Les Océans, entre « colonialisme bleu » et bien commun … Réflexion autour de quelques films du Festival Pêcheurs du monde de Lorient

, par  CHEREL, Jacques

L’avenir reposerait sur les océans, sur le fort potentiel de la « croissance bleue », alors que les ressources des continents connaissent leur finitude. Mais paradoxalement chaque jour apparait la fragilité de ces mêmes océans, dont la biodiversité est menacée. On continue d’implanter des plateformes pour le gaz ou le pétrole, des parcs d’aquaculture, des champs d’éoliennes…et on multiplie les aires marines protégées. Or dans les deux cas, les peuples de la mer et les pêcheurs sont exclus.

Pour les urbains, la majorité les humains, les océans, comme la nature, ont une existence abstraite, lointaine ou mythique. Loin de leurs besoins du quotidien, la mer leur est présentée dans les médias comme un terrain de jeux avec le concours des groupes financiers et agro-alimentaires (Groupama, Sodebo, Charal, Rothschild etc…) ou encore comme un espace vierge à rendre aux animaux. La nature du lien entre l’humanité et les océans n’est-elle pas en cause ?

Entre usage et interdépendance

Intrinsèquement les océans ne « servent à rien », ils « sont », point c’est tout, comme la nature, dont l’homme fait partie. Mais l’humanité a usé de leur biodiversité pour se nourrir, circuler, produire de l’énergie.
Algues, poissons, mammifères marins, oiseaux…ont fourni alimentation, habit, armes, éléments de construction, outillage, instruments de musique. La mer a aussi fourni le sel si indispensable. Les mécanismes naturels maritimes ont été utilisés pour construire des écosystèmes : marais salants, moulin à marée, viviers … L’espèce humaine s’est adaptée aux multiples possibilités offertes tissant des liens d’interdépendance. Plus encore la terre et la mer sont liées.
L’apport des océans n’a pas été qu’utilitaire. Dans l’histoire, ils ont été et sont une source de valeurs et de références spirituelles. Des témoignages très anciens dans la grotte Chauvet en France (il y a plus de 30000 ans) font référence aux animaux marins. Des gravures de cachalot à l’intérieur des dolmens en Bretagne révèlent l’importance de cet animal au néolithique. Ils sont à la fois intercesseurs avec les forces invisibles et source de nourriture, de matières premières pour les outils. Les pêcheurs ont entretenu des liens particuliers avec la mer, cette deuxième épouse, mangeuse d’hommes donnant en retour la nourriture nécessaire…Il y a bien une longue histoire de l’interférence entre l’humain et les différents vivants de l’océan, une culture et un patrimoine de la mer. L’eau a un pouvoir de résilience, pour ces pêcheurs guyanais, qui pensent y retrouver leurs ancêtres, rapporte le film Eaux noires de S.Régnier. Aujourd’hui, dans la société contemporaine ne sommes-nous pas à un tournant de la valeur des choses, interroge le réalisateur iranien T. Daryannavard dans Moshta ?

La biodiversité maritime menacée

L’océan, sa biodiversité et le climat étant liés, la concentration de gaz à effet de serre dans l’atmosphère entraîne de nombreuses conséquences sur les écosystèmes et sur les sociétés humaines. Des transformations s’opèrent, des organismes se déplacent vers des eaux plus froides. Les activités anthropiques et leurs conséquences remettent en cause la capacité de l’océan et de sa biodiversité à accomplir leur fonction de régulateurs du climat. Les fleuves déversent les nitrates, les particules de plastiques, les ordures…Les océans sont en danger : nous entrons dans le « Siècle des méduses » (film de S.Grandzotto). La Méditerranée va-elle devenir « Notre mer de déchets » alertent A. Ulea et N. Azzouz ?

Devant ce premier constat, un autre processus est en cours.

L’accaparement des océans et le « colonialisme bleu »

