Depuis 2011, le parc des Cévennes est classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Les Cévennes, lit-on sur le site Internet de l’Unesco, ont une « valeur universelle exceptionnelle ». Cette valeur vient de leurs « paysages façonnés par l’agro-pastoralisme durant trois millénaires ». L’objectif, nous dit alors l’Unesco, est de sauver les « systèmes agro-pastoraux » des Cévennes, « de les conserver par la perpétuation des activités traditionnelles » [1] .
Cette description peut sembler banale. Elle est pourtant saisissante en comparaison de celle que l’Unesco donne du parc éthiopien du Simien. Situé entre 2 800 et 4 600 mètres d’altitude, d’une superficie de 410 km2 (quatre fois Paris), le parc offre un paysage de montagnes qui ressemble beaucoup à celui des Cévennes. On y trouve une population de moyenne densité, un habitat dispersé en hameaux, des vallées parsemées de terrasses dédiées à une agriculture vivrière, et des pâturages façonnés par un élevage de subsistance. Mais la « valeur universelle » du Simien est ailleurs. Elle réside, nous apprend l’Unesco, dans « un paysage spectaculaire », et dans la présence « d’espèces menacées, notamment le walia ibex, une chèvre des montagnes que l’on ne trouve nulle part ailleurs. »
Quant aux habitants du Simien, des agro-pasteurs, comme dans les Cévennes, ils sont loin d’être valorisés. Au contraire, écrit l’Unesco, « les activités agricoles et pastorales […] ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du Simien ». Aujourd’hui encore, nous dit l’institution, toujours sur son site Internet, « les menaces pesant sur l’intégrité du parc sont l’installation humaine, les cultures et l’érosion des sols » [2].
Face à un même type d’espace agropastoral, l’un en France, l’autre en Éthiopie, l’Unesco livre donc deux histoires radicalement différentes. La première est européenne : elle décrit l’adaptation de l’homme à la nature. La seconde est africaine : elle raconte la dégradation de la nature par l’homme. Cette histoire est lourde de conséquences. Dès 1963, les experts de l’Unesco, de l’UICN et du WWF recommandent à l’Éthiopie de faire du Simien un parc national. Et pour cela, ils lui demandent d’y « abolir tous les droits humains individuels ou d’une autre nature (to extinguish all individual or other human rights [3] ) ». La même injonction pousse l’Éthiopie à expulser les habitants de Gich, en 2016. En Afrique, un parc naturel doit être vide.
Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires du continent. Voilà ce qu’est le colonialisme vert.
(extrait du livre "L’invention du colonialisme vert")
L’invention du colonialisme vert
En milieu naturel, il y a des histoires d’adaptation. Par exemple dans les Cévennes, un parc national français classé par au Patrimoine mondial par l’Unesco en 2011. Ici, les paysages ont été « façonnés par l’agro-pastoralisme durant trois millénaires », nous dit la prestigieuse institution. Au point que les Cévennes auraient aujourd’hui une « valeur universelle exceptionnelle » et qu’à ce titre, il est nécessaire d’y sauver les « systèmes agro-pastoraux », « de les conserver par la perpétuation des activités traditionnelles ».
Mais il existe aussi des histoires de dégradation. Par exemple dans le Simien, un parc national éthiopien classé au Patrimoine mondial par l’Unesco en 1978. Là-bas, on peut découvrir un « paysage spectaculaire » et apercevoir des « espèces endémiques ». Seulement, nous dit l’Unesco, « les activités agricoles et pastorales […] ont sévèrement affecté les valeurs naturelles du Simien ». À ce titre, il est alors nécessaire d’enrayer « les menaces pesant sur l’intégrité du parc » : « l’installation humaine, les cultures et l’érosion des sols ». Et voilà pourquoi, en 2016, sur la recommandation des experts de l’Unesco et de l’UICN (Union internationale pour la conservation de la nature), les autorités éthiopiennes ont expulsé 2500 cultivateurs et bergers hors du parc du Simien. Là où les Européens façonnent, les Africains détruisent. Voici la logique.
Je dis « africains » car le Simien est loin d’être un cas isolé. Il y a environ 350 parcs nationaux en Afrique, et dans la plupart d’entre eux, les populations ont été expulsées pour faire place à l’animal, la forêt ou la savane. C’est le cas de 50 % des parcs du Bénin, de 40 % des parcs du Rwanda ou encore de 30 % des parcs de Tanzanie et du Congo-Kinshasa. Au moins un million de personnes ont été chassées des aires protégées africaines au XXe siècle. Quant aux parcs encore habités, l’agriculture, le pastoralisme et la chasse y sont généralement interdits. Des millions de cultivateurs et de bergers sont alors quotidiennement sanctionnés d’amendes et de peines de prison pour avoir cultivé la terre, fait pâturer leurs troupeaux ou chassé du petit gibier.
