Suite à l’article de René Pierre Chever

Géographe, spécialiste des questions maritimes et littorales, Jean Chaussade rebondit sur l’article de René-Pierre Chever du 17 mars 2022
https://peche-dev.org/spip.php?article407

Ce qu’il a d’intéressant dans l’article de René-Pierre Chever (que je salue chaleureusement au passage), c’est qu’il nous pousse dans nos retranchements. En stimulant notre réflexion, il nous pousse à prendre de la hauteur et à voir les choses autrement. Rien que pour cela, on doit l’en remercier.

C’est d’autant plus urgent que le monde actuel nous oblige. Bientôt huit milliards d’habitants sur notre Terre et dix à l’horizon 2050. C’est-à-dire demain. Autant de bouches supplémentaires à nourrir, autant d’individus qui aspirent à vivre décemment, c’est-à-dire dignement. Mais qu’est-ce que vivre dignement en 2022 ? Qu’est-ce que ça implique sur les plans économique, social, culturel. Qu’est-ce que ça implique sur le plan environnemental ? Comment vivre dignement tous ensemble et dans une certaine harmonie avec la nature ? Vaste question comme aurait dit le général.

René–Pierre est à la recherche d’un concept globalisant et dynamisant qui fasse le lien entre les multiples et toujours insuffisantes connaissances que nous avons sur le milieu marin, la biodiversité, la gestion des pêches, entre la société telle qu’elle est et les hommes tels qu’ils sont.

Plus précisément, la question que pose René-Pierre, et que nous devons tous nous poser, est la suivante : comment faudrait-il s’y prendre pour que les hommes, tous les hommes (et pas seulement les pêcheurs et ceux du milieu marin), soient en accord avec eux-mêmes et le monde qui les entoure ? Comment devraient-ils agir et se gouverner pour réintroduire de l’humain dans l’ensemble des relations professionnelles, sociales, sociétales, culturelles…

Pour reprendre quelques-unes des idées qui me sont chères, ce que je voudrais réaffirmer ici et que suggère d’ailleurs René Pierre dans son article, c’est que l’espace maritime (et plus généralement le milieu marin) ne forme pas à proprement parler un milieu à part. S’il a sa spécificité (qui pourrait en douter !), les problèmes qui s’y posent ne sont pas fondamentalement différents de ceux qui se posent à terre. Les notions de « respect du droit », de « dignité des hommes », de « responsabilité sociale », de « pollutions telluriques », de « changements climatiques » pourraient tout aussi bien s’appliquer à d’autres secteurs d’activités. La mer, les mers, les océans sont intégrés à notre espace socio-économique, à notre espace de vie. Il existe des interrelations ou mieux des interactions d’ordre physique et climatique mais aussi d’ordre économique, social et humain entre la Terre et la mer. Terre et mer appartiennent au même monde terrestre, au même village planétaire.

Autre idée (et qui résulte de la première), est que la mer, telle qu’elle est utilisée et exploitée par les hommes, est le reflet ou mieux encore le révélateur de ce que nous sommes individuellement et collectivement. J’entends par là qu’elle révèle le génie créateur de l’homme, notre capacité à inventer, à innover, notre capacité à tirer parti d’un milieu, celui du milieu marin qui, par définition, est non maîtrisable par l’homme. Prenez un paquebot de croisière, un porte-conteneurs, une plate-forme off-shore, prenez un simple bateau de pêche, il y a là une concentration extraordinaire de connaissances, de savoir-faire, un déploiement d’imagination et d’intelligence exceptionnel ; c’est l’expression même du génie humain dans toute sa force et sa plénitude. Mais en même temps, la mer est le révélateur de nos faiblesses, de nos insuffisances, de nos limites ; de l’incapacité des hommes à gérer ce milieu d’une manière raisonnable, d’une manière harmonieuse, c’est-à-dire d’une manière telle que tous les hommes puissent en profiter, d’une manière telle que ce milieu ne soit pas souillé, dilapidé et même détruit par des usages inappropriés ou que les ressources vivantes qu’il renferme ne soient pas gaspillées par une exploitation intensive et excessive.

Autrement dit, la mer, telle qu’elle est exploitée et utilisée par les hommes, exprime bien les dysfonctionnements qui agitent notre planète. Et j’en reviens aux questions que se pose René-Pierre. Comment faire pour que la mer soit utilisée à des fins plus nobles, c’est-à-dire à des fins moins destructrices, moins dominatrices ? Comment faire pour que ce monde des affaires, de l’économie et de la finance, se rapproche de valeurs morales universelles, (celles de solidarité et de responsabilité par exemple). Autrement dit, comment réintroduire de la morale dans le système libéral et marchand dans lequel nous baignons ?

De mon point de vue, je crois qu’il faudrait donner un sens plus large, plus profond, plus vrai à la notion de développement. Quand nous parlons de développement, nous nous référons sans en avoir toujours conscience au développement économique. Mais le développement (le développement authentique j’entends), c’est beaucoup plus que cela. Le véritable développement ne se réduit pas à la seule possession de biens matériels ; il englobe et intègre la recherche d’autres valeurs telles que la beauté, l’art, la musique, la recherche de valeurs humaines et spirituelles qui ne sont pas de l’ordre du quantitatif mais du qualitatif. Si le développement n’est qu’économique, il ne peut donner sens à ce que nous faisons. Il aboutit à une société sans repère, sans signification imaginaire, sans utopie. Or l’homme a besoin de repères et d’utopie, il a besoin d’un idéal qui le dépasse, d’un idéal qui le projette en avant. Il a besoin d’inventer, de créer. En un mot, il a besoin de grandeur.

Enfin dernière idée que je voudrais vous soumettre. Réintroduire de la morale dans les rapports marchands, c’est aussi réhabiliter le politique dans le sens plein et noble du terme. Réhabiliter le politique, c’est affirmer par exemple que la force ne doit jamais primer sur le droit (même pour défendre une cause que l’on croit juste au départ) ; c’est refuser la violence étatique, la violence institutionnalisée et reconnue, quelquefois défendue (comme les pavillons de complaisance) ; c’est affirmer que la liberté d’agir ne peut tout justifier (n’y a-t-il pas un dogmatisme de la liberté et du laisser-faire comme il y a un dogmatisme de la sécurité et de la protection !) ; c’est enfin affirmer et lutter pour que l’économie soit au service de l’homme et non le contraire (tout un programme dans le monde d’aujourd’hui !). Comme on le voit, réintroduire de la morale au sein du système socio-économique dans lequel nous vivons, c’est le rôle bien sûr des politiques et de tous ceux qui détiennent une part de pouvoir, si minime soit-elle, au sein de la société (associations, syndicats, églises, etc.), mais c’est aussi l’affaire de tous les citoyens, l’affaire de chacun d’entre nous.

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