Les approches de la conservation de la biodiversité fondées sur les droits de l’homme : équitables, efficaces et impératives Note d’orientation N° 1

, par  BOYD David R., KEENE Stephanie

Alors que se tient à partir du 3 septembre 2021, à Marseille, le Congrès de l’UICN sur la protection de la biodiversité qui veut imposer une politique visant à mettre 30% des terres et océans en réserves, le rapporteur spécial de l’ONU sur les droits humains publie une note d’orientation très critique sur cette proposition.

Nous avons traduit l’introduction en respectant le jargon onusien mais cette prise de position est importante et concerne aussi, bien sûr, les pêcheurs artisans du monde entier.

Introduction

Le monde est confronté à une crise sans précédent de la biodiversité, qui menace le bien-être et les droits de l’homme ainsi que l’avenir de la vie sur Terre.
Consternés par l’incapacité de la planète à atteindre les objectifs mondiaux de protection, de conservation et de restauration de la nature pour 2020, 190 gouvernements se réuniront à Kunming en Chine, en octobre pour finaliser le Cadre des Nations-Unies pour la biodiversité mondiale post-2020 (le « Cadre »).
Le projet de Cadre d’action publié en juillet vise à créer un "monde vivant en harmonie avec la nature" d’ici 2050, notamment en protégeant au moins 30 % de la planète et en restaurant au moins 20 % d’ici 2030.
Cependant, à la lumière des échecs passés, la réalisation des objectifs de conservation du cadre exige un changement radical par rapport à la "conservation habituelle". Les efforts accélérés pour étendre les zones protégées se sont révélés insuffisants pour arrêter ou même ralentir le raz-de-marée de destruction de l’environnement qui balaie la planète, où les humains sont maintenant responsables de la sixième extinction de masse de l’histoire de la vie sur terre.
Pour mettre fin à la crise actuelle de la biodiversité, il faudra adopter une approche transformatrice de ce qu’implique la "conservation", de la définition des "conservationnistes" et de la manière dont les efforts de conservation sont conçus et mis en œuvre.

Malheureusement, le projet de Cadre actuel est mal placé pour catalyser une telle transformation, car les approches fondées sur les droits de l’homme et les droits et les contributions spécifiques des peuples autochtones, des descendants d’Africains, communautés locales, des paysans, des femmes rurales et des jeunes ruraux communautés locales, des paysans, des femmes rurales et des jeunes ruraux (collectivement appelés "peuples autochtones et autres communautés rurales").
Les droits et contributions spécifiques des peuples autochtones, des descendants d’Africains, des communautés locales, des paysans, des femmes rurales et des jeunes ruraux (collectivement appelés " peuples autochtones et autres ruraux détenteurs de droits " dans ce document), qui ont le plus grand potentiel pour protéger efficacement et équitablement la biodiversité, ne sont pas suffisamment prioritaires.
Le projet de Cadre ne reconnaît pas les peuples autochtones et les autres ruraux détenteurs de droits, qui gèrent avec succès de vastes portions de la biodiversité mondiale, comme des partenaires essentiels de la conservation, dont les droits humains, d’accès à la terre et aux ressources, doivent être reconnus et respectés si l’on veut arrêter et inverser la perte de biodiversité. Malgré de modestes améliorations par rapport aux versions précédentes, le Cadre ne mentionne pas les "droits humains", n’exige pas de diligence raisonnable en matière de droits humains dans la planification et le financement de la conservation, n’appelle pas à la reconnaissance des droits à la nature des populations autochtones et des autres ruraux détenteurs de droits, et n’inclut pas d’objectifs mesurables pour suivre l’intégration des approches fondées sur les droits (par exemple, dans les "stratégies et plans d’action nationaux pour la biodiversité").
Le Cadre d’action néglige en outre le fait fondamental que tous les droits humains dépendent en fin de compte d’une biosphère saine. La nature est la source d’innombrables contributions irremplaçables au bien-être humain, notamment l’air et l’eau propres, le stockage du carbone, la pollinisation, les médicaments et les tampons contre les maladies. Il est donc impératif que le Cadre reconnaisse que chacun, partout, a le droit de vivre dans un environnement sûr, propre, sain et durable, un droit qui inclut des écosystèmes sains et la biodiversité.

Le respect et la protection des droits humains, en particulier des droits des populations autochtones et des autres ruraux détenteurs de droits, est une obligation en vertu du droit international et une stratégie de conservation efficace, équitable et rentable qui devrait être appliquée à tous les efforts de sauvegarde de la nature.

La dépendance forte et directe des peuples autochtones et des autres ruraux détenteurs de droits à l’égard de la nature les rend vulnérables de manière disproportionnée aux effets négatifs de la perte de biodiversité, du changement climatique et des violations des droits humains qui résultent de la « conservation forteresse » qui entraîne des pratiques d’exclusion au nom de la protection de la biodiversité.

La conservation forteresse - qui a dominé les efforts de conservation menés par les gouvernements et les organisations de conservation avant la fin du 20ème siècle, est motivée par l’idée erronée que pour que la conservation soit efficace, il faut une " nature sauvage vierge ", exempte d’habitants.

Aujourd’hui encore, de nombreux parcs nationaux et autres aires protégées, dont certains ont été créés au cours des dernières décennies, déplacent les populations autochtones et d’autres ruraux détenteurs de droits.

