Le sommet de la honte De Rome 1984 à Brest 2022 : Les pêcheurs artisans entre marginalisation et résistance.

, par  LE SANN Alain

Ce texte reprend pour l’essentiel l’intervention du 5 février à Brest

dans le cadre du séminaire « Les soulèvements de la mer ». Intervention suivie de celle de Catherine Le Gall sur « L’imposture océanique ».
On peut les écouter sur https://archive.org/details/4-economie-bleue-et-privatisation-de-locean
De 1984 à Rome, à Brest 2022, il y a une constante : l’exclusion des pêcheurs des grandes orientations et décisions qui engagent leur avenir. À Brest, aucun représentant de pêcheur n’est invité à s’exprimer, seule Margaret Nakato, présidente du WFF intervient, mais en sa qualité de femme responsable d’une organisation de femmes sur le lac Victoria. Mais il y a toujours eu des réactions à cette exclusion, de la part des pêcheurs artisans, au Nord comme au Sud. Face au mouvement de privatisation des océans, les pêcheurs artisans et leurs alliés ont opposé le combat pour la reconnaissance de leurs droits et de leurs responsabilités.

1- Suite à la Convention sur le droit de la mer, 1982

A- En 1984 à Rome, la conférence de la FAO pour élaborer une politique des pêches suite à l’adoption de la Convention sur le droit de la mer, donne la priorité à la pêche industrielle. Aucun représentant de pêcheurs n’est présent ou invité parmi les 2000 personnes présentes durant 15 jours.

B- Depuis 1978, les pêcheurs indiens avec le National Fishworkers’ Forum mènent un combat contre l’industrialisation de leur pêche avec l’introduction du chalut pour pêcher les crevettes. Ces chalutiers interviennent en zone côtière, détruisant les resources et engins des pêcheurs traditionnels sur leurs radeaux (kattumaram). Il y a des dizaines de morts et des centaines de bateaux brûlés. A l’initiative de jeunes militants engagés auprès des pêcheurs d’Inde du Sud et scandalisés par l’exclusion des pêcheurs de la FAO, une contre-conférence internationale met en avant la pêche artisanale (Small scale fisheries) comme voie d’avenir. De là nait l’International Collective in Support of Fishworkers (ICSF-CIAPA) qui se donne pour objectif la promotion et la défense de cette pêche et des droits des pêcheurs, hommes et femmes. (concept neutre de fishworkers qui associe l’ensemble des travailleurs de la filière). L’organisation catholique Apostolat de la mer, dirigée par le prêtre bigouden François Le Gall a donné son appui aux jeunes militants indiens, chrétiens pour la plupart comme les pêcheurs du Kerala.

ICSF regroupe une vingtaine de militants à 80 % issus de pays du Sud et se définit comme une ONG d’appui pour favoriser l’émergence d’organisations de pêcheurs artisans au niveau national et international.

2- Le débat sur la pêche s’internationalise

A- Montée en puissance des organisations internationales, des fondations et ONGE.
En 1992, la conférence de Rio, Sommet de la Terre, se tient dans un contexte de crise grave des pêches en Europe et au Canada (effondrement de la morue). Le sommet débouche sur l’adoption de la Convention sur la Diversité Biologique qui va jouer un rôle majeur dans l’avenir de la pêche et des pêcheurs.
Dans le même temps on assiste à la montée en puissance des ONGE soutenues par des Fondations anglo-saxonnes : PEW, TNC, CI, EDF, WWF etc. Elles ne cachent pas leurs ambitions ni leurs méthodes fondées sur des démarches entrepreneuriales : « Pour des sommes considérables, il est possible de modeler l’opinion publique, de mobiliser les électeurs, de faire des recherches sur les problèmes et de faire pression sur les fonctionnaires, le tout dans un arrangement symphonique. [1] ». On en mesure les effets aujourd’hui.
Ces ONGE obtiennent rapidement une victoire significative aux Nations Unies, l’interdiction des filets maillants dérivants, considérée comme une absurdité par les organisations de pêcheurs. Son impact a été dévastateur en France en particulier. Cf l’île d’Yeu et la pêche au thon.
En 1995, une autre organisation internationale est créée, l’OMC. Elle prétend jouer un rôle important sur la pêche comme sur l’agriculture mais elle suscite de fortes réactions.

B – Emergence des organisations de pêcheurs artisans sur la scène internationale avec le soutien de quelques organisations internationales.

En 1989, l’OIT adopte la Convention sur les droits des peuples autochtones (les pêcheurs s’associeront parfois à eux pour se faire entendre lors des réunions de la Convention sur la Diversité Biologique).
En 1994, la FAO change partiellement d’orientation, reconnaît l’importance de la pêche artisanale et soutient leurs organisations, notamment leur participation à l’élaboration du texte sur les stocks chevauchants en 1995 et le Code de Conduite pour la pêche responsable. Ces rencontres favorisent l’émergence des forums de pêcheurs artisans qui se réunissent à New- Delhi en 1997 puis à Loctudy en 2000. Le Collectif Pêche & Développement et le Comité local des pêches du Guilvinec sont les coorganisateurs de cette première Assemblée Générale. Une scission intervient avec la création de deux Forum : WFF et WFFP, tous deux reconnus par la FAO [2] .

3- Droits humains contre politiques de marché.

