Tarangambadi (district de Nagapattinam, Tamil Nadu), un village de pêcheurs dix ans après le tsunami Systèmes de gouvernance traditionnels : bonnes pratiques de gestion, rôle des femmes dans la gouvernance et la commercialisation après capture

, par  LE SANN Alain

Lors de l’atelier organisé par ICSF à Pondichéry, une visite du village deTarangambadi a permis de rencontrer des membres de la structure gestionnaire traditionnelle de la communauté de pêche, l’ooru panchayat, du personnel de la Fédération des sociétés de pêche de l’Inde du Sud (SIFFS) et aussi l’association locale SNEHA (Social Need Education and Human Awareness) qui travaille avec les femmes de la pêche de la région depuis 1984. Le Village de Tarangambadi a été durement touché par le tsunami en décembre 2004, les responsables de SIFFS, de SNEHA et l’ooru panchayat ont joué un rôle important dans l’organisation des secours et la

reconstruction. Une bonne part des sommes collectées par le Collectif Pêche & Développement ont été remises à SIIFS et nous pouvons vérifier, 10 ans après que l’argent a été bien utilisé, le village présente un aspect étonnant avec ses maisons colorées, sa grande maison des pêcheurs,

ses rues bien propres qui contrastent avec la pollution de la rivière.

L’organisation coopérative s’est considérablement renforcée et assure aux pêcheurs l’accès au crédit, des assurances et une maîtrise de la commercialisation. Le refus de l’Ooru Panchayat de s’ouvrir aux femmes a soulevé bien des discussions, mais la rencontre avec les femmes de SNEHA a montré que leur organisation autonome leur a permis de faire entendre leur voix.

Le texte qui suit a été rédigé par ICSF.

Contexte
En Inde, le secteur de la pêche fournit un emploi direct à plus de 1,5 million de personnes, sans compter celles qui sont dans des activités connexes. En 2012, la production totale de poisson y était de 8,67 millions de tonnes. Les pêches de capture maritimes représentaient 3,37 millions de tonnes, et le reste provenait des pêches continentales. La part de la pêche dans le PIB agricole total est de 4,15 % [1].

Selon le Recensement 2010 des pêches maritimes, il y a 3 288 villages de pêcheurs dans les États et Territoires à façade maritime de l’Union indienne. La population totale des gens de la pêche s’élève à 3 999 214 individus, dont 20,1 % au Tamil Nadu.

Les pêches maritimes comptent 194 490 embarcations, dont 37,3 % sont mécanisées, 36,7 % sont motorisées, 26 % non motorisées. Au Tamil Nadu, 77,5 % de la flotte sont mécanisées ; le reste est non motorisé [2].

En Inde, la pêche dépend du Département de l’élevage, des produits laitiers et des pêches (DAHDF) du Ministère de l’agriculture. Chaque État a son Département des pêches qui met en œuvre des mesures locales à l’intention des hommes et des femmes de la pêche. À l’intérieur des eaux territoriales (12 milles nautiques à partir de la ligne de base), la pêche est l’affaire de l’État local qui peut donc y exercer sa juridiction. La plupart des 9 États côtiers (plus 2 Territoires de l’Union) appliquent le Marine Fisheries Regulation Act (MFRA).

Nagapattinam : gestion des pêches, gouvernance

Nagapattinam possède un littoral de 187,9 km sur la côte de Coramandel et la baie de Palk. Ce district compte environ 20 800 familles de pêcheurs traditionnels répartis dans 57 villages, et 22 229 pêcheurs travaillant à temps plein. Les femmes ont diverses activités, comme vendeuses et transformatrices du poisson, comme journalières sur les sites de débarquement. Elles sont environ 6 300 femmes à pratiquer la vente du poisson ; et c’est dans ce district qu’elles sont les plus nombreuses à s’activer dans ce domaine. Il y a plus de 900 chalutiers, 4 000 bateaux motorisés et 1 146 embarcations non motorisées.

Dans ce district côtier, les gens de la pêche appartiennent à la caste des Pattinavar, mais ils peuvent avoir des noms différents dans certains secteurs. Leur tradition orale évoque diverses origines, mais il y a peu d’indications précises dans les archives. La première remonte à environ 600 ans. Dans les villages de pêcheurs, on appartient généralement à une même caste et on se regroupe selon les liens de parenté, ce qui génère un solide esprit communautaire.

Comme beaucoup d’autres communautés de pêche sur cette côte, celles du district de Nagapattinam ont des structures de gouvernance interne auxquelles elles font appel pour résoudre des conflits en matière de pêche ou autres. Elles interviennent donc dans des affaires de pêche mais aussi des problèmes sociaux ou religieux. L’ooru panchayat est l’instance dirigeante d’un village, dont le rôle principal est de maintenir le grama kattupadu, c’est-à-dire la paix et l’ordre au village. L’ooru panchayat fait aussi office de médiateur sur diverses questions avec d’autres villages, d’autres panchayats et des services publics.