Cette histoire est choquante mais elle est bien réelle. Au lendemain des indépendances africaines, le fardeau civilisationnel du colon a cédé sa place au fardeau écologique de l’expert occidental. L’intention a changé depuis. Mais pas l’esprit : le monde moderne devrait protéger l’Afrique des Africains. Et tout cela au nom d’un mythe, celui de l’éden africain.
Il faut sauver l’éden africain
L’idée d’une Afrique avant tout naturelle et sauvage est aussi absurde que celle selon laquelle l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Pour la comprendre, il faut remonter aux débuts de l’aventure coloniale.
À la fin du XIXe siècle, les colons partis tenter leur chance en Afrique laissent derrière eux des paysages radicalement transformés par l’urbanisation et la révolution industrielle. Persuadés d’avoir retrouvé en Afrique la nature disparue en Europe, ils inventent alors le mythe du bon et du mauvais chasseur. Le premier est blanc. Il chasse le trophée au fusil, et avec bravoure. Puis le second, le braconnier, est noir. Il chasse la nourriture à l’arc et à la lance, avec cruauté. C’est sur ce registre que les colons créent les premières réserves de chasse, où les populations africaines sont sinon expulsées, au moins privées du droit à la terre. Puis ces réserves sont converties en parcs nationaux dans les années 1930. Et l’histoire se répète : criminalisation des populations, et expulsions.
Une quantité de produits culturels vont alors accompagner cette naturalisation de l’Afrique à marche forcée. Des récits de voyage, comme ceux de Stanley et Livingstone, Roosevelt et Churchill, des romans, Les neiges du Kilimandjaro d’Ernest Hemingway (1936), Out Africa de Karen Blixen (1937) ou encore Les racines du ciel de Romain Gary, puis des guides naturalistes comme le National Geographic et le Lonely Planet, jusqu’aux films d’animation comme Le Roi lion. Tous ces récits racontent une Afrique verte, vierge et sauvage. Or, cette Afrique n’existe pas. Comme l’Europe, le continent africain est habité, cultivé. Mais nous croyons que les parcs naturels africains sont vides, parce qu’ils ont été vidés de leurs habitants. Et qu’ils continuent bien souvent de l’être.
De l’utilité du mythe
Il faut dire que cette représentation d’une Afrique naturelle va main dans la main avec un autre cliché : celle de paysans africains trop nombreux, malhabiles, destructeurs. Ces derniers auraient notamment détruit les forêts « primaires » d’Afrique. En réalité, ces forêts n’existent pas davantage qu’en Europe. Comme ailleurs, les hommes ont su d’adapter à leur environnement : l’agriculture et la sylviculture permettent la pousse des arbres, surtout dans des écologies semi-arides. Mais des savoirs prétendument scientifiques continuent de présenter les écologies africaines comme étant détruites partout, et de la même manière.
Les travaux de Al Gore sont à cet égard fort révélateurs. Selon l’ancien Vice-président états-unien, prix Nobel de la paix en 2007, l’Éthiopie, par exemple, aurait été à 40 % recouverte de forêts en 1900, contre 3 % « aujourd’hui ». L’histoire révèle que ces chiffres sont issus d’un rapport livré en 1961 par un expert de la FAO, l’agence des Nations unies pour l’Alimentation et l’agriculture. H.P. Huffnagel n’avait passé qu’une semaine en Éthiopie, et il ne s’appuyait sur aucune donnée scientifique. Mais peu importe. Aujourd’hui encore, ces chiffres sont reconnus comme vrais par les experts internationaux de la conservation, lesquels recommandent alors l’expulsion ou la criminalisation d’agriculteurs et de bergers qui ne participent pas, eux, à la crise écologique.
Al Gore est aujourd’hui l’un des rares experts à décrire avec autant de finesse les conséquences sociales du changement climatique. En revanche, lorsqu’il s’agit des causes, l’homme se fait plus discret. Rien n’est dit, dans ses films pas plus que dans ses livres, sur Apple et Google, deux entreprises pourtant parmi les plus polluantes au monde. Et pour cause, Al Gore finance la première et siège au conseil d’administration de la seconde. Ceux qui protègent sont aussi ceux qui détruisent. Voilà la matrice du colonialisme vert.
L’histoire pour parfaire le présent
Comme partout dans le monde, les sociétés africaines vont devoir faire face à la sixième extinction. Quel que soit notre bord politique, la réalité nous rattrape : le capitalisme et le mode de vie consumériste qui l’accompagne détruisent les ressources de la planète. L’Afrique, ici, ne fait pas exception. Le problème est alors de nier l’évidence. Ou plutôt, les évidences.
