Savoirs en mer : richesse, finesse, sagesse

, par  LE SANN Alain

Réflexions à partir du livret de VANLAER C.

"Savoirs en mer : ce que nous apprennent les pêcheurs et conchyliculteurs du parc naturel régional du Golfe du Morbihan", 55 p. https://www.parc-golfe-morbihan.bzh/medias/2021/06/20210520-LIVRET-VF-light.pdf

Depuis plusieurs années le Collectif Pêche & Développement se bat pour que soient reconnus et valorisés comme connaissances scientifiques, les savoirs des pêcheurs et conchyliculteurs pour qu’ils soient associés et confrontés aux analyses des scientifiques [1]. En Méditerranée, notre partenaire, l’Encre de mer, avait magnifiquement illustré la richesse de ces savoirs méconnus dans un beau livre [2]. Avec ses modestes moyens, le Collectif poursuit ses enquêtes tandis que le Parc Naturel Régional du Golfe du Morbihan vient de publier un magnifique livret [3] qui rend compte d’un an d’enquête par un anthropologue sur les savoirs des pêcheurs, pêcheurs à pied et ostréiculteurs du Golfe du Morbihan. Ce travail a été financé par le FEAMP avec l’appui du Comité Départemental des Pêches et du Comité Régional de la Conchyliculture de Bretagne-Sud, validé par des scientifiques de Brest et d’Agrocampus-Rennes.

Un milieu en évolution permanente, transformé par les pêcheurs et ostréiculteurs.

La pêche dans le Golfe a constamment évolué en fonction des changements du milieu, des ressources, des techniques, des marchés, etc. Ainsi les pêcheurs du Bono avec leurs forbans s’étaient spécialisés dans la pêche au chalut pour répondre aux nouveaux marchés ouverts par les lignes de chemin de fer avant d’abandonner leurs bateaux inadaptés à la motorisation et fournir les équipages de la pêche industrielle de Concarneau. Il ne reste aujourd’hui qu’un seul petit chalutier dans le port. Quand les pêcheurs de Séné sur leurs sinagots ont dû abandonner la pêche sur les bancs d’huîtres, certains se sont reconvertis dans l’ostréiculture tandis que d’autres ont développé d’autres pêches en conservant une grande diversité d’engins pour des ressources diversifiées. Aujourd’hui, les derniers qui résistent, un dizaine, doivent s’adapter à la variabilité des ressources et gérer avec finesse leurs trésors, coquilles St Jacques [4], anguilles, civelles, crevettes, oursins. Ils s’appuient pour cela sur le Comité des pêches. Certaines ressources diminuent fortement comme la seiche, les étrilles, les oursins, les rougets tandis qu’abondent dorades royales, congres et étoiles de mer, qui dévorent les coquilles St jacques et ont mis à mal la campagne de pêche de 2021. En s’adaptant, ils s’efforcent de gérer leurs ressources malgré les incertitudes. Comment savoir par exemple si les efforts de gestion de la seiche seront efficaces si, à la surpêche passée, s’ajoute une remontée vers les eaux de la Manche du fait du réchauffement des eaux ?
Les ostréiculteurs ont réagi à l’effondrement des bancs d’huîtres naturelles surpêchés en transformant profondément les estrans pour l’élevage de leurs huîtres, désormais captées : « Notre parc à Locmariaquer appartenait à mon arrière- grand-père. (...) c’était des vasières. Il y a mis des cailloux et une croûte de sable pour en faire un parc. Les anciens ont su repérer les parcs les plus poussants » (un ostréiculteur). L’ostréiculture est marquée par des crises à répétition auxquelles ils ont répondu de diverses manières. Récemment, ils ont développé les ventes directes sur leurs chantiers ou les marchés.
Quant aux pêcheurs à pied, ils ont connu dans les années 1990 une ruée sur une ressource extraordinaire de palourdes japonaises, introduites par des éleveurs, avant de s’organiser de manière rigoureuse et remarquable pour gérer une ressource affaiblie et diversifier leurs activités [5].