L’ooru panchayat se prononce sur divers contentieux internes au village ou entre villages. La sévérité de la décision dépend de la nature du différend. Il se peut qu’il donne des conseils pour résoudre le problème à l’amiable. Faute de quoi, il y aura des blâmes publics, des amendes, ou une rupture des liens avec la communauté dans des cas plus sérieux. La dernière option est le bannissement économique ou un boycott social s’ajoutant à des humiliations publiques. De nos jours cependant, l’humiliation publique est considérée comme une inconvenance [3]. L’ooru panchayat est traditionnellement dominé par les hommes. Pour leurs marchés et leurs boutiques, les femmes sont pareillement organisées.

L’ooru panchayat est un élément d’un système de gouvernance à étages. Chaque groupe de 8 ou 16 villages a un chef. Ces groupes font partie d’un réseau de 64 villages qui a aussi un chef. Tous les hommes mariés de plus de 20 ans sont membres du panchayat. Actuellement cette structure traditionnelle est, à divers degrés, en voie de délabrement. Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics ont contribué à cette évolution en encourageant une rapide expansion du secteur de la pêche et en s’adjugeant tous les pouvoirs de gouvernance au nom des intéressés. Cela a débouché sur un régime de « libre accès », avec un afflux de « gens d’ailleurs » dans la pêche. D’où une hétérogénéité qui a modifié la structure sociale, économique et politique de la communauté.

Le district de Nagapattinam est l’un de ceux où le tsunami de 2004 a fait le plus de victimes. Après cette catastrophe, les ooru panchayats ont fait leurs preuves. Diverses organisations (organismes publics, organismes de développement, œuvres charitables, apportaient du matériel de premier secours, de l’argent. En quelques jours, les oru panchayats ont évalué les dégâts et organisé la distribution de l’aide. Les stocks étaient entreposés dans le temple, le local du panchayat ou l’école. Quand il y en avait assez pour tout le monde, la distribution commençait. Si l’organisme humanitaire ne souhaitait pas suivre cette façon de faire, l’aide était refusée. L’arrivée de l’aide était annoncée dans un micro pour que tout le village soit témoin. Les comptes étaient méticuleusement tenus par le panchayat, qui dressait la liste de tous les membres de la communauté avant de procéder aux répartitions. Dans la phase initiale des opérations d’aide, il y avait sans doute une certaine confusion. On n’avait pas compté tout le monde dans les villages, ou bien les données de l’Administration ne correspondaient pas toujours avec celles du panchayat. Alors certains n’ont pas reçu leur part d’aide. Mais dans de nombreux villages les panchayats ont rapidement mis au point des méthodes de distribution qui ont été présentées à la communauté dans son ensemble pour recevoir son accord. Les villageois ont également établi de nouvelles procédures pour assurer davantage de transparence, par exemple des réunions mensuelles pour vérifier les comptes collectifs. Les études d’évaluation font apparaître qu’il y avait plus d’équité pour la distribution de l’aide dans le secteur artisanal que dans le secteur mécanisé, grâce à la participation et au poids des panchayats. Là où le système n’a pas été efficace, c’est dans l’indemnisation des femmes qui avaient subi des pertes. Les femmes (des veuves sans héritier masculin notamment) ont eu une part plus limitée. Les panchayats n’ont transféré que les sommes spécifiquement destinées aux femmes par l’organisme humanitaire. Autrement, ils ont estimé que leur rôle n’était pas de s’occuper particulièrement des plus vulnérables.

Après le tsunami, la plupart des panchayats ont évolué, certains en suivant les procédures normales, d’autres à cause du manque de compétences ou de problèmes de responsabilisation. Dans des villages où existaient des conflits anciens, la répartition de l’aide a aggravé la situation.

Dans l’État du Tamil Nadu, en termes d’acceptation de ces structures traditionnelles par les communautés, c’est au district de Nagapattinam que cela est le plus évident [4]. En fait, c’est seulement dans ce district que les ooru panchayats sont si solides qu’ils parviennent à empêcher d’autres groupes (selon engins utilisés, bateaux mécanisés…) de constituer une organisation. Cela est vrai pour les communautés de pêche hindoues ou chrétiennes, mais ce n’est pas le cas au niveau supérieur de la gestion de la ressource. Au sein du village, l’ooru panchayat a encore du pouvoir. Ceci dit, quand il s’agit de discussions avec d’autres villages, il n’a plus beaucoup de poids. De nos jours, il y a bien des groupements, des unions syndicales professionnelles qui ne laisseront pas un ooru panchayat leur imposer un choix. Dans le passé, l’ooru panchayat a pu avoir recours à des manières fortes pour contrôler la communauté ; aujourd’hui ce n’est pas facile. Le pouvoir économique a évolué : les propriétaires de chalutiers, par exemple, savent se faire entendre, ce qui fait que des changements fondamentaux pour la pêche ne se produisent pas. En plus, il y a des aspects qui touchent à la politique. Le déplacement du pouvoir économique se traduit aussi par le déclin du poids du chef de village. Par exemple, le village principal de Nambiar Nagar, même s’il est encore respecté, a cédé de son importance économique à un autre village [5].