D’abord, il y a l’histoire. En 1961, au moment où les colonies africaines accèdent à l’indépendance, l’UICN, l’Unesco et la FAO lancent le « Projet Spécial pour l’Afrique ». Il s’agit de « poursuivre le travail accompli dans les parcs », stipulent leurs archives. Pour employer et financer les Européens qui travaillent déjà sur place, ils imaginent alors la création d’une banque, un Fonds mondial pour la nature. Ainsi naît le World Wildlife Fund. Tout au long des années 1960 et 1970, le WWF permet aux administrateurs coloniaux de se reconvertir en experts internationaux, et de poursuivre leur combat : mettre plus de terres en parc ; empêcher que les hommes y cultivent la terre. Les dirigeants africains, eux, acceptent volontiers. Grâce aux parcs et à la reconnaissance internationale qui l’accompagne, ils peuvent non seulement développer l’industrie touristique, mais aussi planter le drapeau national dans des territoires qu’ils peinent à contrôler : chez les nomades, dans les maquis, aux frontières. Et cette façon de conserver la nature africaine pèse encore sur le présent : l’alliance entre l’expert et le dirigeant continue, au détriment de l’habitant.
Il y a l’histoire, puis il y a, aussi, l’absurdité. Quel est le coût écologique de la visite d’un parc national africain ? Un randonneur s’équipe d’une tente avec des arceaux en aluminium pour un sac léger, de chaussures et d’une veste en goretex pour une tenue imperméable et respirante, d’un maillot de corps en polaire pour supporter le froid des soirées en haute montagne… Autant de matériaux dont la fabrication passe par l’extraction industrielle et la transformation chimique de téflon, de bauxite et de pétrole. Sans compter que le trajet en avion aura émis au moins 0,5 tonne de CO2. Bref, visiter un parc naturel africain, c’est l’équivalent de détruire dans le monde les ressources qui sont mises en parc en Afrique.
Après l’aberration écologique vient, enfin, l’injustice sociale. Aujourd’hui encore, les institutions internationales de la conservation exigent des États africains qu’ils empêchent les habitants des parcs de cultiver la terre. Mais de qui parle-t-on, au juste ? D’hommes et de femmes qui produisent leur propre nourriture. De cultivateurs et de bergers qui se déplacent généralement à pied. De paysans qui vivent sans électricité, ne consomment que très peu de viande et de poisson, n’achètent que rarement de nouveaux vêtements. Et contrairement à deux milliards de personnes, ils n’ont ni ordinateur, ni smartphone. Leur mode de vie ne nuit en rien à la protection de la planète.
L’Unesco, le WWF, l’UICN, les experts internationaux et bon nombre d’entre nous considèrent pourtant que leur expulsion est éthique et nécessaire, c’est-à-dire juste, et justifiée. Pourquoi ? Parce que s’en prendre à eux permet d’éviter de nous en prendre à nous-mêmes.
Le discours expert ne suffit pas
Face à cette histoire, leur histoire, aujourd’hui beaucoup d’experts s’indignent. « L’Afrique est souveraine ». « Les braconniers massacrent la grande faune africaine ». « Partout sur le continent, la conservation inclue les communautés ». Certes. Le problème est que derrière cette grande « Afrique » du discours international, il y a la réalité. C’est-à-dire la complexité, la diversité des intérêts, les jeux de pouvoir.
Oui, les dirigeants africains sont souverains. C’est bien pourquoi ils savent instrumentaliser les injonctions des experts. Grâce aux parcs et à la reconnaissance internationale qui les accompagne, ils entendent dynamiser l’industrie touristique, et planter le drapeau national dans des territoires que l’État peine à contrôler : chez les nomades, dans les maquis, aux frontières.
Oui, de grands réseaux de braconniers existent. Ils disposent d’une technologie militaire, de traqueurs GPS, de véhicules tout-terrain et de relais politiques nationaux, et internationaux. S’en prendre à des cultivateurs et des bergers qui vivent de l’autosubsistance, c’est donc entretenir une cécité de convenance. Cette paysannerie n’a pas les moyens humains et techniques d’intégrer des réseaux aussi lucratifs.
