Un cadre non démocratique
De nombreuses organisations de pêcheurs ont d’ailleurs dénoncé le fait qu’elles ne pouvaient pas réellement participer aux débats dans ce contexte [1]. Ce texte est donc dès le départ entaché du soupçon d’être débattu de manière non démocratique, sans réelle participation des premiers concernés, les pêcheurs artisans. On sait par ailleurs que l’idéologie de l’OMC est fondée sur le libéralisme et que le règlement des différends sera fondé sur ces principes dont on peut mesurer les effets négatifs sur l’agriculture et l’alimentation. L’offensive sur le sujet est menée par les grands pays pêcheurs très libéraux (Etats-Unis, Islande, Norvège, Nouvelle Zélande, Chili, etc.) souvent exportateurs et disposant de puissantes flottes industrielles.
L’OMC, un cadre légitime ou illégitime ?
Les défenseurs de cet accord à l’OMC considèrent que l’OMC est une organisation légitime pour en débattre, soulignant que cela permet de renforcer le cadre multilatéral, d’inscrire dans les débats de l’OMC, les questions environnementales et sociales (Les Etats-Unis ont introduit au dernier moment la question du respect des droits humains) et de faire pression sur les pays du Sud pour qu’ils mettent en œuvre des mesures de gestion dans la mesure où le maintien des subventions peut être toléré quand l’Etat peut démontrer que « des mesures sont mises en œuvre pour maintenir les stocks dans les pêcheries pertinentes à un niveau biologiquement durable ». Les pays du Nord sont donc moins concernés car la plupart ont mis en place ces politiques, c’est d’ailleurs pour cela que l’Inde considère que les pays du Nord n’auront pas tant à faire que les pays du Sud. Par ailleurs le texte adopté permettra de mettre en cause les pêches illégales INN et d’attaquer le déploiement inconsidéré des flottes de pêche lointaine, principalement asiatiques (dont 2600 bateaux industriels chinois). Pour nous, si ces objectifs sont légitimes, le cadre ne l’est pas quand il s’agit de débattre de questions qui touchent à l’alimentation et concernent des activités qui sont fortement marquées par la diversité des pratiques, des contextes, des histoires et des cultures qui les portent. En octobre 2000, à Loctudy, lors de l’AG du forum mondial des pêcheurs artisans, Victor Menotti, un chercheur américain, avertissait ainsi les représentants des pêcheurs :" Les règles de l’OMC reflètent des valeurs différentes des intérêts des pêcheurs des petites et moyennes entreprises et de leurs relations traditionnelles avec la nature...L’OMC...limite la capacité d’action des gouvernements pour assurer la sécurité alimentaire, interdit le soutien aux petits paysans". L’exemple de l’agriculture montre que les paysans ont payé le prix fort pour la libéralisation des échanges et des politiques agricoles.
C’est une discussion dangereuse car elle vise des décisions globalisantes et simplificatrices alors que les réalités sont très diverses. On peut d’ailleurs douter du résultat des discussions à l’OMC, car l’Inde, puissance de pêche, refuse de se voir dicter ses choix de subventions sachant le caractère vital de la pêche pour son alimentation. Elle demande un délai de 25 ans, inacceptable pour les pays du Nord. Elle menace donc de faire échouer l’accord. La Chine, pour sa part, première visée, fait le dos rond, a réduit certaines subventions mais ne renonce en rien à sa pêche lointaine qu’elle subventionne par d’autres biais. Il existe d’autres cadres multilatéraux pour traiter de ces sujets, par exemple la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer qui dispose d’un Tribunal International du Droit de la Mer, ou la FAO.
Des propositions dangereuses
S’il est urgent et légitime de s’attaquer aux pêches illégales, l’accord de l’OMC risque de remettre en cause la politique des accords de pêche de l’Union Européenne, si on peut critiquer des aspects de ces accords, la remise en cause de leur principe ouvre grand la voie à des accords privés encore moins transparents et source de corruption.
En cas de situation de surpêche, les subventions sont condamnées. Ces discussions menacent donc la pêche dans son ensemble à travers la remise en cause de 3 types de subventions :
. les subventions aux investissements pour les bateaux
. les subventions aux carburants sous forme de détaxe
. les aides sociales (soutiens aux revenus, aux assurances, aux cotisations sociales,…)
Très vite va se poser la question de ce qu’on entend par situation de surpêche sans parler du fait que des stocks affaiblis ne sont pas nécessairement surpêchés. Que fera-t-on quand, dans des pêcheries multi spécifiques, certains stocks donnent des signes de faiblesse ? On peut compter sur les ONGE qui mènent, alimentent et soutiennent la bataille contre "les subventions aux pêches destructrices" pour attaquer en justice les politiques qu’elles jugeront néfastes de leur point de vue, comme on le voit dans l’affaire des prises accidentelles de cétacés aux Etats-Unis ou en Europe. Elles visent la mise en cause des pratiques destructrices mais, pour elles, il s’agit de presque toutes les pêches en dehors de la pêche à la main ou à la ligne. Cf Callum Roberts [2], George Monbiot, Daniel Pauly et les interventions de plusieurs ONG) [3]. Elles veulent réduire fortement les captures et la consommation de poissons sauvages qui serait limitée à une consommation festive et exceptionnelle (de luxe), alors que le poisson est une alimentation de base pour de nombreuses populations côtières.
Des propositions discutables
. Les subventions à la pêche sont inférieures à celles pour l’agriculture qui ont pour but de maintenir des coûts plus bas pour la nourriture (on peut en débattre mais dans ce cas se pose la question des revenus).
. La plus grande part des aides sont constituées par les aides sociales ; elles sont également interdites par l’accord de l’OMC.
. Sans détaxe carburant peu de pêches restent viables en dehors de quelques pêcheries côtières où se concentrerait l’activité déjà très intensive. L’Union Européenne défend pour l’instant son maintien mais les pressions sont de plus en plus fortes de la part des ONGE pour la supprimer. En payant les taxes sur le carburant, les pêcheurs paieraient pour des investissements à terre ( Routes, etc) qui ne les concernent pas directement.
. La décarbonation est évidemment impérative, il n’y a pas pour l’instant d’alternative et il faut évidemment la préparer mais arrêter la détaxe risque de limiter les moyens d’aller vers des alternatives qui sont d’ailleurs bloquées par le refus de l’U E de changer les règles de jauge. On sait que les alternatives demanderont de modifier les navires.
. Les pêcheurs vont déjà payer avec le développement des champs éoliens, sans parler des réserves, extractions de granulats, etc). Un des champs à explorer est celui de l’hydrogène en lien avec les éoliennes marines.
Et si on indemnisait les pêcheurs pour les destructions de leurs ressources et emplois ?
On peut aussi s’interroger s’il ne faut pas renverser l’analyse : les pêcheurs et conchyliculteurs ne devraient-ils pas demander des indemnisations pour toutes les destructions de leur milieu et de leurs ressources qu’ils subissent depuis de décennies. La destruction des littoraux a réduit considérablement la productivité des zones côtières (poldérisation, urbanisation, etc.), les pollutions d’origine terrestres comme les changements climatiques sont en train de détruire les planctons de qualité au bénéfice des planctons toxiques qui prolifèrent, etc. Des centaines d’emplois ont disparu du fait de ces pollutions et destructions de milieux et cela va s’accélérer comme on le voit en Méditerranée avec le problème des sardines. Sans parler des pertes d’accès aux zones de pêche…
Comme le disent les pêcheurs islandais :
« Quand la terre gouverne, la mer rétrécit » [4]
Alain le Sann