La pêche à pied en Morbihan : Un modèle de gestion démocratique.

Les pêcheurs sont-ils victimes d’un " aveuglement naturel, d’une cécité congénitale qui affecte inéluctablement une partie des acteurs et notamment les pêcheurs eux-mêmes" [1] ? Il est certain que lorsque les ressources abondent et que les problèmes ne semblent pas exister, il est inutile de chercher des solutions, mais quand les problèmes apparaissent, les pêcheurs sont souvent parmi les premiers à chercher des solutions. Les pêcheurs sont les premiers à prendre conscience des limites à la pression de pêche mais il faut mettre en place les conditions d’une régulation collective. L’histoire de la pêche à pied dans le Morbihan témoigne de cette capacité des pêcheurs à mettre en place des solutions collectives très sophistiquées, avec le soutien de l’Etat, des scientifiques et l’appui de leur propres structures professionnelles.

La palourde du Golfe du Morbihan : de l’anarchie dans l’abondance à l’autogestion.

A la fin des années 80, de jeunes investisseurs décident de se lancer dans une nouvelle activité, la vénériculture, l’élevage de palourdes japonaises, persuadés par IFREMER que cette palourde ne pouvait se reproduire en milieu naturel, mais seulement en écloserie. Au début, le pactole est au rendez-vous mais très vite on s’aperçoit que cette palourde se reproduit abondamment dans le milieu naturel sur une bonne partie des vasières du Golfe du Morbihan, particulièrement dans sa partie orientale entre Sarzeau et Séné. Elle prolifère et concurrence la palourde locale. La concurrence des pêches à pied condamne rapidement les entreprises à la fermeture tandis que, dans les années 90, c’est la ruée sur les bancs. Les amateurs viennent de partout par centaines. Les premiers à en bénéficier sont les habitants des communes voisines qui pratiquaient traditionnellement la pêche à pied. On pouvait facilement récolter 150 kg par jour et les vendre. Il se dit que certaines belles maisons du littoral ont été construites ou rénovées avec l’argent des palourdes, non déclaré, bien sûr [2]. Des Parisiens abandonnaient temporairement leur emploi pour venir faire fortune. Surtout de nombreux jeunes marginaux trouvèrent là une source de revenus réguliers et importants. Face à cette ruée, l’Etat est intervenu pour régulariser cette situation de non-droit. Il a attribué des licences "bivalves" à partir de 1991 pour la pêche à la main, en plongée avec tuba ainsi que pour les bateaux qui voulaient leur part de butin pour leurs dragues. Sont également mises en place des zones de protection des zostères et de protection des oiseaux. Les lieux de vente sont également identifiés et contrôlés. Par ailleurs la professionnalisation des pêcheurs leur permet de bénéficier d’une sécurité sociale. 400 licences professionnelles sont accordées aux pêcheurs à pied (dont de nombreuses pêcheuses) et une quarantaine de licences pour les dragueurs. A partir de 2001, un décret national fixe le statut du pêcheurs à pied et la gestion passe entre les mains des pêcheurs eux-mêmes dans le cadre de leurs structures professionnelles (Comité Régional et Départemental des Pêches Maritimes et des Elevages Marins ) au moment même où les signes d’épuisement des ressources apparaissent du fait de la surpêche.

Qui a le droit de pratiquer la pêche à pied sur l’estran ? Le statut de pêcheur à pied