Des savoirs d’une finesse inouïe

Ces savoirs se sont construits le plus souvent dès l’enfance et l’adolescence ou plus tard par la pratique quotidienne dans un milieu vivant et d’une grande complexité. « Quand j’ai commencé à pêcher j’avais 13 ans et je pointais tout. Je savais que la pêche c’était fonction du temps, du courant, de la saison, de la couleur de l’eau, du coefficient de marée. Tout ça s’acquiert au fil des années ». Leurs connaissances sont d’une précision inouïe : « Il y a des passages de poissons qui ne durent parfois que 10 minutes, une demi-heure, 1 heure. Il faut bien connaître leurs habitudes pour savoir quand ils vont passer, selon l’heure de marée, les coefficients, les conditions météo (...). Il faut du temps, ça ne s’apprend pas en 15 jours. (...). Il faut bien calculer son coup et mettre le filet sans bruit, attendre l’étale, le moment entre le jusant et le flot. Je ne vais plus au hasard ». Elles sont fondées sur l’observation et la transmission par les anciens : « J’ai donné un nom à chaque roche, la roche à Papy Léon, la roche à Joppe, la roche à Minou, la roche à Popeye, la petite roche... Je sais où est chacune. (...) Faut bien connaître son coin et à quel moment on peut pêcher. Quoiqu’on ait toujours des surprises ». Ces connaissances sont personnelles et chacun respecte l’espace de pêche connu des autres.
Les pêcheurs en arrivent à « raisonner comme les poissons » : « Les mulets dorés vont attendre qu’il y ait une tempête et ils vont aller en haut de la côte même en plein jour. Parce que quand l’eau est trouble, ils ont moins peur. Quand il y a un coup de vent de suroît, là il faut aller en mer. Mais quand l’eau est claire ils viennent moins à terre, on les trouve plus la nuit. Le bar c’est pareil, si l’eau est claire au mois d’octobre, novembre, décembre, il ne mord pas ». « J’avais essayé au lançon mais on n’a pas pêché plus qu’avec les vifs que l’on trouvait chez nous. Il faut böetter avec les appâts que tu as sur le site. Sinon les poissons trouvent louche de manger autre chose que ce qu’ils trouvent habituellement sur zone. En fait, il faut se mettre à la place du poisson et raisonner comme lui ». « Quand je suis sur une certaine espèce de poisson, je mange poisson, je dors poisson, ma vie c’est ça ».
Pour les ostréiculteurs également, la connaissance très précise de la qualité des eaux, de la nature des sols, des courants est très importante pour mener le cycle d’élevage et produire des huîtres de qualité : « On met les tables dans un sens parce que le courant apporte des nutriments aux huîtres et donc c’est plus favorable à la croissance. Dans d’autres endroits on les met dans un autre sens en fonction des vents dominants ». « La première année d’élevage, je vais donc mettre mes huîtres à Locmariaquer. C’est un endroit assez neutre en termes de nourriture, ça leur évite de grandir trop vite. L’année suivante, je les transfère sur mes meilleurs parcs, ceux en face de Larmor-Baden pour« faire des spéciales". On appelle ça « changement d’eau » mais c’est plus un changement de régime alimentaire ».« Si on les met tout de suite sur les parcs les plus nourrissants, elles vont grandir trop vite et ça ne va pas faire une huître de bonne qualité. Elle poussera tout en longueur et n’aura pas de chair à l’intérieur ».« Sur les hauts on va mettre des huîtres à taille marchande mais qui sont un peu friables. Ce qui va permettre de durcir la coquille et d’avoir une huître qui soit vraiment de qualité pour la mise en panier ».
Les pêcheurs à pied doivent aussi s’adapter en permanence à un milieu vivant et changeant : « Chacun préfère sa vasière. Nous on va sur une vasière assez molle que les autres n’aiment pas. C’est une vasière qu’il faut travailler plusieurs années pour pouvoir bien pêcher ». « En début de marée, quand ça perce, les siphons des palourdes font des trous dans la vase. C’est là que l’on remarque qu’il y a un coquillage, que l’on peut pêcher. (...) Ce n’est pas exact tous les jours. C’est mystérieux. C’est ça qui est génial ».