Oui, les communautés locales sont associées à la conservation. Mais comment ? En Ouganda, celles qui bénéficient des revenus du tourisme n’ont aucun droit de regard sur la gestion de leurs terres : alors elles rejettent aujourd’hui les politiques conservationnistes. En Éthiopie, suivant l’exemple de leurs aînés, les adolescents ont abandonné l’école pour devenir guides touristiques : ils sont donc maintenant si nombreux à être guides que beaucoup se retrouvent au chômage, sans éducation et grande chance de reconversion. En Namibie, les communautés qui protégeaient la faune pour sa valeur sacrée lui attribuent désormais une valeur monétaire : alors quand une pandémie mondiale les prive de touristes, l’intérêt pour la grande faune s’amenuise. Bref, la conservation a beau être communautaire, elle atteint rarement les objectifs écologiques et sociaux qu’elle dit poursuivre.
Pourquoi ? Parce que l’Unesco, le WWF ou l’UICN refusent de faire en Afrique ce qu’elles font en Europe. C’est-à-dire soutenir les cultivateurs et les bergers qui continuent d’occuper la nature et d’y incarner une sobriété écologique certes imparfaite, mais à suivre de toute urgence.
Guillaume Blanc
Maître de conférences à l’université Rennes 2, Guillaume Blanc est historien de l’environnement, spécialiste de l’Afrique contemporaine. Son dernier livre, L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain, vient de paraître chez Flammarion (2020).
Du colonialisme vert au colonialisme bleu
« Cet idéal d’une nature débarrassée de ses habitants guide la majorité des aires du continent. Voilà ce qu’est le colonialisme vert ». Guillaume Blanc
C’est aussi l’idéal d’un océan débarrassé de ses pêcheurs dans des réserves dédiées aux poissons et aux touristes que proposent l’UICN et la COP 15 de la Convention sur la Diversité Biologique. De nombreuses associations et scientifiques ont exprimé leurs inquiétudes face à ces propositions de création d’AMP sur 30 % des ZEE, dont 10 % en réserves. On sait l’impact social catastrophique de cette politique en milieu continental, particulièrement en Afrique où sévit durement un colonialisme vert dans une logique d’apartheid [4]. Pourtant, l’objectif affiché par certains est de 50 % des espaces marins et terrestres rendus à la nature vierge (Edward Wilson : Half of Earth). C’est donc un colonialisme bleu qui va s’ajouter au colonialisme vert alors que ces politiques de réensauvagement imposées aux pêcheurs ne garantissent pas la protection de la biodiversité dans un monde marin fluide, mouvant et bouleversé par les changements climatiques.
Les pêcheurs ne peuvent échapper à leurs responsabilités pour protéger la biodiversité mais cela doit se faire avec leur participation. Ils ont montré leur engagement dans le Parc marin d’Iroise, des cantonnements, des zones Natura 2000, le Schéma de mise en valeur (SMVM) du Golfe du Morbihan. Si du chemin reste à parcourir, il doit se faire avec eux et il faut aussi regarder les dégâts issus des milieux continentaux.
Nathalie Ros, juriste spécialisée dans le droit de la mer, dans un récent article « Une mer sans pêcheurs » analyse le processus d’exclusion des pêcheurs lié au développement des AMP no take : « Les aires marines protégées (AMP) s’inscrivent prima facie dans une dialectique exploitation/protection. Elles constituent des outils de gestion par zone tout à fait utiles d’un point de vue environnemental, ainsi que pour la gestion durable des pêches, en particulier lorsque les pêcheurs sont associés ou initiateurs, et qu’ils ne sont en tout cas pas exclus de leur création et de leur gestion. Mais les AMP développées dans le cadre de la doctrine néolibérale, et en faveur desquelles militent certaines ONG environnementales financées par les lobbies du pétrole ou des terres rares, peuvent en réalité aussi participer d’une dynamique d’appropriation privée des espaces maritimes au bénéfice des industries bleues, via leur gestion privée par les ONG, de manière autonome ou dans le cadre d’une planification de l’espace maritime.
Dans de nombreux cas, en effet, ces AMP interdisent quasi exclusivement les activités de pêche, sans prendre en compte les autres usages de la mer, par exemple l’exploitation offshore, pétrolière ou minière, qui demeurent généralement autorisés. Pourtant, ces AMP sont désignées comme étant des aires marines protégées no take, et leur création est justifiée par des arguments de compensation environnementale qui intègrent l’objectif de pêche durable, quand il s’agit en réalité seulement d’exclure les pêcheurs des champs de pêche correspondants, pour sécuriser les espaces et les activités d’exploitation des fonds, tant sur les plateaux continentaux que, dans un futur proche, dans la Zone. Ces AMP no take présentent en outre l’inconvénient de ne pas permettre de distinguer la pêche durable de la pêche non durable, dès lors que toutes activités y sont interdites et que souvent, spécialement quand une surveillance effective n’est pas possible, elles favorisent en définitive ainsi la pêche illicite. » [5]
A.L.S