La fabrique des bobards sur la pêche

, par  LE SANN Alain

Nous avons souvent eu l’occasion d’épingler la désinformation sur la pêche. Voir par exemple : https://peche-dev.org/spip.php?article233 et https://peche-dev.org/spip.php?article240 . Un article récent de Max Mossler, sur le site Sustainable fisheries https://sustainablefisheries-uw.org/ , analyse comment et pourquoi des bobards, présentés comme des données scientifiques, se diffusent et façonnent l’opinion. Il examine des exemples couramment repris dans la presse et sur les réseaux du net.

Plus de poissons en 2048

Cette projection a été présentée dans un article en 2006 et a été immédiatement médiatisée, dans un contexte où il y avait effectivement de graves signes d’effondrements de stocks. L’objectif des scientifiques n’était pas de prédire l’avenir de la ressource mais d’alerter sur les risques possibles de l’absence de mesure de gestion. Les auteurs ont ensuite nuancé et expliqué leur propos et aucun scientifique n’annonce aujourd’hui une telle perspective. Malgré cela, la référence à l’extinction de la pêche commerciale en 2048 poursuit son chemin et certains annoncent même la fin de la pêche pour 2035. Comme le rappelle Max Mossler : « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter les conneries est bien supérieure à celle nécessaire pour les produire ».

40 % des captures de la pêche sont des prises accessoires

Ces prises accessoires constituent un vrai problème et j’ai été un de ceux qui ont attiré l’attention sur cette question dès le début des années 80, dans la revue « la Lettre de Solagral ». Mais aujourd’hui, quand le WWF affirme : « Au total ce sont 38 millions de tonnes d’animaux marins qui sont capturés accidentellement, soit 40 % des prises halieutiques mondiales » [1], cela relève d’une manipulation de données.

En effet les dernières études sur le sujet estiment qu’environ 10 % des poissons ont été rejetés à la mer au cours de la dernière décennie. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de problèmes, car une part importante des captures est aujourd’hui débarquée pour faire des farines et aliments d’aquaculture. Il faut donc bien cerner le problème, ce qui pouvait être autrefois rejeté est aujourd’hui très recherché pour les usines de farines. Cependant des progrès ont été réalisés dans plusieurs pays pour réduire ces prises non ciblées et il reste des améliorations à faire comme on le voit en Europe où le zéro rejet est loin d’être acquis. Dans la même ligne, une autre ONG, Océana, a repris prudemment les données du WWF : « Selon certaines affirmations, les prises accessoires mondiales pourraient représenter 40 % des prises mondiales »

L’expression est prudente, mais une belle vignette introductive met en valeur cette donnée, tout en indiquant en note que les données récentes estiment ces prises accessoires à 10 %. Curieuse manière d’informer, il est certain que le lecteur inattentif retiendra la donnée spectaculaire de 40 % et c’est bien l’objectif recherché. Quand deux ONG aussi puissantes et reconnues que le WWF et OCEANA diffusent les mêmes données, cela est repris dans la presse de tous bords et sans regard critique, car très très peu de journalistes en ont les capacités, et ce sont des données scientifiques, n’est-ce pas ?

Comment de telles manipulations sont-elles possibles ?

Tout part d’un article scientifique rédigé en 2014 par trois chercheurs, membres du WWF et du Dorset Wildlife Trust. Ils fondent leurs données sur une nouvelle définition des prises accessoires qui leur est propre et n’est validée par aucun autre scientifique. Pour la FAO et l’ensemble des scientifiques, il s’agit des captures d’animaux marins non ciblés et souvent rejetés. Pour le WWF cela devient : les prises qui ne sont pas utilisées ou qui ne sont pas gérées de manière à garantir leur durabilité. En se basant sur cette définition ; ils considèrent par exemple que tous les débarquements des chalutiers en Inde sont des prises accessoires. Cela représente 56 % des débarquements du pays en 1993. Il est vrai que les captures de ces chalutiers sont loin d’être exemplaires puisqu’ils visent souvent des crevettes en zone côtière et génèrent d’importantes prises de juvéniles qui sont débarquées et transformées. C’est un problème réel mais on ne peut tout confondre si on veut réellement résoudre ces problèmes.

Dauphins : 45 000 km de filets, vraiment ?

