Fonder la gestion des pêches sur la science, oui, mais laquelle ?
Aujourd’hui, les décisions de gestion sont fondées sur des approches bio-économiques, nécessaires ; mais elles ont leurs limites liées à la nature du milieu et à la limitation des moyens alloués à ces recherches.
La reconnaissance de l’expertise et des savoirs des pêcheurs, présents au quotidien dans un milieu de plus en plus mouvant et incertain, permet d’enrichir les connaissances scientifiques et d’améliorer les pratiques de gestion. Les pêcheurs sont dans une adaptation permanente face aux évolutions de plus en plus chaotiques du milieu et de ses ressources. Par exemple, il y a des années qu’ils ont perçu le retour des poulpes dans le Golfe de Gascogne avant même l’explosion de leur nombre. C’est pour cette raison que le Collectif Pêche & Développement a entrepris un travail d’enquête auprès de pêcheurs et ostréiculteurs actifs ou retraités pour recueillir ces savoirs et les valoriser, avec la participation d’étudiants et d’universitaires. Cela a permis la réalisation de films, la présentation de témoignages à l’Université, la publication d’une partie des enquêtes et tout dernièrement la création d’un prix « Maestro des savoirs vivants », attribué à un pêcheur lanceur d’alerte et particulièrement engagé dans l’approfondissement de ces savoirs et leur valorisation.
Réviser les priorités
Nous venons d’assister à une partie du débat au sein de la Commission Pêche ; il s’agissait d’un débat intéressant sur les mesures à prendre pour restaurer les ressources en Méditerranée, gravement affaiblies par la surpêche. La priorité est à la gestion de la pression de pêche et à la protection du milieu des effets et de l’impact de la pêche. Il est frappant de constater que la réalité de la dégradation du milieu par les apports terrestres ne figure pas parmi les priorités. L’écoute des pêcheurs ne remet pas en cause les risques et les réalités de la surpêche (particulièrement en Méditerranée), mais ils mettent en avant deux autres priorités.
Tout d’abord la dégradation du plancton qui est largement provoquée par les pollutions d’origine terrestre et qui touche les bases mêmes de la vie marine, ce qui est bien plus grave que la surpêche. Si la surpêche est une réalité, tous les stocks dégradés ne sont pas surpêchés. Ceci est particulièrement constaté par les pêcheurs à pied de coquillages et les conchyliculteurs. Des centaines d’emplois de pêcheurs ont disparu depuis des décennies dans l’indifférence. On sait aujourd’hui pourquoi les sardines ont quasiment disparu des eaux du Mor Braz entre Quiberon et l’estuaire de la Loire. La dégradation du stock de soles est liée à un effort de pêche excessif mais elle a également à voir avec la dégradation des nourriceries côtières. Quant à l’effondrement des stocks de tourteaux, elle est liée à une maladie. En Mer du Nord, ils meurent à cause d’une pollution chimique.
Pour nous donc et pour les pêcheurs, la priorité absolue est la protection du plancton, base de la vie marine. Ostréiculteurs et pêcheurs sont des sentinelles de la qualité des eaux.
Qui pêchera demain ?
La seconde priorité qui ressort de nos enquêtes, c’est l’inquiétude des pêcheurs pour l’avenir même de leur métier et de leur activité. L’effondrement du nombre de pêcheurs semble irrémédiable, il est inscrit dans la pyramide des âges. Les classes de jeunes pêcheurs en formation ont du mal à se maintenir. 10 à 12 par promotion au lycée d’Etel. Et sur ce nombre très peu restent dans la pêche, 2 à 3 seulement. Les années qui viennent verront cet effondrement s’aggraver. Il faut donc prendre en compte cette réalité avant de prendre des mesures qui vont aggraver cette tendance, comme par exemple l’interdiction de pêche dans des AMP. Si des mesures semblent justifiées du strict point de vue de la biodiversité, remettre en cause tous les arts traînants qui constituent la base des pêcheries les plus stables et les mieux gérées des côtes de Bretagne (coquilles Saint Jacques et langoustines), c’est programmer leur disparition et la mort de ports et de communautés vivantes. On l’a vu à l’Île d’Yeu après l’interdiction des filets maillants dérivants. Les pratiques et les engins peuvent évoluer avec les pêcheurs mais les interdictions brutales sans préparation d’alternatives sont mortelles.
Il faut donc bien mesurer les impacts humains et même psychologiques des campagnes médiatiques mettant en cause les pêcheurs, sans pour autant nier l’existence de problèmes qui doivent être abordés avec prudence et humanité. Pour cela, il est urgent de reconnaître l’importance des sciences sociales, géographie, sociologie, anthropologie, dans la gestion des systèmes halieutiques.
La seconde priorité est donc de maintenir et attirer des hommes et des femmes dans la pêche, en particulier face au déferlement de l’économie bleue qui, souvent, met en cause leur existence même ou les marginalise encore plus.
Renforcer partout la cogestion
La troisième priorité est bien sûr la maîtrise de l’effort de pêche pour préserver les milieux et les ressources. Pour cela, les expériences de cogestion sont nombreuses et montrent leur efficacité, en particulier dans la bande côtière.
Reconnaître les savoirs des pêcheurs, c’est aussi leur reconnaître des pouvoirs pour maîtriser leur activité et leur avenir.
C’est pour cette raison que nous avons décidé de promouvoir la mise en place de Parlements de la Mer. Ce serait la traduction concrète d’une idée défendue à RIO en 1992, par un grand scientifique, écologiste et fondateur d’une ONG indienne, Anil Agarwal :
« La durabilité exige la création d’un ordre politique dans lequel le contrôle des ressources naturelles dépend, dans toute la mesure du possible des communautés qui en dépendent et la prise de décision au sein de la communauté doit être aussi participative, ouverte et démocratique que possible »
Alain Le Sann
Emmanuelle Bertin
Bruxelles
11 juillet 2022