Des femmes très présentes

La présence des femmes dans la pêche dans le Golfe du Morbihan est une tradition ancienne puisque les femmes accompagnaient souvent leur mari pour pêcher les huîtres à la drague sur les sinagots. Certaines sont encore aujourd’hui matelotes [6]. Dans l’ostréiculture, elles ont toujours joué un rôle important souvent méconnu, encore renforcé aujourd’hui par l’importance de la vente directe. Dans la pêche à pied, les femmes représentent 20 % des effectifs. Si elles sont respectées, parce qu’elles assument comme les hommes les contraintes de métiers très physiques, elles ont encore du mal à s’affirmer au sein des organisations professionnelles, même si beaucoup de permanents des comités sont des femmes. « Sur le plan des organisations professionnelles, les femmes n’ont pas beaucoup de pouvoir (..) pour s’exprimer il faut avoir des responsabilités sinon c’est difficile ».

Sentinelles d’une mer dégradée

Les pêcheurs et ostréiculteurs sont les premiers à constater la dégradation de la qualité des eaux et les effets du changement climatique. Une ostréicultrice constate : « Dans le passé, quand on avait du froid pendant l’hiver, la nature était au repos. Dès qu’il commençait à faire beau et qu’il y avait un peu d’humidité, il y avait une explosion naturelle (biodiversité). Aujourd’hui, la nature se fatigue, que ce soit pour les huîtres ou pour les arbres, il n’y a plus de pause. Ce n’est plus (...) une pousse franche des huîtres mais une toute petite dentelle qui se développe progressivement ». Pêcheurs et ostréiculteurs reconnaissent en général leurs propres responsabilités mais ils savent aussi que : « la première source de pollution est le manque d’assainissement...la situation est alarmante ». La pêche et la vente de coquillages sont souvent interdites. A cela s’ajoutent les rejets en mer des boues des ports, les effets des antifoulings, l’impact des rejets de l’agriculture, etc. L’augmentation de la température des eaux est une menace pour la reproduction de certains coquillages dans un avenir proche. Sans vraiment l’expliquer, ils ressentent la dégradation des eaux qui est d’abord une dégradation de la qualité du plancton comme l’analyse Pierre Mollo fort de son expérience avec les pêcheurs de l’île de Houat, dont les parages sont fréquentés par les pêcheurs du Golfe : « Parce qu’il y a 50 ans, quand je travaillais à Houat, découvrir un seul dinoflagellé sous son microscope, faisant figure d’événement. J’appelais les copains : « Viens voir, j’en ai un beau ! ». Alors, les diatomées dominaient. Aujourd’hui, quand je reviens à Houat, je vois des dinoflagellés tout le temps et toujours en plus grand nombre. Il faut savoir que dans cette classe (2400 espèces) de phytoplancton archaïque, tous ne se contentent pas de photosynthétiser la matière organique comme les autres. Une partie saute un maillon dans la chaîne en se nourissant d’autres phytoplanctons. C’est le cas de la bioluminescente Noctiluca Scintillans...Pesticides, fongicides, Round Up, engrais issus de la chimie de synthèse, tout ce que l’humain répand dans le sol aboutit à la mer par le ruissellement et les estuaires. Deux écotoxicologues, Geneviève Arzul et Françoise Quiniou, ont pointé en 2016 l’impact des pesticides sur les eaux littorales. Leur conclusion est claire : les diatomées sont leurs principales victimes et il suffit pour ça de traces infinitésimales de Round Up et autres pesticides » [7].Les résultats sont là sous les yeux des pêcheurs : « Plein d’espèces ont disparu depuis mon enfance. Les seiches c’est terminé, (...) les étrilles c’est pareil, les anguilles ça ne va pas beaucoup mieux, les rougets il n’y en a plus un... La taille des poissons aussi se réduit ». D’autres espèces, par contre, prolifèrent comme les congres ou les dorades royales et les étoiles de mer et ce sont maintenant les poulpes qui envahissent les eaux côtières du Sud de la Bretagne.
Le Golfe du Morbihan est un des hauts lieux du tourisme nautique et balnéaire en France et ainsi se réduisent les accès à la mer pour les ostréiculteurs et les pêcheurs tandis que s’accroît la pression immobilière sur tout le littoral. Aujourd’hui, il ne reste guère qu’une dizaine de pêcheurs, propriétaires de bateaux. Même avec un tel nombre, il est difficile de trouver sa place sur l’eau en certaines périodes de l’année.

