Défis et responsabilités pour les pêcheurs artisans

, par  MORALES Hector Luis

Rédigé en août 2009 pour l’atelier ICSF-CONAPACH préparant la réunion de la FAO sur la pêche artisanale à Bangkok en 2010 ; révisé en août 2020.

Traduction : Ana Toupin

Les pêcheurs d’Amérique latine se sont réunis, une fois de plus avec des chercheurs, des techniciens et des organismes d’appui, afin de faire le point sur leur situation, renforcer leurs liens et préparer une proposition à soumettre à la Conférence mondiale de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation (FAO), en octobre prochain à Bangkok, en Thaïlande.

Je félicite les organisateurs de ce séminaire de poursuivre, avec beaucoup d’avancées, la tâche de développer des bases de cette profession et vocation qu’est la pêche artisanale. C’est la continuation d’une lutte commencée dès les années 80 dans nos pays et dans le monde. En 1984, des pêcheurs du monde entier se sont réunis en session parallèle, à Rome, à l’extérieur de la Conférence mondiale de la FAO sur les pêches, car ils n’étaient pas admis à participer aux sessions officielles.

Aujourd’hui, on les invite comme participants principaux. Il y avait des pêcheurs du Mexique, du Chili, de Colombie, du Pérou, d’Uruguay. En 20 ans, beaucoup a été fait, on peut dire qu’ils ont acquis un droit de citoyenneté internationale, en cessant d’être une sorte de parias, de rebelles ou de renégats, et ils peuvent entrer, s’asseoir à côté de délégués officiels, faire leurs propositions et participer aux décisions. Et vous vous préparez à vous rendre à la Conférence de Bangkok avec vos propositions et à devenir membres de la Conférence qui traitera justement de votre travail, de vos conditions, de vos défis, des droits et des obligations qui en découlent.

Le souvenir de la conférence parallèle de Rome rejoint également le compte rendu de nombreuses rencontres organisées tant par le Collectif International d’appui (ICSF- CIAPA) que par des organisations latino-américaines et d’autres pays auxquels ont participé des pêcheurs du Chili, du Pérou, de Colombie, du Brésil, Venezuela, Amérique centrale, ici à Punta de Tralca en 1990, ainsi qu’à Lima, à Olinda, à Puerto López, au Mexique, à Olinda, à Lisbonne, à Bangkok, etc.

Ces semences d’organisation et d’actions de lutte portent leurs fruits, aujourd’hui. Et c’est sur elles qu’il faut avancer demain.

A cette occasion, je voudrais, de façon très fraternelle, apporter quelques contributions et réflexions aux discussions que vous mènerez ces jours-ci et qui seront la base de votre proposition documentée pour la conférence de Bangkok.

Puerto Natales, 2014 (photo O.Schmitt)

1. Les défis pour la pêche artisanale dans la gestion durable des ressources aquatiques et dans la recherche du passage à de nouvelles formes de cultures.

Les défis mondiaux pour la pêche artisanale sont, selon moi, centrés sur les moyens de subsistance de la profession elle-même. Sans ressources disponibles, il n’y a pas de travail pour le pêcheur, pour sa famille et ses communautés. Et s’il n’y a pas de travail, le pêcheur devient une profession en voie de disparition à côté des ressources sur lesquelles repose son travail. On peut beaucoup parler des droits des pêcheurs artisans, mais si les ressources traditionnelles sont épuisées, il n’y aura pas non plus de droits.
De là naît l’appel à la gestion durable des ressources halieutiques qui comporte deux chapitres :

a) la lutte contre les systèmes et les engins de pêche prédateurs, notamment dans le cas de la gestion de flottes industrielles, dans laquelle sont engagées les organisations et, en utilisant toutes sortes de campagnes, c’est votre stratégie ;

b) mais il doit aussi y avoir une campagne résolue des organisations pour la défense des ressources dans les opérations et activités des pêcheurs artisans eux-mêmes. Vous savez parfaitement quelle est la réalité à l’intérieur de la profession : vous avez vu comment, à une époque pas très lointaine, la pêche à la dynamite était pratiquée sur de nombreuses côtes de notre continent, ou comment les plongeurs ont pillé les fonds marins du Chili lors d’une première ruée dans les années 80, ou comment la pêche "collatérale" est pratiquée dans la zone australe du Chili pour répondre aux demandes des acheteurs de Madrid.

La gestion durable des ressources traditionnelles est un défi complexe, car la demande extérieure sera très forte, en particulier en provenance des pays émergents d’Asie, et il faudra des systèmes de réglementation de l’extraction, car il est certain que les populations natives ne résisteront pas à l’assaut conjugué des flottes industrielles et des pêcheurs artisans eux-mêmes.

C’est de là que naît l’appel à prendre conscience que les temps d’abondance sont déjà passés et qu’il faut entrer dans une phase où les pêcheurs et leurs organisations prennent conscience qu’il faudra réglementer, répartir les ressources disponibles et se préparer à de nouvelles formes de gestion, notamment par le biais de cultures ou de l’aquaculture. À ce stade, ils devront assumer de nouvelles formes de travail, d’organisation, de calcul.

C’est que l’aquaculture est une nouvelle culture de travail, où la passion ancienne pour la chasse et la pêche ne sera plus la même, il y aura de nouvelles routines, un contrôle accru des processus, des fonds et des ressources, en réponse à de nouveaux investissements auxquels les pêcheurs traditionnels ne sont pas habitués. Le passage vers les différentes formes d’aquaculture ne peut pas être le même pour tous, il prendra des temps et des formes différentes, où il faudra réapprendre.