A- Depuis 2000, élaboration d’outils juridiques pour la protection des droits humains des pêcheurs
En 2006, ICSF demande à la FAO de préparer un document pour protéger les droits humains des pêcheurs. A partir de 2008, la FAO, ICSF, les Forums entament l’élaboration des Directives volontaires pour la pêche artisanale fondées sur la reconnaissance des droits humains. Ces Directives sont adoptées par la FAO en 2014, elle les promeut depuis.
Un autre texte est débattu à l’OIT, la Convention 188 sur le travail dans la pêche, élaborée en 2007, il est entré en vigueur en 2017. ICSF participe aux débats sur cette Convention pour attirer l’attention sur les droits sociaux des femmes et des pêcheurs dans les secteurs informels.

B- Les « Politiques fondées sur les marchés »
Mais parallèlement la FAO soutient aussi la mise en œuvre de « Markets based Policies » avec le Partenariat Mondial pour les Océans, en lien avec les Fondations libérales, les multinationales, banques d’affaires et ONGE libérales. On assiste au développement de la privatisation des droits de pêche (Quotas Individuels Transférables), à la création d’AMP-réserves, avec la Convention sur la biodiversité qui s’impose face aux Directives sans contenu juridique puissant. Le tourisme est promu comme alternative à la pêche.
Les ONGE poussent également à la relance du processus à l’OMC contre les subventions à la pêche et les pêches illégales. Processus dont sont exclues les organisations de pêcheurs.

4– Colonialisme bleu contre Démocratie

A- Les grandes conférences de « parties prenantes, » où les ONGE, les fondations, les multinationales, les banques d’affaires mènent la danse, se multiplient, sans participation des représentants de pêcheurs ou à la marge, (conférence annuelle Our Ocean) en vue de la mise en exploitation de la frontière maritime dans le cadre de l’économie bleue. Sous couvert de représenter la « société civile », ces ONGE libérales favorisent le colonialisme bleu et la privatisation des océans comme l’analysent deux juristes, Nathalie Ros et André Standing. Pour Natahalie Ros :« Se proclamant représentatives de la société civile et de l’opinion publique qu’elles manipulent en réalité d’autant plus aisément via les nouveaux moyens de communication, il n’est pas neutre que la plupart de ces ONG environnementales plaident quasi exclusivement en faveur d’une conception de l’AMP no take interdisant toutes activités de pêche mais pas forcément les autres usages industriels de la mer. De par leur philosophie conservationniste, leur mode de financement, comme du fait de leur gouvernance corporatisée qui n’est pas représentative mais cooptative, ces ONG sont le fer de lance du colonialisme bleu. Au-delà de leur implication dans la création des AMP, elles sont en effet les acteurs d’une véritable gouvernance environnementale privée des océans, en tant que gestionnaire direct ou indirect des AMP. Le colonialisme bleu n’est pas un colonialisme d’Etat ; c’est un écocolonialisme : le conservationnisme au service du tourisme et de l’accès aux ressources minérales [3] ». Tandis qu’André Standing dénonce les liens étroits entre les milieux de la finance et les organisations de conservation : « La nouvelle génération des chefs de file de la conservation provient des milieux de la finance et du conseil, où les idéaux de la démocratie et de la délibération sont contre-intuitifs. Leur univers est caractérisé par la vitesse et le désir de triompher, et ses valeurs sont la dissimulation, la ruse et la compétition [4] »

B- Sur le terrain, avec leurs organisations et l’appui de quelques ONG, les pêcheurs artisans développent des initiatives autonomes pour faire face aux crises et gérer leurs ressources. Ils créent des Aires Marines protégées sous leur contrôle. En Bretagne, les pêcheurs artisans peuvent s’appuyer sur leurs expériences pour proposer la mise en place de Parlements de la mer démocratiques en élargissant le modèle du Parc Naturel Marin d’Iroise, créé avec le soutien des pêcheurs : contre-modèle issu de la base en rupture avec la gouvernance promue par les grandes fondations et les multinationales pour prendre le contrôle des océans [5]. Cette gouvernance impose des décisions unilatérales impératives à base de textes généraux, d’interdictions, de % de réserves, sans considération de la diversité des situations, des réalités humaines, des évolutions et changements du milieu marin, et en opposition au droit démocratiquement élaboré en concertation avec les pêcheurs.

On peut noter que l’OMC, en ce moment, s’efforce d’obtenir la suppression des subventions suite à un lobbying puissant des ONGE et Fondations anglo-saxonnes (PEW notamment). La principale résistance vient de l’Inde, où les paysans viennent de remporter une grande victoire contre la libéralisation de la politique agricole. Le gouvernement semble conscient que la suppression des subventions et la perte d’autonomie du pays dans la définition de sa politique des pêches peut mener à une puissante résistance des pêcheurs.

De 1984 à 2022, on retrouve les pêcheurs indiens au cœur des mobilisations pour la défense de leurs droits.

Alain Le Sann

[1Tom Wathen, cité in Mark Dowie, American Foundations, 1993

[2Alain Le Sann. De Rome à Loctudy : la naissance difficile d’un mouvement international de pêcheurs artisans, Cahiers Nantais, 2001, n° 55-56

[4André STANDING. Comprendre l’industrie du financement de la conservation, CFFA-CAPE, 14 décembre 2021

[5Nathalie ROS. L’aire marine gérée de Polynésie française : une alternative à la privatisation des mers et des océans, Neptunus,e.revue, Vol. 28, 2022/1. https://cdmo.univ-nantes.fr/fr/accueil/mise-en-ligne-de-neptunus-e-revue-volume-27-2021-4 . Nathalie Ros montre la résistance des Etats insulaires du Pacifique face au lobbying des ONGE comme PEW ou C.I en faveur des grandes AMP sans pêche, sous leur contrôle. Une dénonciation percutante et argumentée du colonialisme bleu et de la privatisation des mers.

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