La structure organisationnelle a été mise en place par les Bretons puis s’est généralisée à la France entière. A l’époque il n’y avait pas de différences entre un pêcheur particulier/amateur qui vend sa pêche pour avoir un complément de revenu par exemple, et un professionnel.
Pour encadrer l’activité de pêche il a donc fallu réfléchir à un statut social afin d’être reconnu par un organisme de sécurité sociale. En France, le régime général est l’URSSAF mais peu de pêcheurs y cotisent puisque ce régime est peu adapté à leur activité. Il y a aussi la MSA (Mutualité sociale agricole) qui est plus adaptée aux agriculteurs. Il y a également l’ENIM (Etablissement National des invalides de la Marine) qui est réservé aux marins et concerne seulement les pêcheurs embarqués. Par ailleurs, il existe aussi d’autres régimes particuliers. Face à cette situation complexe, le statut de pêcheur à pied a été mis en place au niveau national. Ce statut est reconnu par la délivrance d’un permis national de pêche à pied, valable 1 an et délivrée par la DDTM. Pour avoir ce statut il faut donc, entre autres, adhérer à un organisme social (MSA ou ENIM) et déclarer ses ressources.
Une fois ce statut obtenu, pour bénéficier d’une licence de pêche auprès du comité des pêches de son lieu de domicile, le pêcheur doit en faire la demande et justifier d’un projet d’activité rentable et économiquement viable. Si elle lui est accordée, le pêcheur à pied sera limité géographiquement afin d’éviter les comportements opportunistes qui viendraient priver de ressources des pêcheurs déjà établis. Il a donc été important de faire une photographie de la situation à un instant t pour connaître les pêcheurs en activité, les quantités pêchées et les zones de pêches au travers des déclarations de pêche réalisées auprès de l’administration. Cela a permis dans un premier temps d’établir l’antériorité et l’historique de chacun puis de figer (temporairement) les zones de pêche et les droits de chacun au travers l’attribution de timbres. Pour prendre ces décisions complexes, il y a eu un équilibre à respecter entre pêcheurs établis et primo demandeurs de licence, en particulier les jeunes, (problématique des droits historiques des pêcheurs et du partage des ressources). La répartition des ressources entre les pêcheurs a toujours été difficile à arbitrer dans le temps et l’espace.
Pour ce faire, il faut une base réglementaire claire, acceptée démocratiquement, sur les zones, les quantités, les moyens et les modes de gestion. De plus, un garde juré financé par les pêcheurs a été embauché pour assurer le contrôle du respect des réglementations, mais cela reste insuffisant pour contrôler l’ensemble des zones et des activités de pêche à pied. S’y ajoutent les contrôles réalisés par les services de L’État.
L’activité est encadrée par des délibérations des comités des pêches qui fixent les conditions d’attributions des licences, des timbres, les engins autorisées, les zones de pêche, les dates de campagnes etc. et par des décisions particulières temporelles, qui peuvent être prises au besoin de situations précises qui demandent de la réactivité. Le processus habituel lent est alors assoupli et permet de prendre des décisions rapidement.
Le droit de pêche est annuel et tout pêcheur doit déclarer ses captures afin d’avoir le droit de le renouveler. En Bretagne, il doit y avoir 230 pêcheurs à pied, dont 150 environ pour le Morbihan, leur nombre a donc beaucoup baissé depuis la mise en place des permis et licences. Si le pêcheur n’a pas déclaré ses captures, plusieurs invitations à remplir cette obligation lui sont adressées avant le retrait du droit de pêche. Aujourd’hui, la déclaration papier tend à être remplacée par la déclaration digitale via l’application TELECAPECHE sur smartphone ou tablette. Cela permet de réunir les données déclarées sur un serveur (zone, espèce, quantité) et de les consulter en temps réel dans le respect de la confidentialité des captures.

Processus décisionnel des campagnes de pêche et gestion de la ressource

Le processus décisionnel des campagnes de pêche part des pêcheurs, ils discutent et décident entre eux des dates de campagne dans une zone, des modalités à mettre en place, des quantités souhaitables de pêcher etc... Par la suite, cette idée remonte auprès de la commission locale puis départementale. Une fois que l’idée est maturée et acceptée au niveau départemental, elle remonte à une commission régionale qui arbitre. Ce projet est transféré à la structure administrative du comité régional qui va le mettre en forme et le soumettre à l’avis de son conseil qui va alors procéder au vote. Si le vote est favorable, la délibération est alors transmise au Préfet de région qui va prendre un arrêté validant les dispositions retenues qui s’appliqueront à tout le monde.

Les scientifiques (Ifremer) sont appelés à émettre des avis sur toutes les délibérations et ce, dès la première phase (discussion des pêcheurs).
Les décisions sont basées sur une cartographie fine des zones de pêche.

Depuis quelques années la consultation publique est devenue obligatoire et permet à la population de s’opposer à certaines décisions. Il y a très peu de vices de forme, mais il existe tout de même des conflits, par exemple entre pêcheurs et écologistes.

Les délibérations peuvent être divisées en 3 types :

Les délibérations générales : Qui fixent les conditions générales d’attribution des licences et des timbres.
Les délibérations techniques : Qui fixent les conditions dans lesquelles la pêche peut s’effectuer (espèces et engins de pêche). Elles sont assez complexes en définissant à la fois le principe, les règles, les outils, les dates de campagnes, zones de débarquement, le nombre de licences et de timbres, les dates de pêche, sur les engins autorisés, les zones autorisées, les zones fermées, etc.
Les délibérations fixant les conditions financières : Les conditions financières de la gestion globale des licences (amortie sur l’ensemble). Le prix de la licence et des timbres correspond au coût de la gestion de la pêche par les structures. Ces dispositions financières ont un autre intérêt. Elles peuvent être également assorties d’une contribution financière particulière distincte si les pêcheurs d’un secteur décident de mettre en place des dispositions spécifiques imposant sur la zone un droit de pêche plus important (exemple du prix du réensemencement payé par les pêcheurs, de la surveillance via un garde juré, de la recherche sur les épizooties etc...).
Les décisions : Des dispositions particulières temporelles et rapides peuvent être mise en œuvre par le biais de décisions. Elles concernent des situations précises qui demandent de la réactivité : fermeture de pêcheries, limitation de captures etc... Le processus habituel lent est alors assoupli et permet de prendre des décisions rapidement.

