociale, humaniste et communautaire avec laquelle les droits des personnes et des communautés aux ressources côtières, leurs coutumes et leurs modes de vie doivent être respectés.
Elle a réussi à transmettre le souci de dépasser le paternalisme avec lequel les organisations internationales, les gouvernements et les agences s’imposent dans la mise en œuvre des projets. C’est une façon différente de visualiser le développement de l’intérieur des communautés, avec tous les risques que cela implique, notamment les erreurs de leadership et les mauvaises pratiques. Cette vision a imposé la fourniture de ressources aux organisations et la formation de celles-ci à l’autogestion. C’est pourquoi on a pu constater que les organisations de pêcheurs sont, partout dans le monde, des foyers de rébellion et de plaintes, en raison de l’éveil de leurs consciences en tant que personnes et communautés qui exigent le respect et les droits des citoyens, notamment en matière d’environnement.
La perspective de genre a été établie, à travers un programme très puissant dans ses convictions et dans la diversité de ses activités et publications, revendiquant en l’occurrence la participation et les droits des femmes dans la pêche artisanale. Pour la même raison, ce programme a connu un grand succès. Cependant, on peut encore se demander dans quelle mesure cette vision a pu pénétrer la masse des pêcheurs et de leurs organisations, soit en raison des attitudes machistes ancrées chez les hommes âgés, soit en raison de l’accès difficile des femmes aux métiers les plus durs de la pêche.
Des voies importantes ont été ouvertes pour l’intégration et la coopération entre les organisations, les agences et les centres d’études avec les communautés de pêcheurs. La formation par le biais de projets, de voyages, de cours et de réunions auxquels ont participé des scientifiques et des intellectuels, a ouvert un dialogue social entre des personnes qui sont déjà marginalisées dans ce dialogue, tant les pêcheurs que les scientifiques. Sans être une organisation purement scientifique, ICSF convoque les scientifiques et les universitaires intéressés et se configure comme une sorte de nœud ou de lien entre ces secteurs. ICSF pourrait développer ce rôle, c’est-à-dire traduire d’un côté à l’autre : aux pêcheurs la signification des mouvements et des concepts scientifiques, aux scientifiques la valeur des connaissances traditionnelles. Le défi - et le problème - est d’acquérir une crédibilité dans les deux secteurs. Ne pas devenir des pseudo-scientifiques, ni être des vendeurs de connaissances faciles.

5- Sur quels aspects pensez-vous que l’ICSF-CIAPA n’a pas pu jouer un rôle ? Quelles sont les lacunes du Collectif ?

Il m’est difficile de donner un avis à ce sujet, car la construction de l’ICSF a été menée avec diverses mesures de prudence et d’opportunité. Prudence d’être international avec un siège en Suisse, sans rien avoir à faire avec la vie suisse, tout cela pour échapper à la rigidité institutionnelle et politique de l’Inde. Possibilité de recevoir des fonds d’organismes privés et gouvernementaux, d’idéologies et de pensées religieuses différentes, sans s’engager dans ce domaine. Ou de réunir dans un comité directeur des catholiques, des épiscopaliens, des bouddhistes, des musulmans et des non-croyants, en créant à l’arrière-plan une idéologie commune d’humanisme, de communautarisme, de respect de l’environnement. Il est également prudent de passer du statut de critique de la FAO à Rome en 1984 à celui de membre consultant de la même organisation aujourd’hui, si je ne me trompe pas. La FAO a-t-elle changé ? ou les membres d’ICSF ont-ils changé ? L’ICSF a su échapper à la tentation d’être une ONG puissante et influente, un point de référence comme Greenpeace, et de rester un réseau, influent, discret, contrôlé mais courageux, qui n’a pas besoin de grands effets médiatiques, qui est centré sur les gens et pas seulement sur les "espèces en danger", qui offre des espaces à ceux qui n’ont pas de voix, mais ne prend pas leur représentation, les laisse parler et les traduit.

6- Pensez-vous que le Collectif a encore un rôle à jouer dans le secteur de la pêche, à l’échelle mondiale, régionale ou locale, après ces vingt-cinq ans ? Pouvez-vous citer un ou deux domaines, activités ou champs d’action que le Collectif devrait intégrer à l’avenir ?