Cela nous amène à vous permettre de reconnaître votre propre réalité. Aujourd’hui, dans les « caletas » où les communautés de pêcheurs vieillissent, les jeunes se tournent vers d’autres horizons professionnels. La question se pose alors de savoir qui assumera les nouveaux défis. Les organisations et les communautés sont-elles ouvertes à accepter les changements ? Sont-elles capables d’offrir aux jeunes des espaces de travail intéressants, autres que les tâches traditionnelles vers lesquelles les jeunes ne veulent pas aller ?

Ces questions doivent être prises en compte dans la formulation des stratégies pour que les organisations s’orientent vers l’avenir et nous les verrons dans les points suivants.

2. La valorisation des espaces culturels comme soutien au développement de leurs programmes, par le développement social et humain de leurs communautés.

Les pêcheurs et leurs organisations ont fait des progrès remarquables dans la découverte et la défense de leur identité culturelle et de leurs droits en tant que professionnels dans la gestion des ressources aquatiques. C’est clair et c’est pourquoi nous sommes à ce séminaire et à cette rencontre. Nous devons élargir les fondements sur lesquels doivent reposer les stratégies futures des mouvements de la pêche artisanale.

Cette profession, ce travail, cette vocation font partie de ce qu’on a appelé la culture maritime des gens de mer. Ce n’est pas seulement une profession, c’est une manière de vivre, une histoire et une tradition qui se construit avec une relation propre entre la personne et la nature, dans laquelle la mer est un milieu, mais aussi la maîtresse, la mère qui donne la nourriture, la mort qui appelle. C’est la culture maritime. Celle-ci se vit aussi en famille et en communauté où l’identité est collective, tous partagent les sources de cette référence identitaire.

C’est ce que nous appelons les espaces culturels, dont disposent les communautés de pêcheurs et qui doivent être valorisés, car dans ces espaces peuvent germer de nouveaux projets de vie professionnelle et sociale. On y conserve des valeurs, des expressions, des recettes, des connaissances pratiques sur les espèces marines, sur les prévisions météorologiques, des mythes et légendes, des traditions. Les espaces culturels doivent être la base du développement et de la croissance, c’est là où les pêcheurs rencontrent leur propre moi et où ils doivent retrouver les marques de leur propre authenticité.

Je me souviens de l’expérience du peuple Otavalo, de l’Équateur, qui a répandu dans le monde entier son artisanat, ses chansons, ses tissus, toujours en laissant les empreintes de son peuple Otavalo et ils retournent toujours chez eux pour se nourrir et récupérer. Si les pêcheurs ne valorisent pas et ne récupèrent pas leurs espaces, d’autres pourraient les occuper à des fins commerciales, sans les marques de leur authenticité, perdant non seulement des ressources, des droits et des espaces, mais aussi leur propre subsistance.

3. Des stratégies face à la mondialisation fondées sur le renforcement des droits et des responsabilités aux niveaux national et régional.

Dans une réflexion finale, je me permets de vous faire part de quelques réflexions sur certaines stratégies que vous devriez intégrer dans vos approches et qui ont trait aux points abordés dans les paragraphes précédents.

a - Chercher à défendre non seulement les droits sur les ressources ou les espaces de pêche, mais aussi le droit de vivre sur leurs propres territoires et espaces culturels, où se vit la culture maritime des gens de mer, que les communautés et les familles de pêcheurs aient le droit prioritaire d’accéder à de nouvelles sources de travail telles que les cultures, le tourisme côtier, la gestion des ressources patrimoniales aussi bien naturelles que culturelles.

b - Que les organisations et les communautés aient un accès spécial aux établissements d’enseignement supérieur pour établir des accords afin de former des dirigeants et des cadres techniques mais aussi que les membres des familles puissent se préparer à des professions qui contribuent au développement de leurs villages et communautés (techniciens de la pêche, administrateurs, enseignants, experts en développement culturel, gastronomie, interprètes, etc.).

c - Que les gouvernements apportent leur contribution à des études sur l’état et l’évolution des pêcheurs et de leurs familles afin que les organisations et leurs représentants disposent de diagnostics précis des besoins et des éventuelles crises d’âge ou d’autres causes.

d - Que les organisations de pêcheurs assument comme tâche importante la satisfaction des marchés intérieurs, régionaux ou nationaux, dans le cadre de leur responsabilité sociale, car les ressources halieutiques sont celles du pays dans lequel elles sont nées et ont vécu et auxquelles les pêcheurs ont accès ; à cette fin, les organisations doivent demander un accès plus large à des projets de soutien à la commercialisation de leurs produits afin d’en assurer la qualité.

e - Les organisations de pêche artisanale doivent trouver leur place dans le grand marché de la mondialisation par le biais de réseaux appropriés, sans croire qu’elles entreront en concurrence avec les entreprises commerciales, qui sont d’ailleurs mieux dotées en capitaux, en technologie et en relations. Cependant, elles ne doivent pas négliger les exigences de ces marchés, notamment les normes de qualité du produit et d’origine, et considérer que les marchés mondiaux ont des standards d’exigence comme filtres spéciaux pour les produits de l’extérieur.

f- Une dernière considération concerne les stratégies que les pêcheurs et leurs organisations doivent avoir sur les systèmes de contrôle du commerce et de financements des produits de la pêche (particulièrement pour le frais) qui proviennent de pays moins développés. On fait référence au besoin de créer des instances de coordination et de vente coopérative pour surmonter les pouvoirs de fait créés par le contrôle des petits producteurs et le contrôle de l’accès aux marchés très exigeants, notamment en Europe, en Amérique du Nord et en Asie.

Héctor Luis Morales. Sociologue

Navigation