Les réalités du terrain, face aux injonctions globalisantes : Gérer des territoires marins ou des stocks de poisson ?

, par  LE SANN Alain

A écouter les nomades spécialisés dans les grandes conférences internationales qui se succèdent pour « Sauver les océans », il suffirait d’appliquer leurs injonctions simplificatrices, accompagnées de millions de dollars issus des fondations américaines, pour sauver les océans, les poissons et les pêcheurs. Il suffit selon eux d’interdire les arts traînants, de créer des réserves intégrales et des AMP sur 30 % des océans, d’interdire la pêche dite industrielle, définie suivant leurs critères…

Les promoteurs de ces politiques, scientifiques ou lobbyistes, ont droit à la une des médias, aux millions de $ pour leurs recherches et leurs campagnes de lobbying. Ils construisent ainsi un discours sur la crise des pêches qui convient à leurs projets et à leurs priorités sans tenir compte de la diversité des réalités de terrains : elles peuvent être catastrophiques dans certaines zones, moins problématiques dans d’autres, mais la vision globalisante efface toutes ces nuances. [1]

Les recherches discrètes des scientifiques de terrain.

Discrètement, des géographes, des sociologues, des anthropologues, par leurs enquêtes de terrain, à l’écoute des pêcheurs et des communautés littorales, montrent que ces politiques simplistes, autoritaires, coercitives ont des impacts sociaux et humains souvent négatifs, sans que les problèmes de ressources soient toujours résolus. Ils publient leurs résultats mais leurs publications sont peu diffusées et méconnues des médias, parce que le discours est trop complexe. Ils essaient pourtant de se faire entendre et de vulgariser leurs recherches. C’est ainsi que j’ai pu découvrir, ce que je considère comme l’un des meilleurs livres [2], en français, sur la pêche et les pêcheurs, lors d’une modeste exposition photographique sur les pêcheurs et leurs savoirs, à l’Université de Nanterre. Il rend compte d’un colloque sur la pêche, organisé par de jeunes géographes et anthropologues.
Dans une remarquable introduction, Kévin de la Croix et Veronica Mitroi posent le cadre de leurs recherches sur les relations complexes entre pêcheurs, poissons et milieux aquatiques.

La pêche : diversité et complexité

Ils insistent sur plusieurs aspects. Le premier concerne la grande diversité des systèmes pêche et leur complexité. Pour les comprendre, il faut prendre en compte « les systèmes écologiques, les techniques et engins de pêche, les systèmes culturels, l’organisation des pratiques, les espaces géographiques, les rapports politiques et de pouvoirs, les relations économiques, etc ». En fonction de ces réalités, les solutions aux problèmes ne peuvent pas être les mêmes partout.

Savoirs et pouvoirs

Le second concerne l’importance des mécanismes de pouvoir. Cela commence par « les processus de production des discours légitimés sur l’environnement, concernant son « état de dégradation et sur les mesures à prendre ». Le pouvoir est bien lié à la construction d’un savoir marginalisant les premiers concernés. Selon que l’on accorde la priorité aux problèmes de surpêche ou à la dégradation de l’environnement marin par les apports terrigènes, les solutions ne seront pas les mêmes.
Le résultat de ces approches dominantes légitimées est de centrer les analyses sur la bioéconomie et les estimations de stocks sans prendre en compte la complexité des pêcheries et la réalité des savoirs locaux. Il faudrait au contraire valoriser les démarches de recherche-action dont l’efficacité est démontrée. Cela permet de montrer « la complexité des interactions que les sociétés locales ont établies au cours du temps avec leur milieu ».
La politique et les concepts environnementaux ne sont pas politiquement neutres, mais toujours socialement construits. Ainsi le discours récurrent sur la surpêche, par son simplisme, ne permet pas de comprendre pourquoi les mesures adoptées ne sont pas toujours adaptées, en empêchant par exemple de moderniser les bateaux ou d’orienter l’effort de pêche sur des espèces plus abondantes quand le pêcheur ne dispose pas de quota.

Réguler et concilier des objectifs

La régulation de la pêche doit prendre en compte plusieurs objectifs qu’il n’est pas facile de concilier : la conservation des ressources, la rationalité économique et l’objectif social. La pression sur les pêcheurs est principalement fondée sur des normes restrictives, en vue de préserver les ressources ou de protéger le milieu,

qui peuvent être difficilement applicables, surtout pour des populations très vulnérables. Marie Christine Cormier Salem le montre très bien dans son analyse de la gouvernance des pêches en Afrique de l’Ouest. Des mesures justifiées du point de vue des ressources ont des impacts humains négatifs et parfois catastrophiques. Cependant, comme le montre Emilie Mariat-Roy, les communautés peuvent avoir des capacités de résistance, de résilience et d’innovation qui leur permettent de contrer avec succès des politiques libérales qui niaient totalement leur existence et leur avenir. Grâce à leur mobilisation, les pêcheurs artisans islandais ont réussi à développer leur activité d’une manière spectaculaire mais aussi la vie de villages condamnés par l’introduction des QIT.
Palangres en Islande (2005) Photo de Yves Lebahy

Gérer des ressources ou des territoires marins ?

La gestion centrée sur les ressources peut avoir des effets positifs, bien sûr, mais généralement, les effets pervers pour les pêcheurs sont importants. Il faut donc, comme le propose la géographe Marie-Christine Cormier Salem, penser en termes de gouvernance de patrimoines et de territoires, bien au-delà des solutions simplistes et clés en main à reproduire partout. « Les problèmes de la pêche viennent moins des poissons que des pêcheurs, moins de la ressource naturelle renouvelable que des acteurs et relèvent moins des sciences biologiques que des sciences sociales ». Le problème vient donc des outils de régulation inadaptés du fait « du vide institutionnel ou au contraire de la multiplication des institutions et instances de juridiction...mettant sur le devant de la scène de nouveaux acteurs et groupes d’intérêt, tels les ONG vertes… »
La géographe conclut ; « Face aux démarches positivistes et normatives, déconnectées du terrain, il s’agit de revenir à des approches empiriques, inductives, intégrées, diachroniques et projectives et aux échelles spatiales adéquates (locale et régionale ou transnationales) fondées sur le pluralisme méthodologique... ». Tout un programme autrement plus compliqué à mettre en œuvre que l’approche de la conservation forteresse avec ses pourcentages à respecter. Pour cela, nous avons fait des propositions pour des Parlements de la mer [3], respectueux des droits et des responsabilités des pêcheurs. Pour l’instant les grandes conférences internationales sont loin de promouvoir ce modèle qui remettrait en cause la logique de colonisation des mers.

Alain le Sann, Juillet 2022

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