Des clichés à remettre en question : quelle culture maritime ?

Aujourd’hui, il se trouve beaucoup de gens extérieurs au monde des pêcheurs qui veulent imposer leurs vues sur l’avenir de la pêche sans tenir compte des avis des pêcheurs. Ils veulent par exemple interdire les dragues et chaluts qui sont utilisées au moins certaines parties de l’année par les pêcheurs du Golfe. Est-ce vraiment là la source principale de la dégradation des eaux du Golfe du Morbihan et du Mor Braz ? On voit aussi que les ostréiculteurs ont profondément transformé les estrans et leurs zones d’élevage et ils continuent de le faire pour protéger leurs huîtres, pourtant nombreux sont ceux qui sacralisent ces fonds demandant l’interdiction de toute modification de ces fonds, sans tenir compte de l’expérience des pêcheurs et ostréiculteurs qui connaissent les zones à protéger. Ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la reconnaissance de cette culture maritime des pêcheurs et ostréiculteurs face à l’émergence d’une autre culture maritime fondée sur la vision de terriens qui tend à s’imposer. C’est sur la base de cette reconnaissance que peut ensuite s’engager un dialogue constructif avec les scientifiques et les ONG environnementalistes. Sans cela les décisions et les campagnes portées par de puissants lobbies mettent en péril la pérennité de métiers essentiels pour l’avenir : qu’apporterait par exemple une interdiction de pêche dans le Golfe du Morbihan ou dans une partie du Mor Braz quand le problème majeur est sans doute celui de la dégradation de la qualité des eaux et du plancton qui va jusqu’à créer des zones d’anoxie ( sans oxygène) responsable de la mortalité de coquillages et invertébrés ? Rob Van Ginkel, sociologue néerlandais, rappelait que « Des simplifications génériques et uniformisantes par les États, visant une gestion technocratique d’environnements sociaux et naturels échouent la plupart du temps parce qu’elles sont en contradiction avec les connaissances pratiques locales et les savoir-faire contextuels qui ne peuvent être acquis que sur le terrain et par l’expérience. » [8] A l’autre bout du monde, au Chili, un autre sociologue, Hector-Luis Morales rappelle que la culture des gens de mer est spécifique et distincte de celle des terriens : « Ils ont une relation étroite et permanente avec l’océan et avec le milieu aquatique, avec ses variations et ses mouvements de caractère physico-chimique, ses courants, températures, sa houle, ses profondeurs ou climats distincts, selon les diverses espèces de créatures vivantes qu’ils gèrent ou capturent, ce qui exige un niveau spécial d’adaptation et de préparation, qui n’ont rien de commun avec celles de la terre ferme." [9] Cette analyse de la spécificité de la culture des pêcheurs et gens de mer, c’est ce qui manque totalement dans l’approche de la culture maritime telle qu’elle est déclinée dans le dernier rapport du CESER de Bretagne [10]. Nous avions pourtant attiré l’attention sur cet aspect lors de notre audition. Peine perdue… Puissent-ils maintenant l’entendre... tant qu’il reste des pêcheurs.
En tout cas, voici un document à lire, absolument.
Alain Le Sann. Août 2021

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