L’exclusion des pêcheurs des lieux de décision sur l’avenir des océans préfigure-t-elle la fin de la pêche ?

, par  LE SANN Alain

Au sommet de Brest, où s’exprimaient des centaines de personnes pour débattre de l’avenir des océans, aucun représentant de pêcheur n’a été invité, même en tant qu’auditeur ; il a fallu une demande de dernière minute pour qu’un représentant soit autorisé à être présent. Il en est ainsi depuis 40 ans dans la plupart des forums internationaux (à l’exception de la FAO) où s’élaborent les décisions sur l’avenir des pêches et des océans. De fait, les pêcheurs sont exclus de l’économie bleue présentée comme la condition de la durabilité de notre avenir à tous.

Les pêcheurs sont confrontés à de terribles défis, la transition énergétique et la décarbonation, le renouvellement des générations ; ils doivent s’adapter, mais comment le faire quand ils ont le sentiment qu’on ne veut plus d’eux, que la pêche est une menace pour la durabilité ? Ils peuvent pourtant en être les meilleurs garants si on se réfère à une vision démocratique et politique de la durabilité.

La pêche durable est fondée sur la démocratie

Anil Agarwal [1], fondateur du Centre pour la Science et l’Environnement (CSE), formé auprès des femmes du mouvement Chipko pour la défense des forêts définissait ainsi la durabilité en juin 1992, à l’occasion du sommet de Rio :
La durabilité ne peut jamais être absolue. Une société qui tire rapidement la leçon de ses erreurs et qui change de comportement sera sûrement plus durable qu’une autre société qui mettra plus de temps à le faire. Le fait de tirer la leçon de ses erreurs est crucial dans le processus de développement durable, car aucune société ne peut se targuer d’être si au fait qu’elle saura toujours gérer et utiliser ses ressources d’une manière parfaitement saine et écologique... Le développement durable est l’aboutissement d’un ordre politique dans lequel une société est structurée de telle sorte qu’elle tire la leçon de ses erreurs sur la façon dont elle utilise ses ressources naturelles et rectifie rapidement ses rapports hommes-nature en accord avec la connaissance qu’elle a acquise... Il est évident qu’une telle société sera celle où la prise de décision sera d’abord la prérogative de ceux qui seront directement touchés par les conséquences de ces décisions. Si les décisions sont prises par une bureaucratie nationale éloignée ou par une société multinationale d’utiliser une ressource donnée et qu’une communauté locale vivant près de cette ressource souffre de ce processus, il y a peu de chances que les décideurs reviennent rapidement sur leurs décisions. Mais si la ressource est surexploitée ou mal exploitée par une communauté locale qui en dépend pour sa survie et ne peut facilement se déplacer dans un autre environnement, le déclin de productivité de la ressource obligerait la communauté à modifier ses pratiques.
La durabilité ne dépend donc pas de concepts fumeux comme l’avenir des générations futures, mais plutôt de choix politiques de fond comme d’abord les modèles de contrôle des ressources et ensuite les niveaux de démocratie au sein des instances de décision. La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel, premièrement, le contrôle des ressources naturelles dépend, dans toute la mesure du possible, des communautés qui en dépendent et, deuxièmement, la prise de décision au sein de la communauté est aussi participative, ouverte et démocratique que possible.

Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, a validé cette vision d’une gestion durable et démocratique des ressources vivantes et communes des océans en reconnaissant les capacités et la responsabilité des communautés et sociétés de pêcheurs. [2]

Mais les décisions autoritaires et les politiques de marché sont dominantes

Pourtant à l’opposé, depuis 30 ans, des forces très puissantes, extérieures au monde des pêcheurs, remettent en cause ces processus démocratiques de contrôle et de gestion des ressources et mettent en œuvre « les politiques de marché » : des multinationales, des banques, des sociétés d’assurances, associées à des fondations et ONGE libérales, elles-mêmes soutenues par des scientifiques bien en cour et largement financés. Tom Wathen, de la fondation Pew, écrivait en 1993 : « Pour des sommes considérables, il est possible de modeler l’opinion publique, de mobiliser les électeurs, de faire des recherches sur les problèmes et de faire pression sur les fonctionnaires, le tout dans un arrangement symphonique ».

Ainsi s’explique le déferlement de décisions autoritaires depuis l’interdiction des filets maillants dérivants, l’interdiction de la chasse aux phoques, jusqu’aux menaces actuelles et futures d’interdiction de pêcher sur 30 % puis 50 % des océans, les demandes d’interdiction généralisée des engins traînants (chaluts et dragues), d’interdictions saisonnières, de suppressions des subventions à la pêche, dont la détaxe carburant. Des scientifiques très influents comme Callum Roberts demandent l’interdiction des filets, des palangres parce que non sélectifs.