Des mesures de conservation strictes peuvent produire de maigres résultats au prix de l’expulsion de communautés rurales de leurs maisons et de leurs terres ancestrales, de la criminalisation de leurs moyens de subsistance traditionnels et de la violation de leurs droits fondamentaux à la vie, à la santé, à l’eau, à la nourriture, à un niveau de vie suffisant, à la non-discrimination et à leurs droits culturels.

Les estimations du nombre mondial de personnes déplacées pour des raisons de conservation se chiffrent en millions ; une analyse de 2017 a estimé que plus de 250 000 personnes dans 15 pays ont été expulsées d’aires protégées entre 1990 et 2014.

En plus d’être moralement et légalement requise, la conservation fondée sur les droits humains est la voie la plus efficace, efficiente et équitable pour sauvegarder la planète. Des preuves de plus en plus nombreuses confirment que les peuples autochtones et les autres ruraux détenteurs de droits possèdent les connaissances et les capacités nécessaires pour conserver et gérer avec succès les écosystèmes riches en biodiversité, plus efficacement que les gouvernements et à un coût moindre, en particulier lorsque leurs droits (y compris les droits spécifiques des peuples autochtones et ruraux) sont reconnus, respectés et soutenus.

Les peuples autochtones et les autres ruraux détenteurs de droits gèrent et revendiquent des droits collectifs sur plus de la moitié des terres de la planète en s’appuyant sur des systèmes de tenure coutumière ancrés dans les connaissances traditionnelles et contemporaines pour gérer et conserver avec succès de vastes écosystèmes.

Lorsque les impressionnantes capacités de conservation de ces communautés sont prises en compte, ainsi que les importantes contributions d’autres ruraux détenteurs de droits marginalisés, comme les petits paysans dont les connaissances et les pratiques agro-écologiques offrent une alternative viable et inspirante au système alimentaire industriel, responsable de la perte de la majeure partie de la biodiversité mondiale, le potentiel des solutions basées sur les droits pour combattre la crise mondiale de la biodiversité est évident.

Parce que le projet de Cadre post-2020 ne donne pas la priorité aux droits humains, l’objectif du Cadre de protéger au moins 30 % des terres et des eaux de la planète d’ici 2030 risque de contribuer à de nouvelles violations des droits humains à l’encontre des peuples autochtones et d’autres ruraux détenteurs de droits, tout en mettant en péril les objectifs de conservation pour 2030 et 2050.

Cet échec est le reflet d’une idée fausse, dangereuse et persistante, à savoir que les humains, et par extension les droits humains, sont séparés et indépendants de la nature. Pour mettre en œuvre une approche véritablement transformatrice de la conservation, il faut réfuter cette idée fausse et accepter que la nature n’est pas une marchandise créée pour l’exploitation humaine, mais une communauté extraordinairement diverse à laquelle nous appartenons tous. Cette perspective est largement adoptée par les peuples autochtones et les communautés locales du monde entier, de plus en plus de textes sur l’interdépendance entre la diversité culturelle et biologique, et la preuve scientifique que les humains partagent leur ADN avec toutes les autres formes de vie sur Terre.

Considéré sous cet angle, le fait de ne pas placer les droits de l’homme au cœur du cadre post-2020 et de ne pas exiger des approches fondées sur les droits dans toutes les actions de conservation et de restauration de la biodiversité compromet les chances de réussir à préserver et à restaurer la diversité de la vie sur Terre.

Cette note d’orientation s’appuie sur le rapport 2020 à l’Assemblée générale intitulé "Les droits humains dépendent d’une biosphère saine" de David Boyd, rapporteur spécial des Nations unies sur les droits humains et l’environnement. Nous plaidons pour une approche plus inclusive, plus juste et plus durable de la sauvegarde et de la restauration de la biodiversité, et soulignons les coûts en termes de droits humains et l’efficacité limitée d’une conservation fondée sur l’exclusion. Pour illustrer les conséquences dévastatrices sur les droits humains qui peuvent se produire lorsque les approches basées sur les droits ne sont pas utilisées pour protéger la biodiversité, nous partageons trois études de cas de conservation excluante. Pour démontrer la capacité des peuples autochtones et d’autres ruraux détenteurs de droits à conserver les écosystèmes grâce à la réalisation de leurs droits humains, fonciers et d’occupation, nous présentons trois études de cas inspirantes dans lesquelles ils sont des partenaires à part entière dans la création et la gestion efficace des zones protégées.Nous plaidons en faveur d’un changement de paradigme fondé sur les droits humains dans le domaine de la conservation, en commençant par des améliorations essentielles au projet de Cadre mondial pour la biodiversité post-2020 afin de garantir que :

1) Les approches basées sur les droits sont obligatoires pour la conservation, la restauration et le partage des bénéfices de la biodiversité, y compris le financement de la conservation ;
2) Les peuples autochtones, les descendants d’Africains, les communautés locales, les paysans, les femmes rurales et les jeunes ruraux sont reconnus comme des détenteurs de droits et des partenaires clés pour la protection et la restauration de la nature, dont les droits humains, fonciers et d’occupation, les connaissances et les contributions à la conservation doivent être reconnus, respectés et soutenus ; et
3) Le droit de chacun de vivre dans un environnement sûr, propre, sain et durable est reconnu et s’accompagne d’objectifs mesurables pour la reconnaissance et la mise en œuvre de ce droit.

David R. Boyd et Stephany Keene
Rapporteur spécial sur les droits humains et l’environnement
Août 2021

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