Comment gagner de l’argent avec une Aire Marine Protégée : la méthode égyptienne D’après la mésaventure de trois marins européens retenus arbitrairement en Egypte pendant plus de 60 jours

, par  FLEURY Pierre-Gildas

Ils étaient 3 marins embarqués sur le voilier de 24 mètres "Fleur de Passion" de l’association suisse "Association Pacifique" (https://fondationpacifique.org/), avec des scientifiques et divers autres passagers, pour étudier le corail en Mer Rouge.
Plusieurs pays riverains de la Mer Rouge participaient au programme ; mais malgré la richesse corallienne de son littoral, l’Égypte avait refusé sa participation.
Les 3 marins étaient le capitaine suisse, un bosco breton et un marin espagnol.

Le 21 juillet 2021, une mauvaise manœuvre, de nuit, évidemment non intentionnelle a fait que le bateau a raclé un haut-fond de corail et s’y est échoué. Or ce corail est dans la zone protégée de Ras Mohammed dans le détroit de Tiran, au sud du Sinaï, côté égyptien.

La Marine égyptienne est intervenue pour évacuer l’équipage et les passagers (avec une facture de 15 000 $). Les passagers ont pu rentrer chez eux, mais la Police égyptienne a confisqué les passeports des 3 marins qui ont été assignés à résidence dans un hôtel de Charm-el-Cheikh sur la côte.
La Marine devait ensuite sécuriser le bateau, mais en fait celui-ci a été vidé (pour l’alléger ?), occasion en fait d’un véritable pillage des équipements de bord, de l’électronique, du matériel scientifique, des outils, etc., que personne n’a jamais revus. Le bateau a ensuite été déséchoué et emmené au port militaire (47 000 $ pour le déséchouage).

Le dégât pour le corail est de quelques mètres carrés et point n’est besoin d’être expert pour assurer que le dommage est minime sur le plan écologique. Néanmoins, le site est dans une zone déclarée protégée et donc raclage de corail en zone protégée implique amende, il n’y a là rien à redire.
Mais comme il semble qu’aucune amende spécifique ne soit prévue dans la loi égyptienne, l’association suisse "Association Pacifique" a dû mandater un avocat local (16 000 $) pour négocier avec le ministère de l’Environnement égyptien et après deux semaines, ils se sont mis d’accord sur un montant de 70 000 $. Il faut noter qu’il ne s’agit pas d’une amende du ministère public mais d’un accord privé devant le juge, et d’un montant totalement arbitraire bien sûr (mais puisque ça les a mis d’accord …).
Un autre problème ensuite, qui a duré un bon bout de temps, était de savoir qui au juste était susceptible de recevoir cette somme au titre du ministère de l’Environnement égyptien. Mais bon, l’argent a fini par atterrir dans le budget ou les poches de quelqu’un qui en a accusé réception, et donc l’affaire a été close de ce côté-là, ce que le procureur local de Charm-el-Cheikh a appelé quelque chose comme le "règlement du protocole d’accord".

A partir de là, plus rien ne justifiait la rétention des marins (si déjà, elle se justifiait auparavant, le navire saisi étant une caution bien suffisante …). Fin août, tout était ok pour que les marins récupèrent leurs passeports, et puissent rentrer chez eux. Mais voilà que le procureur de Charm-el-Cheikh a fait du "zèle" (appelons le comme ça) et qu’il lui a fallu la copie originale d’un document, puis d’un autre … Tout ça n’était pas gratuit …
Le procureur a ainsi alterné ; pendant des semaines, promesse de restitution des visas et découverte de nouveaux problèmes juridico-administratifs. Clairement il a promené l’avocat, et s’est amusé à faire traîner le dossier avec des prétextes à peine compréhensibles, à la limite même du ridicule (besoin d’un fax plutôt que d’un mail, etc.).
En fait, il ne fait de mystère pour personne que tous les fonctionnaires provinciaux, petits et grands, impliqués dans cette histoire ne souhaitaient pas laisser partir la vache à lait tant qu’ils pouvaient la traire ! De fait, la justice égyptienne a demandé de nouveaux interrogatoires, bien que l’affaire fût en principe réglée depuis longtemps.