Directives sur les pêches artisanales et gouvernance traditionnelle :
5.4 …Les normes et usages locaux, ainsi que l’accès préférentiel, coutumier ou autre, des communautés d’artisans pêcheurs, y compris chez les peuples autochtones et les minorités ethniques, aux ressources halieutiques et aux terres, doivent être reconnus, respectés et protégés par des moyens conformes au droit international relatif aux droits de l’homme.
10.2 … Si nécessaire, les systèmes formels d’aménagement du territoire doivent tenir compte des méthodes d’aménagement et de mise en valeur du territoire pratiquées par les communautés d’artisans pêcheurs et d’autres communautés appliquant des régimes fonciers coutumiers, ainsi que des processus de prise de décisions au sein de ces communautés.
Code de conduite pour une pêche responsable :
7.6.6 Lors de la prise de décisions concernant l’utilisation, la conservation et la gestion des ressources halieutiques, il faudrait tenir dûment compte, selon qu’il convient, conformément aux lois et réglementations nationales, des pratiques traditionnelles, des besoins et des intérêts des populations indigènes et des communautés locales de pêcheurs qui sont largement tributaires des ressources halieutiques pour assurer leur subsistance.
10.1.3 Les États devraient mettre en place, le cas échéant, des cadres institutionnels et juridiques en vue de déterminer les utilisations possibles des ressources côtières et régir l’accès à ces ressources, en tenant compte des droits des communautés côtières de pêcheurs et de leurs pratiques coutumières de manière compatible avec un développement durable.

Nagapattinam : activités après capture
Comme on l’a mentionné plus haut, dans l’État du Tamil Nadu, c’est à Nagapattinam qu’il y a le plus de femmes engagées dans diverses activités après capture. Les femmes des communautés de pêche se regroupent en différents types d’organisations : groupements d’entraide, fédérations… L’association SNEHA travaille avec des fédérations féminines, qui reçoivent des formations, un appui pour établir des marchés populaires et vendre leur poisson directement. Il y a des coordinations de village (sangams) auxquelles participent les femmes, et des réunions de groupes de villages où vont des dirigeantes. De plus en plus, les femmes cherchent à s’impliquer dans les mécanismes de la gouvernance locale, à combattre les violences faites aux femmes au sein des communautés, à tirer parti des avantages émanant de leurs droits fondamentaux. Ces femmes réclament l’eau potable, l’assainissement, des dispensaires, des toilettes publiques de meilleures routes, des moyens de transport suffisants. Elles adressent des pétitions à l’Administration locale pour qu’on s’en occupe. Elles ont créé des comités pour protéger les femmes de la violence, elles ont activement discuté avec les responsables traditionnels des panchayats pour qu’on mette un terme à de telles pratiques.

Directives sur les pêches artisanales et activités après capture des femmes
6.5 Il est nécessaire que les États reconnaissent le caractère économique et professionnel de toutes les opérations qui composent la chaîne de valeur de la pêche artisanale, que celles-ci soient menées avant ou après capture, en milieu aquatique ou terrestre, par des hommes ou des femmes. Toutes les activités doivent être prises en compte, qu’elles soient à temps partiel, à caractère occasionnel et/ou de subsistance. Il convient d’encourager les possibilités de perfectionnement professionnel et organisationnel, en particulier pour les groupes les plus vulnérables que sont les travailleurs du secteur après capture et les femmes dans la pêche artisanale.
7.2 Il importe que toutes les parties reconnaissent le rôle que les femmes jouent souvent dans le sous-secteur des activités après capture et favorisent les améliorations susceptibles de faciliter leur participation à ces activités. Les États se doivent de veiller à ce que des équipements et des services adaptés aux femmes soient disponibles si nécessaire, afin que celles-ci puissent continuer à gagner leur vie et améliorent leurs moyens d’existence dans ce sous-secteur.

Nagapattinam : démographie des pêches  [6]
Profil du district :
57 villages de pêcheurs, 21 122 familles de pêcheurs, dont 20 854 de pêcheurs traditionnels et 13 927 sous le seuil de pauvreté.
Population des gens de la pêche : 84 369
Bateaux de pêche : 927 chalutiers, 4 016 motorisés, 1 146 non motorisés
Total : 6 089 bateaux de pêche

[2Recensement des pêches maritimes 2010. Central Marine Fisheries Research Institute, Cochin, Inde.

[3Gomathy, N.B. « Le rôle des Panchayats traditionnels dans les communautés côtières du Tamil Nadu, notamment leur implication dans les activités d’aide et de réhabilitation après le tsunami », in Compte-rendu de l’atelier régional relatif à la réhabilitation des communautés de pêche et de leurs moyens de subsistance après le tsunami, p. 211-244, Chennai, ICSF, 2006.

[4Vivekanandan, V. « Le Comité de gestion des pêches de Nagai-Karai », in Common Voices, n° 5, 16-17, Inde : FES, 2011. http://iasc2011.fes.org.in/

[5V Vivekanandan 2014, communication personnelle, 4 juin 2014

[6Source : Ministère de l’agriculture, Krishi Bhavan, New Delhi et CMFRI, Kochi (2012), Recensement des pêches maritimes 2010, Partie II. 4 Tamil Nadu. CMFRI, Kochi.

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