Mais les mêmes sont silencieux lorsqu’il faut remettre en cause les pollutions d’origine terrestre, responsables de dégradation de la base de la vie marine, le plancton. Mieux même, Callum Roberts préfère aux pêcheurs les industriels de la chimie qui le financent. Une belle illustration du Colonialisme bleu.

Au mieux sont tolérés, dans les zones autorisées, les bateaux de moins de 12 m sans arts traînants, tout autre bateau étant considéré comme un industriel honni. (définition européenne de la pêche artisanale). On peut défendre la petite pêche et un partage plus équitable des ressources sans être dans cette vision angélique et restrictive qui remet en cause certaines des plus belles réussites de gestion.
Comment dans ces conditions présenter à la jeunesse la pêche comme une voie d’avenir ?

Reconnaître et respecter les droits et responsabilités des pêcheurs

Il faut pour cela montrer que les pêcheurs ont prouvé de réelles capacités à prendre collectivement leurs responsabilités de gestion et de protection des ressources et de l’environnement, lorsqu’ils en ont la possibilité, confirmant en cela les analyses d’Elinor Ostrom.
En 1972, les pêcheurs de Houat proposaient la mise en place d’une ceinture bleue [3], créant une écloserie, sous les sarcasmes de scientifiques bien pensants. Depuis, les écloseries de coquilles St Jacques ont prouvé leur efficacité ainsi que la gestion des gisements de coquilles, d’algues, de coquillages pour la pêche à pied. Ce sont aussi les pêcheurs de langoustines qui ont progressé dans la gestion de la grande vasière. Quand les scientifiques et les pêcheurs travaillent en concertation sur des bases de confiance, ils peuvent prendre des décisions de gestion réellement concertées. Les décisions autoritaires sont rejetées car mal comprises. Les pêcheurs savent que les ressources varient et sont parfois menacées et ils savent s’adapter en orientant leur pêche vers des espèces plus abondantes (lorsque les quotas ne les en empêchent pas). Il faut reconnaître leur expertise et leurs savoirs à confronter avec ceux des scientifiques, sans doute trop centrés sur la gestion par espèce plus que par flottille. Les ONG associatives peuvent jouer un rôle d’aiguillon mais sans chercher à prendre le pouvoir. Si les droits et les responsabilités des pêcheurs sont respectés, une gestion démocratique de l’espace marin est possible comme le montre l’exemple du Parc National Marin d’Iroise, géré par un Parlement de la mer, voulu et soutenu par les pêcheurs après de longs débats. Malheureusement cela ne plait pas à tout le monde car la pêche n’est pas remise en cause.

S’appuyer sur la puissance des pêcheurs du Sud

Face aux thuriféraires de l’économie bleue et aux exigences de la transition énergétique, les pêcheurs sont bien faibles et souvent divisés pour défendre leur avenir. Que pèsent aujourd’hui 15 000 pêcheurs accusés de massacrer les dauphins, de faire souffrir les poissons, face à une opinion publique et des décideurs dont l’imaginaire est façonné par de la propagande payée des millions de dollars et soutenue par des figures d’Hollywood comme Leonardo di Caprio ? Pour ces gens-là l’avenir c’est le poisson artificiel, élevé in vitro.

En fait, la défense des pêcheurs au Nord doit se construire en alliance avec les pêcheurs du Sud. Eux sont des dizaines de millions et ils jouent un rôle majeur dans l’emploi et l’alimentation de base de milliards de personnes [4]. Ils peuvent aussi participer au renouvellement de nos équipages. On constate d’ailleurs que la remise en cause des grandes AMP promues par les lobbies environnementalistes vient des pêcheurs des îles du Pacifique qui s’opposent au colonialisme bleu et veulent promouvoir des AMG (Aires marines gérées). L’objectif 30 x 30 de l’UICN et de la Convention sur la Biodiversité (CBD) est contesté par une association de défense des peuples autochtones (Survival). La résistance aux propositions de l’OMC vient de l’Inde où les millions de pêcheurs peuvent faire vaciller les pouvoirs comme l’ont fait récemment les paysans.

Tout n’est pas perdu, mais le plus difficile est de combattre une vision idéalisée de la nature imposée par des gens qui en sont totalement coupés mais rêvent souvent d’en faire un nouvel eldorado.
Merci Au Chasse-Marée qui travaille depuis 40 ans à mettre en valeur l’intelligence, les savoirs et la culture des marins. On a besoin plus que jamais de médias comme celui-là.

Alain le Sann, Le Croisic, 10 mars 2022

Intervention lors des rencontres pour les 40 ans du Chasse-Marée.

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