Le coût des licences de pêche à pied en Morbihan 2016-2017

Le coût des licences de pêche en Morbihan pour 2020

Les difficultés de la profession :

- la pollution
La profession de pêcheur n’est pas une profession facile, même si la vie dans la nature a ses charmes, car elle est soumise aux aléas sanitaires (polluants terrestres, qualité des eaux côtières), qui entraînent des fermetures de zones et des pertes financières, et aux aléas naturels (espèces invasives, épizooties, algues toxiques, etc... )
"Ce qui me plait dans ce métier c’est par exemple le fait de traverser le Golfe, je pars du Bono et je traverse tout le Golfe du Morbihan et sa nature splendide, tu vois des choses superbes...
Concernant l’avenir ce que je crains est la pollution. Au niveau de la gestion ça devient de plus en plus sérieux... On a fait des erreurs par le passé mais on a su avancer avec une meilleure gestion."
Témoignage de M.G, pêcheur à pied depuis 1992.
Le partage de la ressource disponible ne permet pas toujours d’assurer un revenu correct. Cela peut aussi entraîner des conflits comme il y en a eu entre les pêcheurs à pied et les dragueurs. Les ressources sont très fluctuantes et les aléas des marchés étrangers s’y ajoutent.
- la concurrence de la pêche de loisir
On est les bêtes noires sur la côte, on dérange, les gens ont du mal, tout est à eux...La cohabitation est difficile avec certains pêcheurs mais pas tous...(M.G)
Cette pêche est libre mais la pratique est encadrée (quantité et taille limitées). Elle doit se limiter à la consommation familiale.
Dans le Morbihan il y a un seul garde juré pour surveiller la pêche de loisir. C’est donc une activité peu contrôlée. "On n’a pas de contrôles dans la petite mer de Gâvres, on a un garde juré dans le Golfe et donc tout le monde fait bien son boulot, ici c’est encore l’anarchie et c’est dommage car cela se fait au détriment des gars qui pêchent bien... "(M.G)
- les relations avec les environnementalistes
Les pêcheurs sont bien sûr les premiers attachés à la protection de l’environnement, ils sont les premiers à payer très cher le prix des dégradations, ils sont donc parfois les alliés des associations environnementalistes. Cependant leurs approches ne sont pas toujours les mêmes.
Ainsi la protection des zones de zostères les privent de zones riches en coquillages et ils estiment que leur pêche a très peu d’impact sur ces zostères puisque les perturbations qu’ils provoquent par leur passage n’ont guère d’impact sur leur croissance chaque année, en dehors d’un léger retard. Ils ont pu le vérifier avec quelques expériences. La protection des oiseaux peut provoquer les mêmes difficultés. Les priorités des pêcheurs à pied ne sont donc pas toujours celles des environnementalistes même si leurs combats se rejoignent souvent.
Cette belle évolution de la gestion de la pêche à pied dans le Morbihan, répond en tous points au modèle de gestion des ressources communes défini par Elinor Ostrom [3].

Quelques sources

 PERONNET (Isabelle), TALIDEC (Catherine) et DAURES (Fabienne), Étude des activités de pêche dans le Golfe du Morbihan, pêche professionnelle, 2003, 75 p., en ligne : http://archimer.ifremer.fr/doc/2003/rapport-2265.pdf

  • Carmen LACOMBE, La pêche à la palourde dans le golfe du Morbihan, fiche d’inventaire du patrimoine culturel immatériel, parc naturel régional du Golfe du Morbihan, 2015

Daryl Ambroise, Gérald Hussenot, Alain Le Sann
Novembre 2020

[1in Didier Gascuel, Pour une révolution dans la mer , p 290.

[2cf le film "L"abondance " de Pascale Bodet, Hippolyte Films, 2014, 72 mn.

[3in Elinor OSTROM, Gouvernance des biens communs, éd de Boeck, Bruxelles, 2010, 300 p

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