Le CNPMEM a publié un communiqué précisant toutes les données chiffrées disponibles concernant les captures accidentelles de dauphins, elles sont nombreuses. La plus saisissante est celle qui concerne la longueur des filets. « Les pêcheurs français posent 45 000 km de filets chaque jour dans le golfe de Gascogne (Lamya Essemlali sur France Inter le 6 février et dans la plupart de ses interventions médiatiques) : sachant que la capacité maximale de la flottille française est inférieure à 10 000 km, ce chiffre est tout simplement une affabulation. Dans la réalité, en fonction de la taille des navires, les pêcheurs utilisent des filets de quelques centaines de mètres à quelques dizaines de kilomètres, ce qui en moyenne représente entre 3000 et 4500 km de filets chaque jour dans tout le golfe de Gascogne, soit 10 fois moins que ce que les ONG annoncent. Les estimations des ONG reposent sur un calcul simpliste : certains fileyeurs peuvent poser jusqu’à 100 km de filets (les plus gros, moins de 15 navires français), il y a environ 450 fileyeurs français opérant dans le golfe de Gascogne. Ils utilisent une simple multiplication faisant fi de tout sens de la réalité. [2] »

Pourquoi ces chiffres peu fondés ou manipulés ?

Quand il s’agit d’ONG, les publications ne sont pas neutres, même si elles se prétendent fondées sur des données scientifiques. Il faut des chiffres chocs, des données « intéressantes » qui mettent en avant des problèmes qui vont pouvoir générer des dons de fondations ou du grand public. « La nuance, un élément crucial de la science, est mise de côté ». Comme les ONG ont une bonne image, véhiculée par des sociétés de communication efficaces, les journalistes reprennent les données et les informations transmises. Pour eux aussi il faut attirer des lecteurs et donc reprendre les données chocs, insister sur les menaces. Les réseaux sociaux sont encore plus simplificateurs, en rajoutant et radicalisant le discours sur les pêches et les pêcheurs. Les messages nuancés ou positifs sont difficilement audibles. Rares sont les critiques sur le lobbying des ONGE [3] comme la récente enquête de l’émission Complément d’enquête sur le WWF. Elles sont très documentées mais trop rares pour faire face au déferlement d’images chocs et de condamnations violentes.

Dauphins : le choc des photos et des cultures.

La dernière campagne sur les dauphins illustre à merveille comment l’opinion est façonnée par l’émotion des images de réalités non contextualisées. Libération sert sans nuance les intérêts de Sea Shepherd qui offre des conditions idéales de reportage mais à sens unique sur le problème des dauphins. Le journaliste et les membres de Sea Shepherd sont des héros affrontant le froid et les vagues tandis que les pêcheurs sont des massacreurs ; rien sur leurs conditions de travail au quotidien, de nuit comme de jour, été comme hiver. Un journaliste dans « La Rochelle Actu », évoquant une intervention d’Alain Bougrain-Dubourg titre : « Les dauphins tués par les pêcheurs ». Un tel titre sous-entend des actes volontaires qu’on va certifier ailleurs avec un témoignage de l’inénarrable Hugo Clément, végan notoire comme les Sea Shepherd. Ce sont bien les filets qui asphyxient les dauphins, il n’y a pas de capture intentionnelle. C’est un vrai problème récurrent accentué récemment par des changements inexpliqués. Mais cela n’a rien à voir avec la tradition passée et millénaire de la chasse aux dauphins pour se nourrir ou pour permettre la pêche des sardines au filet maillant. Il est clair qu’une telle tradition laisse des traces dans la culture des pêcheurs qui ont longtemps pratiqué la chasse aux dauphins pour diversifier leur alimentation ordinaire lors des longues marées. Les dauphins sont aussi des compétiteurs des pêcheurs pour la nourriture et le partage n’est pas toujours facile, comme avec les phoques, lorsque leur nombre s’accroit grâce aux mesures de protection. Dans les années 50, quand existaient ces pratiques de chasse aux dauphins et aux phoques dans l’Atlantique Nord, la prédation des mammifères marins était de 70 millions de tonnes contre 10 millions pour la pêche. Avec la surpêche des années suivantes leur prédation a diminué mais on doit sans doute retrouver aujourd’hui des rapports proches de ceux des années 50 sans qu’il y ait donc de menace grave pour la survie globale des espèces. Le problème à gérer est plutôt de préserver la part des pêcheurs face à la croissance du nombre des mammifères marins.

Ainsi, un arrêt de la pêche pourrait aggraver le problème par la suite en libérant l’espace pour les dauphins. C’est d’ailleurs le but de nombreuses ONGE, interdire la pêche au filet ou interdire la pêche, pour les véganes du genre Sea Shepherd ou Hugo Clément. Pour le WWF, « les filets dérivants ou maillants comptent parmi les techniques de pêche les plus dangereuses ». Ainsi, la technique millénaire du filet de pêche est condamnée sans nuance, créant un climat favorable à son interdiction. Par ailleurs, des repos biologiques sont justifiés pour améliorer les stocks mais sans doute pas pour régler les problèmes de cohabitation entre pêcheurs et dauphins. De telles propositions sans nuances ni précautions rendent difficile un débat dépassionné sur un problème récurrent. Cette affaire de dauphins peut être mortelle pour l’avenir des pêcheurs si l’émotion l’emporte sur une approche dépassionnée.

Alain le Sann, 1er Mars 2021

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