« La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel le contrôle des ressources naturelles dépend, dans toute la mesure du possible, des communautés qui en dépendent et la prise de décision au sein de la communauté́ doit être aussi participative, ouverte et démocratique que possible. »
Il y a 30 ans, Anil Agarwal, fondateur du Centre pour la Science et l’Environnement en Inde et l’un des leaders des ONG lors du Sommet de la Terre en juin 1992, posait les fondements d’une vision démocratique de la durabilité. Aujourd’hui, pour ce qui concerne les océans, nous ne cessons de nous en éloigner. On assiste à une appropriation de la politique des océans par des institutions internationales, où les pêcheurs sont absents (OMC, UICN, Convention sur la Biodiversité, etc). Les décisions sont de plus en plus globales et éloignées des réalités complexes et mouvantes de la mer. Elles sont portées par de puissants acteurs, étrangers à la pêche et décidés à la marginaliser. Ainsi l’UICN en définissant la pêche industrielle comme « celle pratiquée par des navires motorisés (> longueur de 12m x largeur de 6m), disposant d’une capacité de >50 kg de prises/voyage ) » tend à exclure toute pêche commerciale des AMP, soit 50 % des eaux côtières bretonnes. C’est la réalité d’un colonialisme bleu qui s’appuie sur une vision de la conservation - forteresse motivée par l’idée erronée que, pour que la conservation soit efficace, il faut une " nature sauvage vierge ", exempte de pêche et d’habitants.
Pour sa part l’OMC, sans négociation avec les premiers concernés, les pêcheurs, au nom de la lutte justifiée contre la surpêche et la pêche illégale, prépare un coup de force pour remettre en cause des subventions, ( détaxe carburant, et même aides sociales diverses ) sans prendre en compte les impacts sociaux et humains, ni la souveraineté alimentaire, en peine crise alimentaire, au nom d’une vision libérale favorable aux pays les plus développés.
En Europe, il y a une déconnexion entre la gestion centralisée et coercitive et les réalités de la gestion de la bande côtière par les pêcheurs. Les décideurs politiques sont plus à l’écoute de lobbies environnementalistes sans aucune base démocratique, au fonctionnement opaque et a-démocratique, que des pêcheurs confrontés à leur travail quotidien dans des conditions difficiles, et méconnus dans leurs capacités de gestion des ressources et de protection de l’environnement. Or, comme le rappelait Elinor Ostrom : « un aspect central de toute politique publique devrait être de faciliter le développement d’institutions tirant parti de ce qu’il y a de meilleur chez les êtres humains » [1]
Les menaces et les contraintes s’accumulent qui brouillent toute perspective d’avenir et découragent, freinent ou bloquent les adaptations possibles et nécessaires. La transition écologique est une nécessité mais sa planification doit se faire dans un cadre démocratique en prenant la mesure des impacts socio-économiques des dispositions proposées. Des mesures radicales proposées par des ONGE ( interdiction des arts traînants, arrêts de pêche au filet pendant 6 mois, etc) tendent à s’imposer sans prise en compte des particularités locales et des impacts socio-économiques, confirmant l’expression d’un pêcheur islandais : « Quand la terre décide, la mer rétrécit ».
Ainsi la voie est libre pour le développement d’une économie bleue qui marginalise et exclut les pêcheurs de la frontière maritime. La planification spatiale marine utilise des outils géo-informatiques de plus en plus sophistiqués et met souvent en priorité les secteurs qui génèrent le plus gros profit, en particulier le pétrole, le gaz, le transport maritime, l’exploitation minière, les champs éoliens.
La gouvernance met en avant le rôle des « parties prenantes » et de la « société civile ». Il s’agit de gérer les océans comme des entreprises. La notion de « partie prenante » s’inscrit dans un système où les détenteurs légitimes de droits sont mis sur un pied d’égalité et en concurrence avec tous les autres types d’acteurs, les ONG libérales, les entreprises. Ce processus remet en cause les principes démocratiques, il s’agit au mieux de faire des consultations, sans reconnaître les droits et responsabilités des pêcheurs. De plus, le cadre géographique est plus de nature administrative que fondé sur la réalité des écosystèmes : ainsi, pourquoi scinder en deux la planification du Golfe de Gascogne ?
Il existe pourtant des expériences soutenues et même promues par les pêcheurs qui ont permis d’expérimenter une gestion démocratique et intégrée de territoires marins. Les ressources de la bande côtière sont déjà largement gérées par les pêcheurs eux-mêmes. Ils participent également à la gestion de territoires comme le Parc National Marin d’Iroise. La gestion du parc respecte les droits et responsabilités des pêcheurs tout en les confrontant au débat avec les scientifiques, associations environnementalistes, élus locaux et administrations. C’est un exemple sur lequel on peut fonder des Parlements de la mer en charge de la gestion de territoires marins en se basant sur l’halio-écologie, recentrant l’approche sur la dimension humaine de la pêche. Pourtant ce modèle est menacé par la pression de conservationnistes qui veulent imposer leur vision et le remettre en cause. Dans le Pacifique, des élus portent aussi l’idée d’Aires Marines Gérées fondées sur la tradition du rahui. Les exemples sont multiples et peuvent servir de base à une mise en place progressive de Parlements de la mer, disposant de réels pouvoirs et aptes à gérer ces réservoirs communs de ressources que sont nos territoires marins. Ils pourraient disposer de financements issus par exemple des redevances des champs éoliens qui permettraient aux pêcheurs de financer leur transition énergétique ; les pêcheurs doivent en être les premiers bénéficiaires alors que la répartition actuelle favorise les communes littorales (50 % des redevances) pourtant faiblement touchées. Les pollutions d’origine terrestres devraient également donner lieu à des compensations financières.
La mer, qui fournit des ressources vitales, est le réceptacle des pollutions terrestres et soumise à une industrialisation accélérée ; elle doit disposer d’institutions démocratiques fortes pour que son avenir soit garanti et obligent les sociétés à fonder leur développement sur le respect de la vie marine et des hommes et femmes qui en vivent.
Collectif Pêche & Développement,
le 8 juin 2022, Journée mondiale des océans.