Mi septembre, le président de "Association Pacifique" a débarqué en Égypte et a mandaté un nouvel avocat. Il semble aussi que les ambassades et consulats aient commencé à s’impliquer plus fortement. A cet égard, le consul de Suisse a déclaré qu’il lui semblait que les nouveaux interrogatoires n’avaient pas lieu d’être.
Mais, du local on est passé à un échelon supérieur avec la saisie d’un procureur régional à Al-Tut, à 60 km de Charm-el-Cheikh, chargé de ratifier à son tour le protocole d’accord, … Toutefois, ce procureur général était en congés jusqu’au 27 septembre.

Heureusement, le nouvel avocat a pu trouver un autre responsable et les passeports ont enfin été restitués aux 3 marins qui se sont précipités à l’aéroport …
Dernier gag, ils ont été refoulés à l’aéroport : ils ne pouvaient sortir d’Égypte car ils n’avaient pas de visa d’entrée, étant arrivés en Égypte avec la Marine égyptienne qui n’a pas eu le temps, ou l’idée, de tamponner leurs passeports avant qu’ils soient confisqués ! Il leur a donc fallu faire viser leur entrée en Égypte par la Marine, … et pour cela obtenir d’abord une autorisation d’entrée sur la base navale …
Finalement, ils ont pu prendre leurs avions le 27 septembre ; complètement épuisés moralement après 68 jours de promesses de libération sans cesse remises en cause.
Dans tous les cas, deux mois de détention arbitraire, c’est totalement disproportionné pour un simple incident de mer !

La morale de l’histoire, c’est :

1) Côté européen : On peut se demander comment auraient réagi les ambassades si les 3 marins avaient été des hauts personnages ? La Suisse, l’Espagne et la France n’auraient-elles pas interpellé beaucoup plus rapidement et plus fermement le gouvernement égyptien pour savoir de quel droit un petit procureur de province pouvait disposer d’un pouvoir sans contrôle sous prétexte de protection d’une Aire Marine Protégée ?
Mais que valent trois marins face au maintien de bonnes relations avec l’Égypte pour y maintenir des intérêts commerciaux (BTP, banques, chaînes touristiques et autres, dont notamment des ventes d’armes pour la France) ?

2) Côté égyptien : Le site est "protégé", et même reconnu par certaines ONG comme un succès en ce qui concerne la restauration des coraux : selon l’UICN, "Le Parc national Ras Mohammed, est un site marin près de Charm-el-Cheikh, où, grâce à des mesures efficaces de conservation, certains récifs ont une couverture de 90% de coraux vivants, par rapport à une moyenne de 30-40% pour les récifs non-protégés de la Mer Rouge" https://www.iucn.org/fr/news/aires-protegees/201811/luicn-repertorie-15-nouveaux-sites-consideres-comme-les-aires-les-mieux-protegees-au-monde
Outre une bonne vache à lait financière, l’incident du "Fleur de Passion" n’aurait-il pas été aussi l’occasion pour l’Égypte de montrer aux ONG, type UICN, que le site est efficacement protégé ? Encore que 90% de coraux vivants dans une zone protégée, c’est plutôt faible : pourquoi y a-t-il 10% de coraux morts ?
On se demande aussi ce que valent ces chiffres. Comment peut-on scientifiquement comparer "90% sur "certains récifs", d’un côté (quelle est plutôt la moyenne pour l’ensemble ?), et la "moyenne" pour la mer Rouge, de l’autre ? L’UICN avance des statistiques qui n’ont absolument aucune valeur scientifique.
Quels suivis, quels programmes réellement scientifiques sont engagés sur ce site ? En particulier, à quel programme de restauration ont été attribués les 70 000 $ payés par le "protocole d’accord" ? Rappelons que l’Égypte avait refusé de participer au programme international d’étude des coraux de la Mer Rouge, qui avait affrété le "Fleur de Passion".
Mais d’autre part, quelles sont aussi ces mesures efficaces de restauration, voire de simple protection, quand on sait que la Réserve de Ras Mohammed accueille par ailleurs de nombreuses croisières-plongées internationales et est l’un des sites les plus fréquentés de la Mer Rouge ? "Ras Muhammad est l’un des parc nationaux les plus fameux d’Égypte et l’un des sites de plongée les plus populaires au monde." http://egypt.travel/fr/attractions/ras-mohammed-national-park/
On a donc ici l’exemple d’une Aire Marine Protégée, protégée surtout militairement, pour laquelle l’Égypte refuse de coopérer à des programmes de suivi scientifique et accepte qu’elle soit piétinée par des milliers de plongeurs.

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