Je pense que l’ICSF devrait conserver ses principales caractéristiques, en quelque sorte mentionnées dans les paragraphes précédents : un réseau de personnes, qui ne représentent pas le secteur de la pêche, mais qui ont un engagement de soutien direct ou indirect, international, modulé par le "savoir-faire" indien, avec divers programmes qui articulent les activités sur le sujet. Mais je pense qu’il y a un défi générationnel pour ceux qui assumeront la vie de l’ICSF à l’avenir, car en effet le secteur de la pêche évolue rapidement et nous ne pouvons pas deviner les changements, qui de toute façon viendront de la rareté des ressources, de la nécessité de transformations culturelles au sein des communautés, de l’urbanisation des côtes, de la présence accrue des femmes, de la nécessité d’occuper et de remplacer les vieux pêcheurs, qui disparaissent.
De telle sorte que les nouveaux programmes ne vont pas seulement intégrer des communautés marginalisées, ou se défendre contre la construction de centrales nucléaires, ou l’installation de stations touristiques, mais d’autres qui assument l’impact de la mondialisation ou de la modernité, avec de jeunes enfants de pêcheurs ayant fait des études universitaires, plus technologiques, touchés par les nouvelles idéologies consuméristes, peut-être à cause de la présence de nouvelles puissances (Chine ?, Inde ? Russie ? Brésil...BRICS ?). Le chinois mandarin au lieu de l’anglais des USA ?

7- Certaines personnes pensent que les organisations de pêcheurs du monde entier sont faibles et doivent être renforcées. Êtes-vous d’accord ? Si oui, quel serait le rôle de l’ICSF-CIAPA dans l’apport d’un "soutien au pêcheur artisanal" ?

Il faut faire une distinction entre les organisations de pêcheurs des pays développés et celles des pays en développement. Je pense que la dynamique de croissance du secteur de la pêche dans les pays développés, dans lesquels il n’y a plus de ressources (Japon, Europe, USA) conduit les organisations à perdre de l’influence et de la force, soit parce qu’elles doivent chercher les ressources à l’extérieur, soit parce que se créent des entreprises d’aquaculture qui ont d’autres logiques de développement. Mais dans les pays qui ne sont pas aussi développés qu’en Amérique latine, on constate un renforcement des organisations. Ces dernières passent de la représentation des personnes socialement marginalisées à l’activité d’acteurs de progrès, mais lorsqu’elles atteignent des objectifs et parfois même font des progrès, leurs organisations s’effondrent, certains pêcheurs se tournent vers le secteur commercial et suivent d’autres maillons de la chaîne de production.
Je pense que les formes traditionnelles de travail de la pêche artisanale seront des "espèces en voie de disparition" : en raison de l’épuisement des ressources, des coûts élevés de l’énergie et de la technologie, du faible revenu des jeunes dans la profession, de la domination de l’aquaculture, etc. C’est pourquoi de nouvelles formes de sensibilisation à la "pêche" devraient apparaître, de nouvelles formes d’organisation et pourquoi ICSF devrait créer des ateliers de prospective, qui, par le biais d’études et de discussions, anticipent les événements et proposent de nouvelles actions. Cela peut être approprié pour des pays ou des régions du monde.

8- Si vous n’appartenez plus au Collectif, pourriez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont amené à vous en dissocier ?

Je suis membre honoraire, sur décision de l’AT. Mais depuis 1994, j’ai été un peu distant car de cette année-là jusqu’en février 2007, j’étais directeur académique et de vulgarisation à l’université de La Serena, dans le nord du Chili. Depuis 2007, je suis à la retraite et je vis à Santiago du Chili, toujours intéressé à participer à des études sur la culture des marins, un sujet qui me semble important pour qu’ICSF puisse découvrir de nouveaux espaces pour l’avenir.

Hector Luis Morales, Santiago de Chile, décembre 2010

Le texte correspond à une interview réalisée par ICSF-CIAPA auprès d’Héctor Luis Morales en décembre 2010. Il est diffusé comme une contribution à la connaissance des actions d’ICSF-CIAPA dans le monde de la pêche artisanale.

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