Le film de Daniel Serre La Lune et le Bananier (2008) analyse comment en 1997, à Madagascar l’ONG américaine Wildlife Conservation Society (WCS) s’associe à la Direction malgache des Parcs Nationaux pour créer le parc national de Masoala avec des objectifs de conservation de la nature et de la biodiversité. Pour ce faire, les villageois, des paysans–pêcheurs, là depuis toujours, sont chassés et parqués à l’extérieur. Des règles leur interdisent de pêcher pendant huit mois de l’année, de chasser, de couper du bois. Le bilan est désastreux : le lien des villageois avec la nature et leurs ancêtres est rompu, leur vie n’a plus de sens. Plus encore, les agences font venir les touristes et un braconnage violent pille bois précieux et animaux endémiques ! Cette vision environnementaliste qui a dénié aux populations locales la capacité de défendre leur propre milieu a livré leur terre à d’autres intérêts. Au nom de la protection de la nature, on assiste à une mainmise sur des territoires et à l’exclusion des populations locales. N’est-ce pas là une nouvelle forme de colonialisme, comme l’analyse Guillaume Blanc dans L’invention du colonialisme vert, pour en finir avec le mythe de l’Eden africain ? Or ce phénomène s’applique aussi aux océans.(cf l’article de Guillaume Blanc sur ce site )
Le film Who owns the ocean ? (2020) de Monika Hielscher et Matthias Heeder enquête sur les effets de cette politique « d’accaparement des espaces maritimes » en Inde, au Sri Lanka, au Costa Rica et au Kenya. A travers le monde, la loi du marché et les législations nationales ou internationales conduisent à l’appropriation des mers d’une part et à la suppression des droits anciens d’utilisation des communautés locales. Pêcheurs et peuples des côtes sont privés de leurs moyens de subsistance au profit de sociétés internationales, d’ONG, d’organisations et d’États.
Cette logique spatiale s’accompagne d’une nouvelle approche des produits de la pêche et de la mer : on parle de « Seafood sector ». Ceux-ci sont soumis à un système de marchandisation inédite par le biais de permis de pêche et de quotas, analyse Fish and Men de R. Duffin et A. Jones.

N’est-ce pas aussi le but recherché par le gouvernement britannique avec le Brexit ? En 2016 Mathilde Jounot se demandait dans Océan, la voie des invisibles, si les poissons devaient nourrir les marchés financiers ou les hommes ?
Royaume Uni, UE, Chine, Russie, Canada, Australie, Japon, États-Unis s’appuient sur les organisations internationales (OMC, Banque mondiale …) et sont les bénéficiaires de ces réorientations. Ils préparent un affrontement pour le contrôle des mers : des satellites et des sous-marins dressent les cartes des hauts-fonds. Cet accaparement des mers par les uns se traduit par sa raréfaction pour les autres : ne peut-on pas parler de « colonialisme bleu » ?
Les Tchoutches du détroit du Béring chassant traditionnellement la baleine pour vivre, sont ruinés par des mesures de protection des mammifères. Leur territoire se trouve « libéré » pour le nouveau trafic arctique (Northern Travelogues, de Kira Jaaskelainen, 2020)

. Même situation pour les pêcheurs chiliens du détroit de Magellan, dont les intérêts sont remis en cause au profit de l’aquaculture du saumon : Tant qu’il y aura la mer… de Gaelle Lefeuvre (2019). Plus proche dans le golfe de Gascogne des campagnes entrainent l’exclusion des pêcheurs alors que se multiplient les aires marines protégées, les champs d’éoliennes.

Bien commun et re-fondation du lien entre l’homme et la nature

Pêcher et sauver les océans doivent rester deux objectifs liés car il y a une double nécessité : continuer de fournir la nourriture tout en sauvegardant la biodiversité. Les choix actuels provoquant l’exclusion des hommes conduisent à une impasse et servent à camoufler une nouvelle exploitation des océans. Ne faut-il pas au contraire partir des humains pour protéger les écosystèmes et non l’inverse ? On ne peut extraire l’homme du « monde du vivant », ni sombrer dans l’anti-humanisme. « L’Homme et la nature sont une seule chose », notait le poète chinois Du Fu (VIIIe siècle). Mais il n’est pas une espèce animale comme les autres, il est le seul à reconnaitre la diversité et l’éventail de l’hétérogénéité. Le chemin à trouver est celui de la cohabitation, la recherche d’un bien commun en reconnaissant la part de tous et de chaque espèce. C’est la démarche que propose Jean-Charles Granjon dans le film la Quête du Sauvage en nous faisant connaître l’extraordinaire lien entre les Sami et les orques dans la gestion du hareng ! Autre exemple, Ulf Marquardt rapporte dans Sauveurs de baleines - Les héros de l’île Campobello, comment des scientifiques, des pêcheurs, des associations coopèrent. En Bretagne de nouvelles pratiques de gestion de la ressource sont aussi en cours comme le montre le documentaire de Christian Roche, Langouste rouge, histoire d’un sauvetage.

La défense des océans passe par celle des peuples de la mer et des pêcheurs qui sont en liens étroits avec eux. Elle s’accompagne aussi d’une vision de l’activité humaine, fondée sur un bien commun partagé avec les autres, y compris avec les autres espèces.

Jacques Chérel
Président du Festival de film Pêcheurs du monde : voir le site pour le programme de la 13e édition, 2021. https://www.pecheursdumonde.org/edition-festival/

Photo : Emmanuelle Cherel

Voir en ligne : https://www.pecheursdumonde.org/edi...

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